Le Cas Richard Jewell : le faux coupable

Critique de Le Cas Richard Jewell (19 février 2020) de Clint Eastwood

Lorsque Richard Jewell et son avocat quittent fièrement le bureau du FBI, le pathétique est écarté. Témoin de leur départ, le plan ne les accompagne pas dans leur mouvement évasif, préférant cadrer la porte vitrée qu’ils referment derrière eux, comme la dernière page d’un roman enfin achevé réduisant les personnages au statut de silhouettes qui progressivement s’évaporent mais ne sont jamais oubliées. Et nous ne sommes pas prêts d’oublier Richard Jewell et Watson Bryant, Paul Walter Hauser et Sam Rockwell, l’imposant et le chétif, le naïf et le réfléchi. Alors, ne reste sur la porte que le logo de l’agence gouvernementale, si aigrement dépeinte pendant plus de deux heures, blanchâtre et vu de derrière. Il est tentant de voir dans cette image la métaphore du dernier film de Clint Eastwood. Car Le Cas Richard Jewell construit progressivement le contre-champ jubilatoire de tous ces clichés américains, le plus souvent véhiculés par les médias et les réseaux sociaux, ayant rejoint l’imaginaire collectif. Et pour mener cette entreprise à bien, le cinéaste choisit de partir d’un attentat survenu lors des Jeux Olympiques d’Atlanta en 1996.

Le Cas Richard Jewell, Warner Bros. France, 2020
De l’héroïsme à son envers

Depuis American Sniper (2014), Clint Eastwood ne cesse de décliner les figures de l’héroïsme, avec plus ou moins de succès. Aussi, ses derniers films se construisent généralement autour d’un événement. Un avion atterrit en catastrophe sur l’Hudson River dans Sully (2016), un terroriste est abattu par une balle tirée à une distance avoisinant les deux kilomètres dans American Sniper et un attentat est déjoué par une bande d’amis effectuant un road-trip européen dans Le 15h17 pour Paris (2018). Mais l’attentat, dans Le Cas Richard Jewell, malheureusement survient. Car lors de ces Jeux Olympiques autour desquels s’agence l’intrigue du film, une bombe artisanale explose durant un concert en plein air. Cependant, le nombre de victimes potentielles de la catastrophe est grandement diminué grâce aux inquiétudes proférées par un agent de sécurité, ce cher Richard.

De la même manière que le permettait le raccord sonore mémorable clôturant la séquence d’ouverture d’American Sniper, reliant le geste du soldat (appuyer sur la détente d’un fusil) à celui de l’enfant apprenant à chasser avec son père des années auparavant, Clint Eastwood choisit de commencer son récit avant l’événement dans le projet de montrer comment Jewell a pu réagir de la sorte lorsqu’il s’y est confronté. Mais les origines sont relatées beaucoup plus rapidement que dans American Sniper, lequel s’attachait à construire une ambiguïté autour de son personnage principal. Car Le Cas Richard Jewell ne dresse pas seulement un portrait. D’ailleurs, celui-ci serait assez fade : éternel puceau vivant toujours chez sa mère, grand amateur d’armes et de fast-food, Richard rêve de devenir un policier exemplaire reconnu par ses pairs mais se retrouve viré par un supérieur hiérarchique lui conseillant gentiment d’aller consulter un psychiatre ou toute autre personne susceptible de prendre en charge son état mental proche de celui d’un poisson rouge ne cessant jamais de faire le tour de son bocal. En somme, Jewell est plutôt quelqu’un de détestable.

Aussi, le film propose, et heureusement, de dévoiler comment deux des plus importantes puissances mondiales – pour reprendre des termes employés par l’avocat de Richard -, le gouvernement américain et les médias, érigèrent un citoyen des plus lambda en héros national pendant un peu moins de trois jours avant d’en faire une victime. L’exercice – la mise en formes des flux de pouvoir agissant sur le quotidien d’un individu – est difficile. Mais il faut se rassurer car, malgré ses quatre-vingt dix années imminentes, Clint Eastwood est toujours aussi rigoureux et précis dans sa mise en scène. On lui pardonne Le 15h17 pour Paris, tant Le Cas Richard Jewell est un contre-champ exemplaire à ce film de vacances digne des meilleurs soap opera juvéniles et francophones des années 1990.

Mouvements, flux et collisions

Souvenirs de Bradley Cooper qui, dans American Sniper, se retrouvait assis dans son canapé, prisonnier d’un travelling circulaire couplé à des sons de guérilla, mouvement de caméra qui finissait par le dévoiler face à une télévision éteinte sur l’écran de laquelle ne persistait que son reflet rendu incertain par la lumière du jour. Un fantôme. Dans la scène suivante, il se jette en hurlant sur son chien, persuadé que l’animal n’est autre qu’un taliban agressant son enfant au beau milieu d’un barbecue entre voisins. C’est parce que, dans les derniers films de Clint Eastwood, les traumatismes vécus par les personnages génèrent toujours à l’image de l’intrusion et du fantasme. Dans Le Cas Richard Jewell ne cesse de s’intensifier l’angoisse ressenti par un foyer constitué du personnage éponyme et de son entourage. Ainsi, la quasi-totalité du film se déroule dans un appartement banal de la banlieue d’Atlanta, encloisonnant par le poids des événements qui s’amassent autour de lui. Il faut alors voir comment les flux circulent : agents du FBI ne cessant d’entrer et de sortir, sonneries de téléphones, écran de télévision diffusant des images de l’affaire ou des films de guerre, cris des journalistes passant leur journée devant l’appartement, guettant le moindre signe de ses habitants, lesquels finissent par fermer tous les stores des fenêtres, n’osant plus prononcer un mot. Le film eastwoodien devient orwellien. L’oppression naît de mouvements, d’actions intrusives, répétitives, incessantes. Les images, à l’instar de tous ces flux, entrent en collision : documents d’archives, reconstitutions, caméra à l’épaule ou plans d’ensembles adoptant des points de vue surélevés vis-à-vis des événements. Clint Eastwood jouit de l’agencement de cette diversité formelle, comme lors de cette séquence où s’alternent au montage la course effrénée de Michael Johnson au 400m avec celle, plus lente mais non moins dénuée d’intensité, de Watson Bryant effectuant à pieds le trajet entre le lieu de l’attentat et une cabine téléphonique depuis laquelle le vrai coupable a passé un coup de téléphone aux autorités avant l’explosion de la bombe.

