Journal d’un cinéphile névrosé parti peut-être pour la dernière fois au festival de Cannes du 18 au 25 Mai 2019
Mardi 14. The Dead Don’t Die (Jim Jarmusch)
Soir de l’avant-première du dernier Jarmusch The Dead Don’t Die. Arrivé 30 minutes en avance, je reste stupéfait face à la queue s’étendant jusqu’au trottoir dans le plus petit UGC de Lyon. Je me retrouve collé tout en sueur contre une vitre, repoussé par deux vieilles bourgeoises inattentives du 6ème arrondissement. Je suis attentif à leur discussion sur les trottinettes électriques, suite à un commentaire Facebook sur le partage d’un article du Monde. Je suis déjà abattu par leurs voix criardes, leurs coups de sacs, leurs expressions médisantes. Le cauchemar cannois commence déjà. Soudainement, la foule entre dans la salle en se bousculant telle des zombies assoiffés de sang. Aucun contrôle des billets n’est possible. Les pots de pop-corn s’entrechoquent, les chaises grincent. Avec difficulté je trouve ma place à côté d’un couple de mon âge espérant voir Bienvenue à Zombieland 2. L’enthousiasme initial d’une salle excitée s’estompe rapidement. A peine le film démarre, une pression pèse telle une nuée donnant la nausée à tous ceux dégoûtés d’avoir claqué 12,50 euros pour cette daube. Où sont les zombies merde ?! Se disent mes compagnons de route des 2 prochaines heures. Les chuchotements augmentent, les portables clignotent, puis les gens sortent éreintés comme après une sieste du dimanche sous une canicule accablante. « J’aimais bien Bill Murray jusqu’à présent, mais alors là ?! ». Moi conquis, je rentre à pied histoire de m’aérer. Je n’arrive à Cannes que samedi matin pour les 8 derniers jours du festival. Qu’est-ce que le sort me réserve encore ?
Vendredi 17. Douleur et gloire (Pedro Almodóvar)
Actuellement dans un cycle Almodóvar, et emporté par son dernier film Julieta, je ne trouve rien de mieux pour fêter mon départ que d’aller voir Douleur et gloire présenté en compétition officielle. Encore enivré par le film, je rentre paisiblement chez moi. Je suis dans mon lit à 22h, pour me lever à 5h50. J’ai hâte. Le festival est si prometteur, il faut être en forme.
Samedi 18. Bull (Annie Silverstein), Atlantique (Mati Diop), Oleg (Juris Kursietis)
Le stress m’envahissant, je tournoie dans mon lit, et enfin je trouve le sommeil. 4h plus tard, dans le TGV, je fais mon programme de la semaine. Mes yeux tombent déjà de fatigue, le marathon se fait sur un mauvais départ. Jamais encore je n’ai dormi pendant ce festival, cette année ne fera pas exception ! Arrivé à Cannes, je monte pic-niquer avec mes deux compères en haut de la colline. Affamé, je sors mon énorme sandwich que j’avais soigneusement préparé la veille. Mais du ciel détale une furieuse mouette, piquant net sur mon précieux met. Adieu tomates et courgettes si finement coupées ! Sans me laisser de repos, l’enragée revient à l’attaque, et se pose avec malice à côté de notre paquet de Chocos encore plein. Dans un envol moqueur elle emporte nos douceurs chocolatées qui auraient réconforté nos lourdes journées cinéphagiques. Maudite sois-tu Mouette, fuyant telle Dédale du labyrinthe cannois, dans lequel je vais errer somnambuliquement de salles en salles, la fatigue pesante et le ventre creux !
A contrario du repas peu glorieux, les films pourront peut-être me rassasier. Mais première journée, première déception. J’attaque avec le rodéo Bull, film consensuel à la narration épuisée. Ses images de bœufs rapidement oubliées laissent place aux zombies vengeurs du film franco-sénégalais Atlantique. Les mouettes sénégalaises se font déjà l’écho des braillements des vieilles cannoises entassées dans les queues interminables des préséances. Et les morts-vivants se démultipliant de films en films sont le présage de mon état final du festival : moi au cerveau défectueux, m’alourdissant dans le sable tel un vieux mat pourri rongé par le vent salé. Seulement second film sur les 28 veillées au programme, et déjà je m’interroge sur la valeur prophétique de cette mouette noblement éclipsée dans les aires inatteignables, mon tendre sandwich en son bec. Ce festival ne s’apparente pas au marathon auquel je m’attendais, mais bien davantage à la longue traversée mortifère du Punishment Park de Watkins. Ce parcours tortueux se retrouve dans le dernier film de la journée, l’angoissant Oleg. Pauvre inconnu issu du cône lumineux, je compatis tellement à ton sort de victime des temps modernes !
