Images de la menace dans le cinéma d’horreur contemporain

Menace, rythme, espace. On peut envisager le cinéma d’horreur comme le lieu où se joue et se rejoue éternellement l’agencement, dans l’image, de ces trois choses. Du « Conjuring Universe » au catalogue cheap de Netflix, une accumulation de productions horrifiques fades me pousse à envisager une hypothèse : c’est l’intelligence de l’agencement de ces trois choses (menace, rythme, espace) qui induit la capacité d’un film à me faire peur. Quand je dis peur, je désigne autre chose que ce qui secoue mon corps quand, sans aucune logique, un cut sonor et visuel me force à sursauter. La peur, c’est le sentiment d’angoisse avec lequel j’aime jouer lorsqu’un film cherche à me prendre au piège dans ses images.

Une équation simple, que les films d’horreur parviennent à répéter sans jamais tourner en rond – du moins lorsqu’il cherchent à faire du cinéma. Un bref exemple canonique, pour comprendre dans quelle mesure la peur cinématographique me semble induite par le jeu toujours imprévisible de cette équation à triple entrée : Halloween (John Carpenter, 1978). La caméra suit le trajet d’un enfant dans un long travelling angoissant. Elle montre d’abord au premier plan les jambes d’un homme, alors que le jeune garçon traverse un parc à l’arrière-plan. L’individu dont le bas du corps occupait le devant de l’image entre dans une voiture de police. Cette découverte (je ne suivais jusqu’ici que le trajet d’un policier) ne suffit pas à me rassurer : la caméra continue à suivre l’enfant à travers la vitre arrière de la voiture et la musique inquiétante de Carpenter bat son plein. Finalement, le véhicule continue son chemin, et laisse le garçon tranquille.

La grande trouvaille du film consiste à jouer avec ces plans qui me plongent dans un point de vue étrange, flottant. Je les identifie d’abord intuitivement à la vue subjective d’une menace, portée sur une victime. Or, ces visions s’avèrent être des à côté : ils ne sont que des leurres, destinés à induire une tension dans la durée, par la confrontation entre danger et victime au sein d’un même espace. Résultat : j’ai peur. J’ai peur parce que, dans l’intervalle qui précède – ou non – l’apparition de la menace au sein de l’image, quelque chose comme une mise en tension de l’espace a eu lieu. J’ai d’autant plus peur qu’ici, la manière dont cette tension trouve sa résolution repose sur un décalage qui met à mal le confort de mes habitudes de spectateur.

Conclusion provisoire : la peur, au cinéma, c’est la manière dont la disposition inattendue d’une menace dans l’image crée une tension dans le temps, productrice d’un espace. Pour qu’un film d’horreur « marche », il ne lui suffit pas de représenter un espace : il faut qu’il le crée. Cet espace créé, c’est celui où, en tant que spectateur, je me sens pris au piège. Pris au piège dans celui d’Halloween, car il ne cesse implicitement de me poser une question : est la menace ? Mieux, il me propose une première réponse – mensongère – pour ensuite me prendre au dépourvu.

Essayons de comprendre ce qui, ces dernières années, distingue tous ces films qui m’ont laissés de marbre, de ceux qui m’ont bel et bien fait peur. Trois logiques (au même titre qu’Halloween proposait une véritable logique cohérente du décalage) : logique du sursaut, de la confrontation, et de l’incertitude.

Sursaut

Très sûrement la forme la plus récurrente par laquelle un film pense pouvoir me faire peur. Soudainement, une effraction visuelle et sonore m’arrache un sursaut. Je le répète : je sursaute, mais je n’ai pas peur. Je n’ai pas peur car aucun intervalle de tension ne me rattache à l’espace déployé par les images. Mais alors, comment penser cet intervalle (dont le déploiement suppose une certaine durée), si le jump scare ne se manifeste que sous la forme d’une rupture soudaine ?

Dans Insidous (2010), James Wan donne un exemple parfait de la manière dont un « bon » jump scare suppose plus qu’un effet de montage imprévisible. Alors que l’un des personnages fouille la maison hantée où se déroule le film, il entend un craquement sur sa droite. Léger panoramique : un tiroir ouvert semble l’attendre, au milieu de la cuisine. Pendant une vingtaine de secondes, un champ contre-champ oppose ce personnage et le meuble suspect, filmé de plus en plus près. Fatalement : jump scare (une main sort du fond du tiroir pour agripper la sienne). Mais il n’est plus « gratuit », dans la mesure où l’intervalle qui le précède met en place un cadre ludique. Je sais – ou du moins suis en mesure de savoir – que quelque chose va se passer. Je joue alors à me faire peur – mieux, j’ai peur avant même que le jump scare n’intervienne. Cette courte séquence témoigne de la manière dont un jump scare efficace n’est pas qu’une affaire de rupture de rythme : il requiert une certaine mise en place, et a précisément valeur parce que, malgré toutes les indications de la mise en scène proprement inisidieuse de James Wan, je sursaute et j’ai peur, sans qu’on puisse véritablement parler de surprise.

