On a tendance à faire de la pop le genre de l’artificialité par excellence. À première vue, on n’aurait pas forcément tort, puisqu’il ne repose pas, comme le rock ou la country par exemple, sur une palette instrumentale ou des règles de composition précises, mais se focalise sur des mélodies accrocheuses et la sempiternelle structure couplet-refrain. La pop est donc un genre soumis à une formule impliquant une certaine répétitivité, et nécessitant un sens aigu de ce qui semble immédiatement mémorable. De plus, et même à notre époque, où elle est confrontée à l’immense popularité d’un hip-hop plus éclectique que jamais, la pop est à l’avant-poste de l’industrie musicale, et se doit de plaire au plus grand nombre. Pour faire du rapidement consommable, on a souvent tendance à coller aux normes esthétiques de ce qui a fait ses preuves commercialement, quitte à réduire à néant toute singularité ou profondeur. Pourtant, comme l’ont bien compris les pionniers du genre, des Beatles à ABBA, les chansons qui résonnent durablement dans les corps et les cœurs sont celles qui n’oublient jamais de considérer l’émotion. Et pour cela, à défaut de sincérité, il faut sonner crédible – il faut renvoyer une authenticité.
Bien sûr, on peut également jouer avec les codes – Charli XCX a ainsi transformé l’hédonisme excessif de la pop contemporaine en véritable univers, tandis que SOPHIE déconstruit la plasticité du genre pour mieux questionner notre rapport à l’identité (voir leur collaboration ci-dessus) – ou au contraire les intégrer pour en tirer la synthèse la plus efficace possible – Thriller (1982) de Michael Jackson ou FutureSex/LoveSounds (2006) de Justin Timberlake pour prendre des exemples fameux. Les musiques de ces artistes peuvent s’imposer comme autant de phénomènes culturels, mais il y a simplement fort à parier qu’elles n’impactent pas autant la vie d’individus qu’un récit bouleversant d’une fugue adolescente (“She’s Leaving Home”, The Beatles, 1967) ou qu’une confession d’une tristesse immense à un amour perdu (“The Winner Takes It All”, ABBA, 1980). Dans le paysage de la pop actuelle, des artistes comme Lorde ou Janelle Monáe ont compris cette nécessité de ne pas cacher leurs émotions et leur humanité, quand bien même elles travaillent avec des producteurs à la pointe de la technologie, et entretiennent une persona nettement dessinée. Ce n’est qu’une question d’intention après tout : veut-on faire l’objet d’un intérêt à court terme ou laisser un véritable héritage artistique ? Autrement dit, accepte-t-on de se complaire dans la vanité mercantile ou remonter un peu le niveau en espérant qu’on nous suive ?
Marianas Trench est un groupe qui recoupe à mon sens parfaitement ces problématiques. Bien que formé depuis 2001, le quatuor canadien ne sort son premier album Fix Me qu’en 2006, dans une mouvance pop punk/emo alors en vogue, se démarquant de la concurrence par le charisme, les prouesses vocales et l’écriture à fleur de peau de son exubérant leader, Josh Ramsay, également compositeur principal. L’émotivité singulière de Ramsay se double d’un talent hors pair de concepteur de chansons pop irrésistibles, qui s’exprime amplement sur Masterpiece Theatre (2009), le second album du groupe. Dévoilant l’envers de sa façade rigolarde et un peu niaise, Ramsay y dissèque ses tourments amoureux avec une énergie communicative – “All to Myself” ou “Cross My Heart” –, se livre sur son aversion aux facticités de l’industrie musicale – “Sing Sing” et “Celebrity Status” –, et pond quelques ballades renversantes – “Beside You” et “Lover Dearest” notamment. Si ses textes ont des relents mélodramatiques évidents, ils révèlent une minutie exemplaire, qui trouvera une nouvelle consécration dans les albums suivants, Ever After (2011) et Astoria (2015), dédiés en majeure partie à l’exploration d’une unique relation amoureuse complexe et tumultueuse de Ramsay.