Nous rentrons tard sans avoir mangé, comme tous les soirs qui vont suivre. Demain nous nous lèverons tôt, comme tous les matins suivants. Nos temps libres consistent à la préparation de nos salades de riz, principal repas de la semaine, et à l’écriture de nos critiques, faisant office de sieste. Les seuls autres temps morts consistent à l’épuisante attente dans les queues du festival, sous le ciel pluvieux inhospitalier de Cannes. C’est la première nuit dans notre appartement conçu pour 6 personnes, où nous logeons à 7. Si dans les lits on peut se serrer, il n’en est pas de même pour les toilettes ni la douche…
Dimanche 19. Les Hirondelles de Kaboul (Zabou Breitman et Eléa Gobbé-Mévellec), Hatsukoi (Takashi Miike), Alice et le maire (Nicolas Pariser), The Orphanage (Shahrbanoo Sadat)
Journée Quinzaine des réalisateurs ! Comme chaque année, il s’agit de la sélection la plus satisfaisante. Après un film d’animation non sans intérêt mais imparfait, je suis enfin conquis par des films dans ce festival. D’abord le Miike vient animer mes pulsions scopiques. Enfin je décolle ! Je quitte Cannes pour le Cinéma. La comédie de Pariser prolonge mon état de béatitude. Dans son film je reconnais Croix-Rousse, Hotel de Ville, le Parc de la Tête d’Or… Mieux, je reconnais l’endroit de mon improbable rencontre avec le grand Fabrice Luchini, venu à nous sur le tournage entre deux prises, pour nous déclamer avec grandiloquence et sublimité « Alors ça va les jeun’s ? On se fait chier là, non ? ».
Après un acceptable dernier film, je rentre chez moi épuisé. Cette nuit, un membre du groupe accueille 2 amis avec qui l’alcool coule tardivement. Nous dormons donc à 9 dans notre appartement pour 6 personnes. Il va falloir se serrer, mais rien de mieux que la belle convivialité pour passer un agréable festival !
Lundi 20. La Cordillère des songes (Patricio Guzman), Perdrix (Erwan Leduc), The Lighthouse (Robert Eggers), Le Lac aux oies sauvages (Diao Yi’nan)
Après m’être battu contre mon insomnie, rythmée par les forts ronflements de notre hôte alcoolisé, j’ai fini par m’endormir sur le sol de la salle de bain. Qu’il est agréable de retrouver les sensations primitives du corps allongé sur le sol froid d’un carrelage humide, en pensant à son confortable matelas, occupé par un sombre dormeur inconnu. Bercé par le flot des chasses-d’eau voisines, je m’endors 3h avant la première séance de la matinée.
Et rien de mieux, lorsque la carence du repos somatique vous assaille, que d’attaquer avec les rêveries d’un cinéaste exilé dans La Cordillère des songes. Mon adrénaline soudaine me surprend devant la comédie Perdrix, dont le comique absurde n’était peut-être que le fruit de mon inconscient délirant. L’onirisme de cette journée se prolonge dans le déclin cauchemardesque du duo Pattinson-Defoe. Comme eux j’entends les mouettes brailler, elles que je rêve d’exploser contre la roche. Comme eux je confonds lentement les heures et les jours, déboussolé par une altération métaphysique. Comme eux je ne rêve que d’une chose, tuer mes voisins ! Ceux-là même dont la présence mitoyenne dans la salle m’étouffe. Vos chuchotements me fatiguent plus que les ronflements de mon hôte ! Vos portables sont plus aveuglants que le soleil cognant à la sortie d’un film ! Votre présence est aussi plombante que les deux vieilles réagissant aux commentaires Facebook d’un article du Monde.
Ma migraine s’accroît à mesure de l’intensification de ma rage. Seul un doliprane et un déferlement de violence seront salvateurs. Et c’est un grand merci que j’envoie à Diao Yi’nan, maestro dont la mise en scène m’aura couché par tant de beauté. Ce soir je vais dormir comme un bébé rassasié par sa compote de pomme préférée.
Mardi 21. To live to sing (Johnny Ma), Les Siffleurs (Corneliu Prumboiu), Vivarium (Lorcan Finnegan), Portrait de la jeune fille en feu (Céline Sciamma), Liberté (Albert Serra)
Aujourd’hui est la quintessence de mon ennui, le paroxysme de ma fatigue, l’ultime coup de marteau m’enfonçant dans la dureté d’un festival hostile. 5 films d’affilés, quelle course insensée ! Si la qualité ne répondait pas à la hauteur de mon courage, mes périples hystériques seraient confrontés à leur propre vanité. Que serais-je sans toi, Ô cinéma salvateur ?! Grâce à toi je ne suis peut-être pas si fou.
