Netflix va-t-il tuer le cinéma ? Rencontre avec La Septième Obsession

Compte-rendu de l’atelier de La septième obsession : « Netflix va-t-il tuer le cinéma? » (écrit par Louis Bourgeois)

Au lendemain de la victoire de Roma d’Alfonso Cuarón au festival de Venise, l’inquiétude se propage dans le cercle des cinéphiles. La revue de cinéma La septième obsession, dans son n°19, se pose la question « Qu’est-ce qu’une oeuvre de cinéma ? ». En France, l’avenir des salles de cinéma est incertain. Deux problématiques émergent : Doit-on continuer à aller régulièrement au cinéma ou opter pour des plateformes de streaming comme Netflix ? Comment ces dernières impactent l’industrie cinématographique française ? L’association Écran Droit de l’Université Jean Moulin Lyon 3 a eu l’initiative d’organiser un débat autour de ces différentes questions le 20 Mars dernier. Animé par Edouard Trepoz, agrégé des facultés de droit, professeur à l’Université Lyon 3 et directeur du master 2 Droit du cinéma, le débat fit intervenir Thomas Aïdan (fondateur et rédacteur en chef de La septième obsession), Mauro Carbone (enseignant en philosophie à l’Université Jean Moulin Lyon 3 et spécialiste d’esthétique contemporaine), Grégory Faes (directeur général du fonds régional Auvergne-Rhône-Alpes Cinéma) et Olivier Leculier (président du festival Ecrans Mixtes à Lyon). L’objectif était de mêler points de vue artistique, juridique, critique et philosophique pour essayer de comprendre l’incidence de Netflix sur le cinéma et donner des pistes de réponse à la question « Netflix va-t-il tuer le cinéma? ». L’équipe de Good Time vous propose un retour synthétique sur cette discussion.

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Naturellement, le débat commence par un retour sur le numéro de La septième obsession ayant le film d’Alfonso Cuarón pour couverture. La revue s’intéressant aux nouvelles manières de consommer les images, il était tout naturel pour Thomas Aïdan de consacrer un dossier entier à Netflix. Au-delà du point de vue juridique, Roma est-elle encore une oeuvre de cinéma ? Est-ce seulement une oeuvre télévisuelle ? Ces deux questions en sous-entendant une autre : Une oeuvre de cinéma est-elle nécessairement diffusée dans une salle de cinéma ?

Un détour conceptuel nécessaire 

Le sujet du débat est d’abord formulé comme une question autour de Netflix, mais il faut se rappeler que l’intitulé de la conférence présente deux protagonistes : le cinéma (éventuelle victime) et Netflix (éventuel tueur). De fait, avant de répondre à la question « Netflix va-t-il tuer le cinéma ? », il est essentiel de se mettre d’accord sur ce qu’est le cinéma.

La réponse la plus simple est celle que Raymond Bellour donne dans la première partie de La querelle des dispositifs. Selon lui, le cinéma est un dispositif : une salle noire propose l’expérience d’une vision collective d’un film sur une temporalité qui n’a pas été déterminée par le spectateur. Le problème que pose cette définition, c’est qu’elle prétend être valable pour toute l’histoire du cinéma. Or, par exemple, dans ce qu’on a pu appeler le cinéma des premiers temps, les films n’étaient pas projetés dans une salle noire et pouvaient faire office d’attractions dans les cafés-concert. Que penser également du cinéma expérimental ? Des films projetés en plein air ? La définition de Raymond Bellour est trop réductrice, elle vise à mettre de côté les nouveaux moyens de consommer les images. Si nous pensions comme lui, inutile de répondre à la question « Netflix va-t-il tuer le cinéma ? » car, selon sa définition du cinéma, Netflix n’en est pas, il ne représente donc pas un danger.

Bien entendu, les choses s’avèrent plus compliquées que cela. Jean-Louis Baudry dans son texte « Le dispositif » propose une approche moins clivante de la réalité. En partant de l’allégorie de la caverne de Platon, il établit un constat : il y a le désir récurrent, dans l’histoire de la culture humaine, de se retrouver dans une certaine condition, à savoir dans le noir, immobile, face à des images projetées. Ce qu’on observe, à travers l’histoire de la culture, ce sont des variations sur le thème de ce désir. Si on pense en ces termes, alors Netflix ne tue pas le cinéma, mais en constitue une certaine évolution.