James Wan, Insidious, Wild Bunch Distribution, 2010

C’est cette préparation qui distingue ce que fait James Wan dans ce film d’une immense majorité des jump scare du cinéma d’horreur contemporain. Paradoxalement, c’est au succès de certains de ses films qu’on doit une telle massification de son usage. Son travail se distingue toutefois la plupart du temps de cette généralisation souvent vulgaire, proprement terroriste, du jump scare. Une utilisation gratuite, car elle ne participe d’aucune mise en tension, elle n’est productrice d’aucun espace-temps saisissant. Elle se résume à un bref stimulus nerveux, aussi vite oublié qu’advenu. Le procédé visuel du jump scare ne saurait être autre chose qu’une rupture brève et soudaine. En revanche, la manière dont il est agencé avec le reste du film peut engager une mise en scène qui permet de lui donner toute une ampleur – malheureusement absente dans la majorité des films.

C’est parce que James Wan met en tension un espace où je me sens pris au piège que ses jump scare me marquent autant, et pendant si longtemps. Non seulement car leur effet disruptif est décuplé par une attente qui crispe mon attention, mais aussi parce qu’ils contaminent la mise en espace du reste de ses films. Ses longs travellings tout en surcadrages ne sont plus de simples errances dans une maison hantée : ils sont le déploiement d’un espace dont chaque interstice, chaque ouverture, me confronte potentiellement à une menace.

Confrontation

Deux réalisateurs contemporains ont intégré la logique de la confrontation à leur mise en scène avec une efficacité par moment redoutable : Jordan Peele (Get Out, Us) et Ari Aster (Hérédité, Midsommar). J’appelle « confrontation » ce moment de flottement proprement paralysant, où les images de ces films m’exposent à une menace à la fois clairement identifiée et parfaitement immobile.

En regardant Us (2019), je suis proprement tétanisé par la présence figée de cette famille, en tout point identique à celle qui se cache à l’intérieur de la maison de vacance, lors de la première moitié du film. L’insistance avec laquelle Jordan Peele nous confronte à cette présence menaçante induit, là encore, une forte tension qui investit l’espace déployé par le film. J’ai l’habitude d’associer la menace à un hors-champ, puisqu’il est souvent déjà trop tard lorsque le tueur apparaît à l’écran. Ici, on me montre clairement, frontalement, quelque chose que tout me pousse par ailleurs à associer à un danger. En renonçant aux mécanismes habituels de la peur (hors-champ et course-poursuite) pour leur substituer cette fixité totale, le film produit littéralement quelque chose de l’ordre de la tétanisation. Une angoisse déployée dans le temps, qui est l’exact inverse des jump scare répétitifs et sans conséquence qui saturent les productions horrifiques contemporaines.

Jordan Peele, Us, Universal Pictures International, 2019

Déjà, dans Get Out (2017), une courte mais remarquable séquence nous confrontait à une menace avec une frontalité saisissante : lorsque l’inquiétant jardinier de la belle-famille du personnage principal fonce droit sur lui, avant de détourner sa course au dernier moment (il effectuait en fait un jogging nocturne). La ligne parfaite de sa trajectoire convoque un rapport presque géométrique à l’espace : quelque chose de profondément artificiel rapproche cette dynamique visuelle de la ligne parfaite et figée formée par la famille inquiétante de Us.

Midsommar (2019) joue sur une tension assez similaire, déployée dans une sorte de huis clos en plein air au sein de la communauté païenne suédoise où se déroule le film. La majorité du film se passe en plein jour, sous un soleil de plomb : là encore, la menace n’est pas du tout associée à un défaut de visibilité. Les cadres fixes d’Ari Aster enserrent dans le même espace les protagonistes et la menace, ici incarnée par cette communauté inquiétante et ses rituels. Une logique de confrontation, donc, qui va également à contre-courant des modalités dominantes par lesquelles le cinéma d’horreur contemporain cherche à nous faire peur. L’attente nerveuse qui résulte de cette confrontation inhabituelle est ici remarquablement étendue à l’ensemble du film. Encore plus étonnant : la fin de Midsommar résout cette tension par un pas de côté qui provoque presque plus un sentiment de malaise que de la peur à proprement parler. Tout se passe comme si le film me plaçait perpétuellement dans l’attente de l’explosion d’un conflit. Or, l’exposition des corps des victimes du sacrifice qui clôt l’œuvre d’Ari Aster se fait avec une étrange douceur.

Ari Aster, Midsommar, A24, 2019

La manière dont l’image (par la photographie du film qui est légèrement surexposée et la composition géométrique des cadres) met en scène la menace porte Midsommar à la lisière du fantastique. Cela est enrichi par un travail du rythme particulier, induit par une consommation récurrente de drogue par les personnages et l’étrangeté des rituels de la communauté suédoise. Cette bifurcation narrative et esthétique ouvre le film sur un horizon qui n’est plus tout à fait horrifique. Tout (l’image et ce qu’elle montre) tend à se déployer avec une lenteur singulière qui questionne notre expérience de spectateur et ses habitudes vis à vis du cinéma d’horreur.