Comment tirer du plaisir absorbé par l’engrenage de ces courses successives, sprints éreintants de chaque fin de séance ? Sans relâche il faut de nouveau se battre avec les vieilles mouettes acariâtres n’attendant jamais le générique de fin pour geindre, et déjà se positionner dans la file d’attente du prochain film. Maudites mouettes, maudites mouettes… Côté film, Johnny Ma m’a touché par sa mélancolie et ses maladresses. Les Siffleurs auraient pu faire un bon prix du scénario. Durant Vivarium, film avec Jesse Eisenberg, je me demandais pourquoi Mark Zuckerberg creusait indéfiniment un trou dans cette dystopie. Le film de Sciamma est un magnifique tableau romantique, dont la sensualité frémissante aura rapidement eu en écho l’improbable Liberté. Si le synopsis du film de Serra laisse entendre un film érotique de 2h20, on est confronté avec dégoût à une longue scène de partouze entre nobles révolutionnaires à la molle érection, alternant entre contemplation de la douleur et transformation en objet de tortures sadiques. Un à un les spectateurs se levaient de la salle déjà à moitié-vide. A contrario de mon initiale répulsion est progressivement née une profonde fascination. Dois-je remettre en question mon jugement moral ? A la sortie de la séance, il ne restait qu’une poignée d’autres pervers cinécrophiles comme moi, repoussant chaque jour les frontières de nos capacités sensitives.
Mercredi 22. Jeanne (Bruno Dumont), Frankie (Ira Sachs), Por el Dinero (Alejo Moguillansky et Luciana Acuna), Red 11 (Robert Rodriguez)
Ce milieu de festival est un éveil mystique : l’apparition divine du chanteur Christophe, dont je viens d’écouter le dernier album Christophe etc, rythmant le procès de la jeune Jeanne dépossédée. A 21 ans je n’ai pas honte de l’avouer, Christophe je chéris ta voix angélique autant que les apôtres vénèrent le corps exalté du Christ souffrant. Ma passion pour ta musique égale l’ennui des spectateurs devant le film de Dumont, seul réalisateur à m’avoir insufflé une énergie divine de bon matin.
Après cette apparition exaltée, mes yeux rougeâtres me brûlent. Mes 5h de sommeil furent insuffisantes pour rétablir ma déflagration veineuse. Aveuglé par la lumière du jour, et assourdi par les voix stridentes des vieilles biques, je commence à douter de ma capacité à finir le festival vivant. Je vois Frankie dans de mauvaises conditions : trop sur le côté de l’écran, énervé par des bavardages incessants, et par la levée soudaine de la moitié de la salle sur les 5 dernières minutes du film. Seul l’ultime plan pouvaient m’émouvoir, mais les traversées d’ombres boitillantes gênent incessamment mon regard.
Dans mon état je suis incapable de suivre une narration. Mon cerveau en break-down, je subis une succession d’images dénuées de sens devant Por el Dinero. Je vois des danses brésiliennes, de la pellicule grésillante, d’hâtives traversées saccadées… Mon cerveau est délavé, il est temps de voir le Robert Rodriguez. Mon expérience geek me soulage. Des images se répercutent pendant 1h15 : Danny Trejo en Machete immortel, George Clooney en tueur de vampires sanguinaire, Shark Boy et Lava Girl sur des vagues mouvementées… peut-être pas ce dernier finalement… Repus, je m’écroule sur le coin d’un lit double partagé à trois.
Jeudi 23. Halte (Lav Diaz), Sick Sick Sick (Alice Furtado)
Réveillé par un tortueux torticolis, puis refoulé du dernier Christophe Honoré, je cours vers la plage ensoleillé. Enfin le ciel s’est découvert ! La mer m’appelle, alors sans réfléchir je plonge en elle mon corps fébrile modestement vêtu d’un caleçon trop serré. Je me ressource dans cette eau pure, comme regorgé dans le placenta, réminiscence d’une existence déchue où seul le sommeil et la faim rythmaient mes journées. Alors que je suis égaré dans mes frivoles pensées, une décharge me bouscule. Merde, que mon pied me fait mal !
