Critique de The Dead Don’t Die (14 Mai 2019, Cannes Compétition Sélection Officielle) de Jim Jarmusch
Jim Jarmusch n’a peur ni de son ridicule ni de la colère de ses spectateurs. Il est porté par son personnage Bob l’ermite (Tom Waits), reclus du commun, semi-camouflé dans une dense forêt, épiant le reste du monde à sa portée, à l’instar de son cinéma, dont la similitude avec les autres produits de l’entertainment américain n’est que le masque de l’univers d’un cinéaste affranchi. À la manière de son film de vampires, Only Lovers Left Alive (2013), The Dead Don’t Die reprend tous les codes du film de zombie, avec une surcharge du langage pondérant le genre, accentuée par des références multiples (d’une voiture tirée de Romero à des affiches de Cronenberg ou Carpenter), le tout amenant rapidement à un débordement excessif du genre lui-même. Pendant que le monde s’autodétruit, que les morts reviennent à la vie, nous sommes bloqués dans une petite ville paumée du centre des États-Unis. Le film est volontairement sans consistance narrative, car les personnages n’ont rien à raconter. C’est le vide fictionnel qui sera le faible mais pertinent moteur narratif de cette comédie horrifique faussement déjantée. Jarmusch expose le vide du genre. Il tourne sur lui-même, comme les personnages en surplace permanent. L’objet film est affiché tel qu’il est, comme un construit artificiel. Ici, il y a des grands acteurs, beaucoup trop, mais ils ne jouent pas. Tout semble figé, fatigué, usé, ressassé, démodé… Est-ce encore un film de zombie juste parce que tous les éléments attendus du genre sont là ?
Le film est trop pop pour fonctionner tel qu’il devrait. Jarmusch cherche cet écart, cette impossible empathie avec Ronnie Peterson (Adam Driver), contre-poids de Kylo Ren, cette fausseté ridicule d’une Selena Gomez au sourire scintillant, comme tirée d’un Disney Channel Movie de ses débuts d’actrice, ces caméos trop marqués pour faire illusion (Iggy Pop en manque de café), ces références trop appuyées pour se fondre dans la diégèse… En donnant trop de repères narratifs et visuels, Jarmusch provoque la perte et le cloisonnement centripète d’un genre auquel nous sommes trop habitués pour pouvoir nous en défaire. Veut-on simplement revoir/avoir la même chose en tant que spectateur ? Et pouvoir se repérer indéfiniment dans un construit historique devenu une obligation esthétique ? Jarmusch nous brouille, il nous désoriente dans ce trop-plein implosant et ne laissant que du vide. Le film ne se situe pas ailleurs que dans ces moments de latence (où sont les zombies tant attendus ?), dans cette attente perpétuelle de l’accomplissement de l’inexorable dénouement. Alors les acteurs aussi attendent, tout en sachant déjà ce qui va se produire, car ils ont lu le script. Ainsi Adam Driver répète vainement mais avec certitude « Tout ceci va mal se finir », comme si tout était déjà écrit, comme si tout avait déjà été joué jusqu’à l’épuisement, jusqu’à la fatigue des acteurs, des personnages, et du genre lui-même.
Mais est-ce que tout doit se répéter sans fin, sans profondeur, dans la vanité du réalisateur de film de genre, heureux de satisfaire les pulsions scopiques du spectateur moyen, aveuglé par sa pop culture ? Ainsi le film ne cesse d’ouvrir de multiples pistes narratives, sans jamais les refermer. Des débuts d’histoires d’amour mal amenées, une arrivée de jeunes archétypaux du film d’horreur, des enfants en fuite sans avenir donné… Que des voies inachevées, dans un film qui se veut volontairement vidé, laissant dans l’attente du spectateur geek que nous sommes, au regard trop construit pour pouvoir vraiment envisager ce que serait une invasion zombie dans une petite ville paumée du centre des États-Unis. Alors on rit de cette insuffisance, on rit de l’ennui des personnages, de la fausseté des situations, du manque constant d’embûches narratives (car rien ne peut avancer, il faut juste attendre)… Enfin on rit de nous-même. Que sommes-nous réellement en train de voir ? Tout ceci est trop absurde car trop détaché de notre réalité de cinéma.
La force du film est alors bien de jouer sur cette pauvreté de surprise et d’ébahissement, desquels personnages comme spectateurs devraient être frappés. Peut-on rester si stoïque face à une invasion zombie ? Ainsi le genre déborde, dégouline, de façon loufoque et inconséquente, jusqu’à une perte totale d’une rationalité potentielle. Lorsque le fantastique empiète sur la science-fiction, même les acteurs sortent de leur non-jeu se demandant : est-ce que tout ceci est dans le scénario ? Car indéniablement nous nous enfermons dans des carcans cloisonnant notre regard de cinéphiles. Tuons le genre non pas pour le faire renaître mais pour se forger un esprit critique. C’est ce qui parcourt l’oeuvre de Jarmusch, de son western crépusculaire Dead Man (1995) jusqu’à son polar de samouraï Ghost Dog (1999), en passant par son faux-film d’évasion de prison Down by Law (1986), la reprise du cinéma de genre sert à l’interrogation de l’image, puissant construit idéologique dont il faut se défaire.
Je souscris pleinement à ces propos qui disent tout de la liberté artistique du cinéaste. Jarmusch propose une revisite de l’œuvre de Romero, avec malice mais sans aucune condescendance. Cela rend le film jubilatoire, à défaut d’être subtil.
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