Editorial janvier 2021 : Ma liberté, longtemps je t’ai gardée…

A nos cher-e-s lecteur-rice-s

Notre sélection de films de 2020 (précédant celle des jeux-vidéo) a fait suite à notre premier bilan de l’année venant de s’achever, qui concernait un récapitulatif de nos albums préférés, et dans lequel nous évoquions la difficulté comme tous les français, et la majorité des citoyens du monde, à se réunir. Ce qui fait normalement comité de rédaction n’est désormais porté que par l’illusion d’un média numérique, entretenu par tous les moyens de communications virtuels à notre disposition. Dans ces conditions, celles d’une distanciation rude, d’une numérisation quasi-totale devenue nécessaire, d’une fermeture de tous nos lieux culturels, l’année a été très difficile à Good Time, et nous n’avons que très peu pu voir les mêmes œuvres et encore moins échangé collectivement dessus. C’est pour cela qu’à défaut d’un classique Top 10, nous vous proposons une sélection riche de films et séries qui nous ont marqués chacun en tant qu’individu. Comme nous le disions dans le précédent article, plus encore qu’un collectif uni par notre passion commune, nous sommes des singularités qui se rencontrent, et ce sont bien nos différences qui permettent de faire littéralement revue de l’activité culturelle aujourd’hui en crise.

Eloge de l’amour, Jean-Luc Godard (2001), ARP Sélection

Le 23 décembre 2020, deux nouvelles libertés fondamentales ont rejoint la liste de celles protégées par l’article L 521-2 du code de justice administrative : la liberté de création artistique et celle d’accès aux œuvres culturelles. Pour la première fois de notre République, l’accès à la Culture (non au patrimoine) est un droit aussi essentiel que la liberté d’expression, de pensée, de grève, d’aller et venir, et de dignité à la personne (tandis que les lieux culturels, eux, restent paradoxalement « non-essentiels »)… Lorsque l’on fait la liste non exhaustive de ces acquis citoyens, sociétaux et philosophiques, notre colère s’accroît en regard des choix ambigus et autoritaires de l’exécutif tout puissant du gouvernement en place. Les inégalités diverses s’accroissent, la pauvreté tue plus encore que le virus, les violences répressives se démultiplient, et notre parole d’individu légalement et moralement en droit de se prononcer, disparaît derrière le bon-vouloir des plus puissants.

Si j’avais quatre dromadaires, Chris Marker (1966), APEC

Nous perdons peu à peu des droits inscrits dans la Déclaration universelle des droits de l’Homme « Toute personne a le droit de prendre part librement à la vie culturelle de la communauté », chose privée lorsque seule une poignée de professionnels de la profession peuvent exercer librement leur activité. Elément repris dans la Déclaration universelle de l’Unesco sur la diversité culturelle (2001) insistant sur le fait que les droits culturels sont indissociables des droits de l’homme, ceux-ci étant définis comme le droit d’avoir accès et de prendre part à la culture et d’en bénéficier. Plus que jamais ces droits doivent être ramenés au cœur des enjeux actuels, car sont au fondement même de notre crise sociale. Ils révèlent notre distance de plus en plus grande entre nos désirs de femmes et hommes avec un système libéral désincarné.

L’Homme qui plantait des arbres, Frédéric Back (1987), Les Films du Paradoxe

La fermeture des cinémas et des lieux culturels accélère un processus à l’œuvre depuis des années : la dématérialisation de nos pratiques culturelles. Des centaines de films qui devaient sortir en salles en 2020 ne trouveront sans doute jamais leur place sur les écrans. Les grands exploitants dans l’attente perpétuelle des gros blockbusters américains n’en ont que faire de toutes les œuvres en détresse mais peu rentables qui forment pourtant 90% des films produits. Ainsi ce sont les plateformes qui prennent le dessus, rompant lentement notre système de protection des salles, des exploitants, des distributeurs, des spectateurs… C’est un système économique qui s’effondre, laissant comme vestige les vieux rêves enfouis de se retrouver physiquement dans une salle pleine pour profiter collectivement d’une même pratique.