C’est ainsi que je me dirige en boitillant vers le terrifiant film de Lav Diaz, 8 piques d’oursin dans le pied, la peau rongée par le sel, la fatigue accablante. Est-ce humain de vivre ce film de 4h40 sans piquer du nez ? Mais c’est bien sans piquer du nez que je me suis ennuyé, davantage attentif au couple à ma droite, qui alterne entre publication Facebook et bouchée de pop-corn, qu’au film décidément trop vide et trop long pour me fasciner. Déçu de n’avoir vu qu’un film pour 5h dans une salle, j’enchaîne directement avec un film de zombie, encore un, zombie de malheur…
Vendredi 24. Le Daim (Quentin Dupieux), Yves (Benoit Forgeard), Zombie Child (Bertrand Bonello), Le Traitre (Marco Bellocchio)
Réveil le plus matinal du festival pour accourir au film que j’attends le plus : Le Daim. J’admire Quentin Dupieux depuis tant d’années, sa présence au festival me mit dans une impatience joyeusement comblée. Jean Dujardin dans une veste en Daim comme unique moteur narratif : que demande de plus le peuple cannois ? Yves, le triangle amoureux entre un minable rappeur, une chargée de comm’ et un frigo, m’aurait sans doute fait plus rire dans un autre contexte. Mais comment suivre au génie de Maître Oizo ? Puis des zombies, encore des zombies… Mais la mollesse du film de Bonello m’a seulement donné envie de revoir L’emprise des ténèbres, chef d’œuvre de Wes Craven relatant des faits similaires. Je termine la journée avec le vieux Bellocchio. Tel Clint Eastwood, il prouve qu’il ne faut pas anticiper la mise en bière des Papas du cinéma. Rentré à 23h, il est temps de faire la valise. Ce soir nous préparons notre dernière salade de riz dans laquelle pèse tout notre amour. Adieu mouette et Zombie chéris ! Un dernier doliprane, et au lit…
Samedi 25. Bacurau (Juliano Dormelles et Kleber Mendonça Filho), Mektoub My Love : Intermezzo (Abdellatif Kechiche)
Aujourd’hui 2 films, mais pas n’importe lesquels ! Dans les interminables files, les plus longues de la semaine, j’entame le roman Désert de J-M G. Le Clézio. La chaleur étouffante émanant du sable saharien intensifie la douleur de mes attentes. Mais enfin je rentre dans les salles, pour les dernières séances de festival. D’abord Bacurau mêle intelligemment drame politique et revenge à la Carpenter. Une fois la révolution brésilienne terminée, je me précipite vers l’oeuvre qui aura fait le plus polémique cette année : Mektoub My Love : Intermezzo. Emporté par le premier volet, et après avoir reçu les innombrables retours décriant cet intermède de l’abjection, ma curiosité est immense. Mais ai-je vraiment envie de regarder ce film, déjà connu pour ses 3h de fesses dansantes et son quart d’heure de cunnilingus dans les toilettes d’une boite de nuit, assis à côté de la directrice de département de l’ENS où je suis étudiant ? Malgré la promiscuité avec mon enseignante, mon plaisir est colossal. Devant cette aporie de narration et cette accumulation gargantuesque de postérieurs ondoyant, toutes les images du festival me reviennent en un écho puissant et évanescent. Dans le rythme de la Techno des nineties, les mouettes surgissent de nouveau à mon visage, les zombies m’entourent dans une sépulcrale danse, l’odeur de ma salade de riz pénètre mon âme, je quitte mon corps et je deviens lumière…
Revenu de mon exagérée démence, je plonge une dernière fois dans la chérie Méditerranée. Et malgré l’éprouvante semaine qui vient de se dérouler, je repense à cette maxime de Marguerite Duras qui me rappelle la chance que j’aie d’être devant tant de beauté « Ah! Qui n’a pas eu envie d’un pastis après un bain de mer pris en Méditerranée ne sait pas ce que c’est qu’un bain de mer pris le matin en Méditerranée » (Le Marin de Gibraltar, 1952). Sur ces doux mots parcourant mon esprit, je me dirige vers la gare routière, les papilles éveillées par l’appel de l’anis.
Bilan :
Ce 72ème Festival International du film de Cannes aura été une immersion de 8 jours, 30 films, 8 salles de cinéma, 34 heures de sommeil, 2 kebabs, 3 agressions animales, 6 agressions de vieilles, 9 salades de riz, 2 baignades, 1 coup de soleil, 7h de bus nocturne au retour.
La blessure de l’oursin me lance dans le pied 3 jours après ma piqûre. Est-ce que la rumeur selon laquelle les épines atteignent lentement le cœur est vraie ? A vérifier… A force de manger des salades de riz, je me retrouve constipé. Je peux davantage enchaîner les films à la suite sans me lever pour les toilettes. Dans tout ça, j’en ai oublié Game of Thrones : avais-je vraiment besoin d’un prétexte ? Sinon on peut dire que j’ai fait de belles découvertes, ça valait la peine de perdre 2 dixièmes d’acuité visuelle. Enfin, je suis heureux de quitter Cannes pour retrouver Lyon, ma précieuse ville socialiste, où je suis sûr que la République En Marche ne sera pas victorieuse aux Européennes…
Crédits : Oleg (Arizona Distribution), First Love (Haut et Court), Le lac des Oies Sauvages (Memento Films Distribution), Portrait de la jeune fille en feu (Pyramide Distribution), Jeanne (Les Films du Losange), Bacurau (SBS Distribution)