Ces deux disques développent également le versant conceptuel du groupe, le premier prenant la forme d’un conte de fée – aspect d’ailleurs pas totalement convaincant – et le second cherchant à explorer l’imaginaire des films d’aventure des années 80 – usant notamment d’interludes orchestraux rappelant les compositions de John Williams. La pop du groupe, de moins en moins tournée vers les guitares, ne tombe pas pour autant dans le piège du tout électronique, même si on flirte parfois avec le clinquant dans les choix de sonorité des synthétiseurs. De même, si l’emphase est le plus souvent mise sur le chant de Ramsay, et son travail caractéristique des harmonies vocales, la production veille à conserver une présence de motifs mélodiques instrumentaux, indispensable à la complétude du mix. Enfin, il faut noter l’ambition du groupe, Ramsay parvenant à construire des albums cohérents, tenus par des thèmes récurrents, aussi bien dans la musique que dans les textes, tout en soignant chaque titre individuellement. Ce savant mélange d’unicité et d’universalité culmine dans “End of an Era”, le morceau de clôture d’Astoria (2015), épique et élégiaque piste de près de 8 minutes, faisant référence à d’anciens titres pour conclure des arcs émotionnels ouverts dès Masterpiece Theatre.
Marianas Trench semblait alors avoir accompli tout ce qu’un groupe évoluant dans les carcans de la pop actuelle pouvait espérer : maintenir un succès commercial honorable – du moins au Canada – et fédérer une audience fidèle et dévouée, tout en produisant une musique à la force artistique avérée. À l’annonce d’un cinquième album, sobrement intitulé Phantoms, pour le mois de mars 2019, on pouvait légitimement se demander quel chemin le groupe pouvait emprunter. Apparemment cette fois inspiré par la poésie morbide d’Edgar Allan Poe – un des lieux communs culturels qu’il n’avait pas encore exploré –, Ramsay aurait légitimement pu écrire cet album comme un simple exercice de style, l’opus précédant lui ayant a priori permis d’exorciser les démons qui le hantaient une bonne fois pour toutes. Malheureusement, le single “I Knew You When” semblait aller à l’encontre de cette perspective réjouissante. Avec sa rythmique de guitare un peu poussive, son refrain vite irritant et sa production sans éclat, le morceau sonnait déjà comme une compromission, sans qu’on s’intéresse aux paroles qui nous rejouent le coup du doute romantique irrésolu. Pourtant, ce scepticisme se heurte tout de même à la véracité émotionnelle ressentie lorsque Ramsay s’exclame « I thought time was supposed to heal it / Don’t do shit, but keep you feelin’ older ». Étonnant de fatalisme pour un chanteur qui semblait réussir à revenir de tout grâce à son optimisme et son énergie, ce sentiment pourrait bien être la maxime qui résume Phantoms…
Ramsay ne replonge pas ici dans l’exploration des difficiles émotions liées à la rupture amoureuse, l’un des thèmes les plus usés de la pop – les blessures que nous nous infligeons ne semblant pas avoir de limites –, mais choisit de se situer des années après cet événement traumatique. Du temps s’est écoulé, le « phantom limb » que représentait sa bien-aimée fraîchement envolée à l’époque de “One Love” s’est mué en écho lointain, et pourtant une souffrance, même distante, reste sensible, nous poussant même à reproduire des erreurs passées. C’est d’ailleurs sur le récit d’une romance vouée à l’échec que Ramsay choisit d’ouvrir l’album, après l’introduction a capella “Eleonora”, avec un “Only the Lonely Survive” dont le titre est suffisamment explicite. Phantoms décline ensuite l’évocation des êtres chers sortis de nos vies mais hantant notre présent, et bousculant nos relations actuelles, sans jamais devenir redondant.
