Critique de Sunset (20 Mars 2019) de László Nemes
Le fond de l’air est noir. C’est la nuit. Il fait chaud, beaucoup trop chaud. Dans la cour d’un château, une scène est installée. Des aristocrates sont présents. Assis ou debout, ils assistent au concert. Un jeune garçon prend place aux côtés des musiciens. Il commence à jouer du violon. La symphonie est aussi belle que glaçante, teintée d’effroi, comme les images qui vont suivre. Une femme au regard inquiet observe. Son attention est détournée par un événement ayant lieu dans une pièce du château. Elle sort de la cour, emprunte un escalier. La caméra ne la lâche pas, à hauteur d’épaule. Elle débarque dans un salon. Face à elle, l’horreur : une tentative de meurtre. Un homme pointe son revolver sur un autre, il tire mais ne le touche pas. Le geste déclenche l’Apocalypse. Le péché n’a pas lieu, mais la pulsion meurtrière de cet individu s’empare de l’univers. Un homme brayant, réduit à une figure monstrueuse, armé d’une hache, s’apprête à trancher la tête d’une femme hurlant déjà à la mort. Son cri se répand, il contamine l’espace. La cour où la fête battait son plein quelques secondes auparavant est désormais envahie d’hommes animés par la sauvagerie. Les couleurs sont toujours les mêmes, seule leur source diffère. Les bougies laissent place aux torches brandies par les révolutionnaires et le vin au sang. Tout n’est plus que mouvement, chocs, rage, chaos. On est en 1913, l’humanité entre dans une nouvelle ère d’abominations. Le titre du dernier film de László Nemes, Sunset, est métaphorique. Le coucher de soleil, c’est la fin d’un cycle. Ici, d’une époque, d’une civilisation toute entière. C’est bien un crépuscule qui ouvre le film. Tout en peinture, ces premières images offrent une rue sombrant progressivement dans l’obscurité. Moment éphémère, aussi beau qu’inquiétant, le rouge prophétisant l’arrivée imminente d’une déferlante de sang : la Première Guerre Mondiale, point d’aboutissement de la fresque de László Nemes.
Comment filmer la fin d’une époque ? D’abord, en partant d’un constat tragique : l’humanité, au bord du gouffre, est dans l’incompréhension, incapable d’apercevoir ne serait-ce qu’un seul nuage de l’orage approchant à grands pas. Irisz Leiter, elle, le voit. C’est là toute la signification de ce premier plan. Le voile placé devant son visage est relevé. Elle lève les yeux. La caméra ne la lâchera plus, elle la porte, en fait le témoin d’une époque. Irisz se rend à Budapest avec le souhait de travailler dans sa maison familiale, célèbre magasin de chapeaux à la clientèle royale. Mais en apprenant ses origines, le nouveau propriétaire refuse sa candidature. Le nom de Leiter, aujourd’hui loin d’évoquer l’élégance et le raffinement, est désormais couvert de sang. Irisz aurait un frère meurtrier, craint par les aristocrates, construisant en cachette les débuts d’une révolution. Elle se lance à sa recherche. Qui est-il ? Où est-il ? Existe-t-il vraiment ? Ces questions resteront parfois sans réponse. Les repères se perdent, s’effacent, le corps d’Irisz devient l’empreinte d’une Budapest crépusculaire traversée par des affects ayant pour réceptacle le visage de l’héroïne. Cette ville est étouffante. La photographie du film, oscillant entre la blancheur éblouissante et chaude des journées et la noirceur suffocante des nuits, est aussi clivante que ne l’est le coucher de soleil ouvrant le film. Il n’y a pas d’entre-deux. De la beauté à la violence, il n’y a qu’un pas. Parfois aucun. La boue écumant les rues de Budapest est remplacée par celle des tranchées. C’est le même sol qui jonche deux espaces, deux temporalités différentes. Traversant ces deux époques et sortant de l’obscurité, un visage, celui d’Irisz. Et cela fait longtemps qu’un visage n’a autant traversé les images d’un film et imprégné mon imaginaire de spectateur. C’est parce que, progressivement, l’identité d’Irisz devient incertaine. Elle n’est plus qu’un corps symptôme, passant au travers de phénomènes sur lesquels elle n’a aucun contrôle. Tout ce qui reste d’humanité en elle se retrouve dans son regard, à travers ces yeux reflétant les premières étincelles d’un incendie qui consumera une époque.
Sunset est une invitation à un voyage formel ayant la perdition en guise de sentier. László Nemes adopte un dispositif de mise en scène identique à celui utilisé dans Le fils de Saul. Longs plans filmés depuis le dos de son personnage traversant des espaces rendus flous en arrière-plan par l’utilisation de la focale. Mais l’espace n’est flou qu’en partie. Le corps évolue, des rapports s’inscrivent entre lui et ce qui l’entoure. C’est ainsi que ce qui peut d’abord être beau au premier regard cache en réalité l’horreur, à l’image de cette magnifique femme, veuve, aux traits aussi fragiles que sa démarche, cachant un corps mutilé par les hommes qu’elle fréquente.
Dans la dernière partie du dix-neuvième siècle, Claude Monet exécutait son Impression, soleil levant. La Belle Epoque débutait par un lever de soleil où l’attention de l’artiste se tournait vers les formes, les couleurs et les sensations. László Nemes inscrit son film dans cet héritage impressionniste. Sunset est un film beau et inquiétant où rien ne se perd, rien ne se crée et tout se transforme. Le cinéaste, je n’aurais pas peur de dire l’artiste, y déploie une mosaïque formelle aussi dense que suffocante, arborescence de couleurs et d’horreurs finissant par créer un autre Jardin des délices où le paradis et l’enfer ne feraient plus qu’un.
Crédits photos : Ad Vitam