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Le problème Netflix 

Pour Grégory Faes, Roma est un film de cinéma, ça ne fait aucun doute. Le débat est ancien. Déjà, en 1986, Le rayon vert d’Eric Rohmer était d’abord un film Canal + avant d’être primé, comme Roma, à Venise. Récemment, HBO a produit des films pour la télévision diffusés en salles, comme Ma vie avec Liberace (en image ci-dessus), et cela ne posait aucun problème. Par ailleurs des séries récentes comme Top of the Lake, The killing US, Mindhunter, True detective saison 1, Maniac, Atlanta et Twin Peaks : The return sont des oeuvres possédant des qualités esthétiques indéniables, dépassant parfois celles de films. L’oeuvre de cinéma est donc une chose en constante évolution. C’est la question de Netflix qui est particulière, surtout en France. La plateforme de streaming produit des films qu’elle réserve à son public, ses abonnés. C’est un événement qui vient bousculer la sortie collective. Désormais, on peut voir de nouveaux films chez soi, non plus dans le noir de la salle de cinéma. Aujourd’hui, l’expérience collective évolue. Qui plus est, ce qu’on a pu appeler salle de cinéma évolue également : de la pellicule au numérique, la 3D, la 4DX, l’installation d’écrans LED, etc. Aussi, la question de Netflix en soulève bien d’autres, concernant la chronologie des médias.

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Avant de se lancer dans ces réflexions, il faut se rendre compte d’une chose : télévision ou cinéma, on s’en fiche. Avant toute chose, Roma est une oeuvre filmée, et le cinéma n’a jamais eu l’exclusivité des oeuvres filmées. Certaines, pourtant très intéressantes, ne sortent jamais en salles, à l’image de la saison 3 de Twin Peaks. D’autre part, l’industrie du cinéma s’est adaptée à  beaucoup d’événements : la télévision, la cassette vidéo, internet, en bref aux évolutions technologiques. En France, il y a toujours eu une réponse du CNC (centre national du cinéma et de l’image animée). Le cinéma ne disparaîtra pas s’il y a une prise de conscience autour des nouvelles offres. Netflix en est une, il suffit de trouver une réglementation.

Une crise française 

En France, une réglementation est mise en place par ce qu’on appelle la chronologie des médias. Il s’agit d’un vieux modèle permettant au cinéma de continuer à opérer par l’intermédiaire d’accords avec les chaînes de télévision. Ainsi, en France, la télévision finance en grande partie le cinéma. De cette manière, les chaînes possèdent des droits sur les films et peuvent les diffuser plusieurs mois après leurs sorties en salle. Mais la télévision classique n’a aucune exclusivité sur les oeuvres originales Netflix, tandis que le système de diffusion en salles ne change pas pour favoriser la télévision fragilisée par la plateforme. Cette problématique vient aujourd’hui chambouler le système culturel français, très conservateur et ne voulant en aucun cas réformer la chronologie des médias.

La chronologie des médias présente tout de même de nombreux avantages. Elle permet de hiérarchiser l’exploitation d’une oeuvre. Ce qu’elle défend, c’est un mode de financement qui rémunère les ayants droits (auteurs, investisseurs,…) par le biais de son exploitation (les salles de cinéma, les canaux de diffusion,…). Ce que remet donc en cause la politique de Netflix, c’est le modèle de financement des ayants droits. Cela touche les auteurs, les producteurs, les distributeurs, les exploitants. En soi, le nerf central du système culturel français. C’est pourquoi Netflix est aujourd’hui un danger.

Une image de marque 

Netflix va chercher des codes cinématographiques tout en changeant les règles d’exploitation des œuvres. C’est une forme de stratégie marketing. Ils essayent d’avoir un impact sur l’imaginaire collectif. Pour cela, ils recherchent la qualité, plutôt présente dans leurs séries originales. Par exemple, début 2019, Sex Education (en image ci-dessous), derrière ses apparences niaises a su bousculer les codes du teen-movie, de la représentation de la jeunesse et des mœurs à une époque où règnent en maître les clichés véhiculés par les réseaux sociaux.

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Conclusion 

Une bataille se livre en France face à Netflix. Elle ne fait que commencer. Pour certains, elle est perdue d’avance. Le système français l’a cherché, ce n’est peut-être pas Netflix qui tue le cinéma mais la chronologie des médias. La solution : s’adapter. Par exemple, en repensant la salle de cinéma, en donnant plus de liberté aux exploitants et aux programmateurs. Il est important de penser à l’aspect social. Les habitudes des cinéphiles d’aujourd’hui ont changé. Il est nécessaire de prendre en compte cette évolution.

Crédits Photos : ARP Sélection, ABC, Netflix.

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