D’Est, Chantal Akerman (1993), Shellac

Plus généralement, c’est l’expérience même de la Communauté qui s’éteint. Le coup définitif a été la promulgation de la loi sécurité globale en pleine crise sanitaire. En plus de nous contraindre à un rythme robotique de métro, boulot, dodo, sous couvert d’une attestation rigoureuse, désormais l’Etat assume son rôle de Police Gouvernante, devenant seule détentrice des images du monde par une surveillance permanente. L’Etat fige le monde à son image, une plateforme délavée de ses impuretés, où l’ordre règne de façon aussi rigoureuse et abusive que les mécaniques invisibles du système financier. Cette perte d’un rapport physique au monde nous sépare, nous éloigne. Nous souffrons de cette distance imposée qui nous déshumanise. Car la société c’est avant tout un milieu, un ethos. Depuis les philosophies antiques, et donc les débuts de la démocratie, l’individu se construit dans et avec le monde tangible. Une société qui nous prive de ce rapport réel nous dépossède de nos expériences proprement humaines. C’est en cela que nous pouvons désigner l’immoralité des décisions prises, au-delà même de ce contrôle usurpatoire prônant une sécurité totalisante, et de la violence répressive des punitions, menaces quotidiennes qui pèsent sur nous comme des épées de Damoclès.

The Connection, Shirley Clarke (1961), Les Films du Camélia

Notre réconfort à Good Time, en tant que magazine culturel, aura été les quelques œuvres qui survivent dans cet amas d’incohérence et qui prouvent souvent la nécessité de résister. C’est une résistance poétique dans le Hong Sang-soo, dont le cinéma ne cesse de mettre les conflits émotifs et existentiels au cœur de sa mise en scène. Mais il y a aussi les films ouvertement politiques, comme le film d’enquête poignant de Todd Haynes, la dernière pertinente et touchante réflexion sur l’héroïsme de Clint Eastwood, ou bien encore le film de procès d’Aaron Sorkin, rappelant les grands drames humanistes de Sidney Lumet que nous chérissons dans la rédaction. Il y a également toutes ces comédies qui donnent encore de l’espoir dans la possibilité de faire communauté, comme le dernier Judd Apatow, et le Kervern-Délépine. Nous avons aussi été touchés par ces films rappelant l’inscription de l’individu perdu dans une nature pleine de ressources comme c’est le cas chez Gu Xiaogang, ou bien même chez Caroline Vignal dans une autre manière. Ce sont ces films profondément humains et sincères qui nous touchent, ces films mettant en valeur la nécessité de l’amitié (Sébastien Lifshitz), l’amour et la beauté des petits événements du quotidien (le dernier Pixar), la nécessité de la consolation collective (Abel Ferrara), et le besoin urgent du temps de la contemplation et du repos (Jonas Trueba).

Le Hérisson dans le brouillard, Youri Norstein (1975), Arkeion Films

Enfin l’œuvre qui nous aura le plus touchés, quasiment unanimement et sans surprise, cela aura été le dernier film des frères Safdie (à qui l’ont doit déjà le nom de notre revue). Si nous regrettons de ne pas avoir pu admirer leur dernière prouesse sur grand écran, nous restons stupéfaits face à l’énergie qui se dégage de leur cinéma. Leur jeunesse, leur vitalité, leur humour, leur espoir (même dans le désespoir), leur sens du cadre, sont toutes les qualités dont le nouveau cinéma a besoin afin d’exposer la nécessité de cet art qui a toujours su parler de et à notre présent, et éclairer notre avenir.

En plus de célébrer comme on peut l’année qui vient de s’achever (notamment par nos trois bilans consécutifs), tout en continuant de faire face à la crise, aux difficultés financières et sociales, à l’isolement ou à la perte de certains proches, nous avons à plusieurs reprises en 2020 tenté de diffuser auprès de vous lecteur-rice-s notre esprit de partage propre à notre comité. C’est ainsi que sont notamment nés nos deux articles « Halloween vu par » et « Noël vu par« , dans lesquels la majorité de nos rédacteurs a échangé ses goûts collectivement. Cette volonté urgente de diffuser la culture est notre dernier secours face à l’uniformisation de nos pratiques intimes et publiques : prouvons que nous sommes curieux, ouverts au dialogue, à la découverte, aux nouvelles expériences, à la réflexion… L’art est là pour bousculer nos habitudes, renforcer nos convictions morales, raviver notre esprit et notre sensibilité.