Si le réalisateur se focalise grandement sur ces images en circulation, il n’en oublie pas pour autant ses personnages. Et, comme dans son précédent film, La Mule (2019), le second degré et l’humour naissent de nombreuses situations, créant un contrepoint bienvenu au climat angoissant développé par la mise en scène. Il faut voir comment Sam Rockwell, dont la dégaine est plus proche de celle d’un pêcheur du dimanche que d’un avocat, se démène comme un diable pour défendre au quotidien son client et ami, et le plus souvent sans succès tant Jewell est quelqu’un de demeuré. Ainsi, avant que le FBI ne débarque chez la mère de l’accusé pour embarquer les trois quarts de leurs biens – on ne sait jamais, un tupperware peut servir à la fabrication d’une bombe artisanale -, il sermone Richard : il ne doit absolument pas prononcer un mot en présence des employés de l’agence gouvernementale. Mais bien sûr, il ne fait que ça, n’hésitant pas, sous les regards désespérés de sa mère et de son ami, à arguer qu’un de ses livres lui a appris beaucoup de choses sur le fonctionnement des services de police américains.

Ainsi, on se surprend à retrouver quelque chose de Pentagon Papers (2018) et Vice (2019) dans Le Cas Richard Jewell. La précision de la mise en scène de Steven Spielberg se retrouve couplée à l’humour, parfois le montage, d’Adam McKay. Aussi les images, les flux et les événements qui s’entrechoquent liés à un comique grinçant rendent le dernier film de Clint Eastwood étonnant. Le Cas Richard Jewell affirme, encore et toujours, la grandeur d’un cinéaste qui, comme son personnage lors de la dernière séquence de La Mule, continue à entretenir avec passion son jardin.

Crédits : Warner Bros. France

Un commentaire Ajouter un commentaire

  1. princecranoir dit :

    Bravo pour cette chronique Louis, elle décortique à merveille la parfaite mécanique à l’œuvre dans la mise en scène de la déconstruction d’un héros. Le parallèle avec « American Sniper » (que j’avais revu juste avant) s’impose en miroir inversé puisqu’il s’agissait bien là de raconter « la légende » d’un héros reconnu comme tel nationalement (au sens patriotique du terme, et là-dessus Eastwood ne fait aucune ambiguïté en terminant son film sur les funérailles en grande pompe) qui partageait avec Jewell un même besoin de « protéger » ses concitoyens. Il s’avère que l’envergure du second, et son apparente naïveté (élevé dans le giron maternel qui fait la part entre « gentils » et « méchants ») ne lui permettent pas d’être un « chien de berger » de même stature, sinon cette célébrité soudaine qui le propulse, par médias interposés, au centre de toutes les attentions. Tous deux seront bien les victimes collatérales d’un système dont Eastwood s’est, depuis longtemps, évertué à dénoncer la nocive perfidie. Bien des points communs rapprochent en ce sens Richard Jewell de Christine Collins qui, dans « Changeling », à force de crier à la mystification, se voyait privée de sa liberté et de son libre-arbitre par des autorités défaillantes et corrompues par le pouvoir politique local. Eastwood fut maire de Carmel, autant dire qu’il porte un intérêt plus qu’évident à ce sujet. Cette corruption des édiles locales dans l’Amérique de l’entre-deux guerres, il l’étend clairement au pouvoir central dans « Richard Jewell », pointant du doigt l’ennemi politique (Bill Clinton, montré dans le film, restera sourd aux appels lancés par la mère de Richard Jewell). Quand il filme l’envers du sigle FBI sur la porte vitrée, après avoir longuement insisté sur les symboles du pouvoir à l’arrivée de Jewell et de son avocat dans le bâtiment (sur le sol, sur les murs), c’est aussi l’envers du pouvoir qu’il pointe du doigt. Il faut croire qu’Eastwood garde foi en la justice néanmoins, l’avocat étant, pour Jewell comme pour Christine Collins, une sorte de sauveur de l’honneur bafoué. Les petites mains au service des puissants en paieront les conséquences dans les deux cas (humiliation d’un côté, démissions en série de l’autre). Ce qui est dommageable, c’est tout de même le sort réservé à Kathy Scruggs dans le film. Personnage problématique, en apparence détestable, mais intéressant, comme l’était le journaliste qu’Eastwood interprétait dans « Jugé coupable ». Pas un mot à la fin sur le sort tragique de la vraie Kathy Scruggs, qui elle aussi subit a posteriori les conséquences de cette histoire.

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