Incertitude

The Strangers (Na Hong-Jin, 2016). Alors que le quotidien d’un village coréen est perturbé par des visions terrifiantes et des morts inexplicables, plusieurs témoignages incriminent un vagabond japonais vivant dans les forêts environnantes. Inspecteurs de police, le personnage principal et son collègue procèdent à une ascension de la montagne boisée qui mène à la cabane du Japonais. Logique de confrontation, d’abord, alors que les personnages s’enfoncent toujours plus loin dans la forêt pour se jeter directement dans la gueule du loup (on identifie alors clairement ce stranger à une menace – et tout le film jouera de variations autour de cette ambiguïté). J’avance inexorablement vers une fixité dangereuse – dans un mouvement inverse à la course du jardinier de Get Out, qui lui fonçait sur nous.

Mais les images qui m’intéressent sont celles qui figurent l’intérieur du logement du Japonais. Alors que les deux policiers fouillent la cabane, ils découvrent deux pièces très inquiétantes : l’une remplie de photographies de victimes (dont certains morts du village), l’autre d’objets semblant servir à un rituel vaudou. La musique et l’éclairage à la bougie participent pour beaucoup à l’atmosphère angoissante de la séquence : cette angoisse ne provient pas d’une menace clairement localisée. La mise en image de cet espace induit un malaise diffus qu’aucun des objets trouvés dans la cabane ne cristallise clairement. Il faut ici souligner l’importance de la durée et de l’échelle des plans qui figurent l’intérieur de la cabane. Trop insistants pour simplement servir à planter un décor, ces plans sont par ailleurs trop courts pour nous laisser le temps d’identifier précisément les détails et les enjeux des objets accumulés dans ce lieu. Une hésitation similaire caractérise l’échelle de ces plans : en imposant une certaine distance avec ces objets, ils nous empêchent de focaliser clairement notre attention sur un détail précis, sa nature, ses enjeux. Mais nous n’avons pas non plus accès à la visibilité de la totalité de la pièce, ce qui nous invite quand même à chercher un indice dans l’image. Cette logique d’indécision empêche toute lecture claire du plan et participe pleinement à l’aura angoissante dans laquelle nous plonge le film.

Na Hong-Jin, The Strangers, 20th Century Fox, 2016

Dans The Strangers, un espace inquiétant marqué par une incertitude diffuse cristallise un sentiment de danger dans une figure absente. Le très bon It Comes at Night (Trey Edward Shults, 2017) repose exactement sur le même principe, étendu sur l’ensemble du film. Les enjeux de cette logique sont exactement inverses aux longs travellings tout en surcadrages des films de James Wan. Dans Insidious et Conjuring (2013), c’est le parcours d’un espace vide, où l’on s’attend à voir surgir une menace focalisée, qui crée la tension.

Penser pour faire peur

Rythme : création d’un intervalle qui met en tension l’espace. Espace : celui que déploie le film cesse d’être un simple objet de représentation, car cette tension me pousse malgré moi à m’y projeter. Menace : diffuse ou cristallisée, sa localisation est ce qui donne à la mise en espace tout son enjeu. C’est en agençant ces trois choses dans l’image que le cinéma d’horreur parvient à me faire peur. C’est l’intelligence de cet agencement qui fait de ces films autre chose que le déploiement désincarné de mécanismes usés jusqu’à la corde. En pensant l’image, ses effets, ses enjeux, tout un pan horrifique du cinéma d’auteur contemporain se distingue d’un flux incessant de productions horrifiques anonymes (Netflix n’affiche pas le nom des réalisateurs dans la présentation des films de son catalogue) et irréfléchies (comme Sans un bruit, John Krasinski, 2018), film sur le silence rempli à foison de screamers assourdissants).

crédit photo de couverture : John Carpenter, Halloween : La Nuit des masques, Warner-Columbia Film, 1978

Un commentaire Ajouter un commentaire

  1. princecranoir dit :

    J’aime beaucoup cette analyse qui tente de circonscrire le territoire neos frayeurs cinématographiques à l’intérieur de ces trois repères. Néanmoins, pour que l’angoisse puisse sourdre, ne fautil pas ajouter des éléments exogènes au film, à savoir le format et le lieu de visionnage de celui-ci ?
    Notre capacité d’immersion et d’identification en dépend énormément me semble-t-il, tout comme il faut à ce film supposé nous effrayer une bonne histoire, traduite en scénario bien écrit. Suivent les éléments de mise en scène, montage, mixage, étalonnage, bref, la grande horloge cinématographique doit être parfaitement réglée sur l’heure de la peur.

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