Nuages Flottants, Mikio Naruse (1955), Wild Side

A Good Time nous croyons dans ce désir proprement humain de dialoguer avec les œuvres, car l’art est le plus beau et universel des langages, et le langage est le socle de nos civilisations. C’est pour cela qu’afin d’accompagner convenablement ce début d’année (et ce petit texte qui se veut malgré tout plein de promesses en devenir), nous vous proposons une liste de conseils par nos rédacteur-rice-s de films/albums qu’ils/elles jugent bons de (re)découvrir en cette période troublée. En espérant que ces propositions vous offriront d’agréables instants d’écoutes et de visionnages.

Là-dessus, nous vous souhaitons à toutes et tous une très bonne année, qu’elle soit enrichissante et pleine de découvertes ! (Photo de couverture : Une femme sous influence, 1974, de John Cassavetes, Cinema International Corporation)

Les conseils de la rédaction pour 2021

  • Robin Bertrand : Eloge de l’amour (2001), film de Jean-Luc Godard, et Aimer ce que nous sommes (2008), album de Christophe
  • Louis Bourgeois : The Connection (1962), film de Shirley Clarke, et Wrong Way Up (1990), album de Brian Eno et John Cale
  • Pablo Lito : Un singe en hiver (1962), film de Henri Verneuil, et Catch a Fire (1973), album de Bob Marley and The Wailers
  • Hugo Palazzo : Lettre d’une inconnue (1948), film de Max Ophüls, et Darkness on the Edge of Town (1978), album de Bruce Springsteen
  • Simon Decrouy : Le Hérisson dans le brouillard (1975), court-métrage d’animation de Yuri Norstein, et Unbehagen (1979), album du Nina Hagen Band
  • Félix Nolleau : Bons baisers de Bruges (2008), film de Martin McDonagh, et Misery Is a Butterfly (2004), album de Blonde Redhead
  • Andrea Taverna : Princesse Mononoké (1997), film de Hayao Miyazaki, et Bad Ideas (2019), album de Tessa Violet
  • Hugo Chazal : Si j’avais quatre dromadaires (1966), moyen-métrage de Chris Marker, et What’s Going On (1971), album de Marvin Gaye
  • Duane Grange : Prince of Texas (2013), film de David Gordon Green, et Modal Soul (2005), album de Nujabes
  • Simon Dechauffour-Kronenberg : In the Mood for Love (2000), film de Wong Kar-wai, et Bleu Pétrole (2008), album d’Alain Bashung
  • Clément Marguerite : L’Homme qui plantait des arbres (1987), court-métrage d’animation de Frédéric Back, et Operation: Doomsday (1999), album de MF DOOM
  • Olivia Thevenet : Divines (2016), film de Houda Benyamina, et Entre deux rêves (1967), album de Charles Aznavour
  • Loïc Feinte : D’Est (1993), film de Chantal Akerman, et En amont (2018), album d’Alain Bashung
  • Jules Duranton : Nuages Flottants (1955), film de Mikio Naruse, et Rock Bottom (1974), album de Robert Wyatt
  • Samuel Clack : Récréations (1998), film de Claire Simon, et Homogenic (1997), album de Björk
  • Malou Six : Goodbye, Dragon Inn (2003), film de Tsai Ming-liang, et Coming Home (2015), album de Leon Bridges
  • Anna Darrieutort : Frances Ha (2013), film de Noah Baumbach, et Life in Cartoon Motion (2007), album de Mika
  • Ulysse Vanniere : Dancer in the Dark (2000), film de Lars Von Trier, et Gruppa Krovi (1988), album de Kino
  • Marianne Pedrono : Les Traducteurs (2020), film de Régis Roinsard, et Yōkai (2020), album de Within Destruction

Votre commentaire

Entrez vos coordonnées ci-dessous ou cliquez sur une icône pour vous connecter:

Logo WordPress.com

Vous commentez à l’aide de votre compte WordPress.com. Déconnexion /  Changer )

Photo Facebook

Vous commentez à l’aide de votre compte Facebook. Déconnexion /  Changer )

Connexion à %s