Critique de Douleur et Gloire (17 Mai 2019, Cannes Compétition Sélection Officielle) de Pedro Almodovar
Il est toujours émouvant de voir Pedro Almodovar filmer des hommes. Dès le premier plan, l’émotion : Antonio Banderas, en apnée et maillot de bain bleu, les bras écartés, quasi christique, sa barbe teintée de blanc, le corps un peu ridé, plus jeune que jamais, plus touchant que jamais. Une image, et tout se joue. Depuis ce corps sur lequel il s’est tant attardé, sur ce corps qu’il a tant filmé, depuis Matador en 1985, Pedro Almodovar va tracer des histoires.
Salvador Mallo (Antonio Banderas) est un grand réalisateur espagnol en proie aux doutes et aux souvenirs — un immense cinéaste qui n’écrit plus, qui ne filme plus. « Que vas-tu faire si tu n’écris pas, si tu ne filmes pas ? », lui demande une vieille amie. « Je vais vivre, je suppose », répond-il — dans ses yeux, dans sa voix, une mélancolie sourde. Almodovar filme un personnage en proie à un vide existentiel : celui d’une vie sans création. Alors que son cinéma est d’habitude bourré d’écrans (de télévision, de cinéma), de références et d’hommages, Almodovar fait de son film une œuvre dénuée de cinéma. Depuis son grand appartement du centre de Madrid, Salvador se morfond. En lisant des livres, il vit la vie des autres (on aperçoit notamment la traduction hispanique du Goncourt d’Eric Vuillard à l’écran). Lorsque la Cinémathèque espagnole organise une rétrospective à son égard, Salvador reprend contact avec l’acteur principal de son plus grand film, Sabor, devenu une sorte de hippie ibérique, mi rockstar mi clochard céleste, et découvre l’héroïne : ainsi Salvador plonge dans ses souvenirs. Almodovar mêle les époques, construit son film sur des flashbacks.
Lui dont les œuvres sont d’habitude très linéaires, il façonne ici un film en constante oscillation entre la Madrid d’aujourd’hui et la Castille d’autrefois, arpentée au gré des emplois d’un père dont on ne verra rien, dont on ne saura rien. La mère, en revanche, c’est elle : Penelope Cruz en lavandière, nettoyant le linge blanc au bord de la rivière, étendant les draps sur les bruyères, chantant en cœur avec Rosalia, et le petit Salvador qui regarde, fasciné, les gestes de ces femmes qui semblent façonnées de grâce. Impossible de ne pas voir, dans ces images, l’analogie avec la vie du cinéaste, qui a grandi en écoutant les femmes dire et agir. L’affiche du film parlait déjà d’elle-même : l’ombre de Salvador forme le profil d’Almodovar
Des images surgissent, elles viennent de l’enfance : la maison (une cave de pierre blanche à la lumière zénithale), la mosaïque sur le mur, la poussière sur le sol ; les mains calleuses et maladroites du jeune ouvrier à qui le tout jeune Salvador apprend à lire et à écrire avec rigueur ; le visage, les bras de la mère qui regarde vers le ciel puis, bien des années plus tard, les reproches de cette dernière : « tu n’as pas été un bon fils. » Pour ce qui est des autres souvenirs, ceux des années folles, Almodovar ne déroge pas à son immense talent, celui de filmer la représentation, lui dont les œuvres sont sans cesse parcourues par le théâtre et la littérature en train de se créer. Peu étonnant, dès lors, que ce soient les mots qui ramènent son grand amour à la vie, Federico, qui retrouve Salvador pour la première fois depuis que l’héroïne lui ait fait fuir l’Espagne vers l’Argentine. Les corps se font vieux mais pas l’alchimie, qui elle est toujours là. Un dernier baiser, des dernières caresses pour ceux que tout a voulu séparer : chez Almodovar, de Volver à Tout sur ma mère, on fuit mais on revient toujours — volver, siempre.
Que cherche Salvador, dans sa quête proustienne du temps révolu ? Qu’est-ce qui se cache dans ce fichier de traitement de texte qu’il évite, dans cette esquisse colorée et tracée au doigt d’un peintre anonyme, dans laquelle tout semble se jouer ? Frappe-toi le cœur, c’est là qu’est le génie, écrivait Musset à un ami. Et Almodovar de répondre qu’au cœur se trouve la clef du premier désir, du désir originel. Immense cinéaste de la rencontre des corps sans concession, Almodovar paraît saisir la foudre qui s’abat sur son jeune personnage s’évanouissant, sous l’effet d’un syndrome de Stendhal, devant la beauté à couper le souffle d’un jeune éphèbe nu et luisant de gouttes d’eau à la lumière du jour. Spectacle bouleversant : un monde qui s’effondre, soudain, mais les fondations d’un autre qui s’érige.
Avec Douleur et gloire, Almodovar s’impose toujours comme un artiste vieillissant d’une jouvence fascinante et signe là l’un de ses plus beaux films, peut-être son plus subtil, son plus crépusculaire, sans doute un chef-d’œuvre. « Pour expliquer la vie, c’est plus simple de raconter un film », affirmait-il au magazine SoFilm en mars 2016 : rarement a-t-on senti, chez le cinéaste espagnol, un tel besoin de filmer, de donner corps aux maux d’une existence — car ce sont, au fond, des étreintes brisées que naissent les plus belles fleurs du secret.
Crédits photo : Pathé
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