Qu’il s’agisse de sensations tenaces handicapant le quotidien – “Echoes of You” et “Your Ghost” –, de l’espoir d’un retour – “Glimmer” –, du désir d’une présence – “Wish You Were Here” – ou du déni d’un manque – “Don’t Miss Me?” – Ramsay reste juste, parce qu’il reste honnête, et pose les questions difficiles sans donner des réponses vides de sens. “I Knew You When” s’avère une erreur de parcours, trop vague pour s’inscrire pertinemment dans le fil tissé par le reste de l’album, même si vite rattrapée par “The Death of Me”. Dans ce titre, Ramsay avoue qu’il ne peut pas aimer convenablement tant qu’il sera hanté par les spectres de son passé, bien que les nouvelles pertes causées par cette incapacité risquent de le détruire pour de bon. “The Killing Kind” conclut Phantoms avec ambiguïté : Ramsay a-t-il enfin accepté que les choses pouvaient prendre fin sans qu’il ne s’arrête de vivre ou s’abandonne-t-il à la folie pour un amour, impossible certes, mais sans lequel il ne se sent pas vivant ? « Stay », le mot sur lequel se clôt l’album est alors plus cruel qu’une simple invitation à y croire : c’est un cri de désespoir et d’incertitude.
Tout cela est bien beau, mais on pourra me rétorquer, si l’on est un poil cynique, que personne n’a spécialement envie d’entendre les élucubrations mélodramatiques à souhait d’un romantique patenté pas loin d’être cinglé. Or, c’est là où tout le savoir-faire pop de Marianas Trench brille, ne nous laissant aucunement confronté à l’ennui : même en passant des 57 minutes d’Astoria à un format compact de seulement 40 minutes, le groupe a réussi à construire une expérience convaincante sur la durée, remplie d’instants mémorables. “Only the Lonely Survive” réinvestit les guitares triomphantes du U2 de “Where the Streets Have No Name” sans pâlir de la comparaison. “Echoes of You” mêle avec brio élégance orchestrale, puissance percussive et production électronique explosive. “Don’t Miss Me?” et “The Death of Me” s’adaptent à la tendance des samples vocaux modifiés, sans que cela ne paraisse hors de propos ou trop convenu. “Your Ghost” bénéficie de l’énergie propulsive d’une ligne de guitare à la simplicité pourtant enfantine. La ballade “Glimmer” brille par sa clarté mélodique, tandis que “Wish You Were Here” revient aux fondamentaux déjà éprouvés d’Ever After et Astoria. Enfin, “The Killing Kind” multiplie les ruptures de tons, passant d’un crescendo tendu marqué par des cordes et des cuivres inquiétants à des éclats de guitare purement jouissifs.
L’album est tenu dans son ensemble – cela va de soi – par la performance d’un Ramsay toujours plus expressif, même si l’on pourra regretter l’utilisation parfois audible du correcteur de ton. Pour ma part, je ne parviens pas à me lasser de sa flamboyance et de ses excès paradoxalement irrésistibles, parfaitement représentatifs du charme et de la valeur de la musique du groupe dans son ensemble. Refusant le minimalisme assombri d’une bonne partie de la pop actuelle, et investissant les effets vocaux et la production électronique d’autres de leurs pairs sans perdre de vue la mélodie, Marianas Trench parvient à garder un équilibre admirable. Certes, on souhaiterait entendre plus souvent le groupe se frotter à des saveurs instrumentales aussi singulières que celles d’“Echoes of You” et de “The Killing Kind”, mais cela n’enlève rien à la qualité de ses chansons pop moins élaborées. Le groupe n’est ni cynique, ni opportuniste, et je ne peux que leur souhaiter de garder ce cap, en espérant voir leur succès se renouveler. Les porteurs de traditions ancestrales aussi bénéfiques pour le monde que celle de la pop de qualité méritent d’être suivis et écoutés : « Melodrama forever », à bon entendeur…
Illustration : Pochette de l’album Phantoms (2019) de Marianas Trench, distribué par 604 Records Inc.