Critique de Us (21 Mars 2019) de Jordan Peele
Il fait nuit. Un homme est confortablement installé dans son fauteuil. Il somnole. Sa maison est spacieuse, il est en peignoir et boit du whisky : il est Américain. Quelque chose le réveille en sursaut. Sa femme, aussi alcoolisée que lui mais faisant tout de même preuve d’inquiétude, pense entendre une personne rôdant autour de leur maison. L’homme s’en moque. Quelle idée absurde, on ne peut violer sa propriété ! Riche vacancier qui se respecte, il préfère écouter les Beach Boys avant d’aller faire l’amour à sa femme. Grossière erreur, le mal est déjà là. Il surgit sans prévenir de chaque recoin de la maison. Vêtu de rouge, armé de ciseaux, il a le même visage que ses victimes. Avec son nouveau film, Jordan Peele pointe du doigt la bêtise d’une nation toute entière à travers une atmosphère fantastique et burlesque.
Si son précédent film Get Out avait réussi à retranscrire les relations raciales de manière horrifique dans un environnement réaliste et familial, Us préfère la dérive fantaisiste. Cette dérive, c’est d’abord celle d’Adelaide dans une fête foraine. Son père ne la surveille pas, elle en profite pour s’éloigner, se rendre sur la plage. Au loin, des éclairs annoncent un orage à venir, une tempête. Elle fait d’abord face aux vagues avant de se retourner. S’offre à elle une attraction dédiée au monde magique de Merlin l’enchanteur et une inscription : “Trouvez qui vous êtes”. Une fois à l’intérieur, une panne de courant survient. La fillette se retrouve perdue dans un palais des glaces. Ses multiples reflets remplacent les murs, mais l’un d’entre eux reste immobile, le dos tourné. Le bleu de la pièce est aussi glaçant que le sifflement émis par ce double. Face à l’horreur, elle ne peut que crier, mais le hurlement attendu est remplacé par le surgissement de l’oeil d’un lapin blanc. Jordan Peele marche dans les pas de Lewis Carroll et Ray Bradbury. Le premier imaginait un univers fantastique par-delà les miroirs du monde, le second une planète où des cosmonautes courent à leur perte en rencontrant les doubles de leurs familles. C’est là toute l’intrigue de Us. Bien des années après cette rencontre, Adelaide est mariée à Gabe. Ils ont deux enfants, Zora et Jason. Alors qu’ils passent leurs vacances dans sa maison d’enfance, une famille se présente à eux en pleine nuit. Leurs visages sont familiers : ce sont eux, leurs doubles. Ils viennent d’un monde jusqu’ici inconnu et sont là pour les tuer.
Il faut voir dans Us davantage qu’un petit film d’horreur sur les doubles maléfiques. Comme son prédécesseur Get Out, il parle des Etats-Unis. Le titre du film l’indique. Us, c’est nous, mais ce sont aussi des initiales. Cette dimension introspective est confirmée par le double d’Adelaide : “Nous sommes américains”. Us tend le miroir d’une nation. L’Amérique de Jordan Peele est belle et symétrique. C’est un cinéaste qui pose ses plans, insistant sur le cadrage comme le faisait John Carpenter dans Christine, mais aussi un cinéaste de la couleur : celle de l’espace tout entier sur lequel semble déteindre la fête foraine bordant la plage de Santa Cruz. Tout semble rouge, jaune, orange ou bleu foncé. Ces teintes, aussi chaudes qu’inquiétantes, fragmentent les lieux du film (la maison, la plage, le lac, les souterrains…), Jordan Peele œuvrant à la manière d’Argento dans Suspiria et Inferno, en véritable peintre. Mais la beauté de ce pays n’a d’égale que sa bêtise. Cette bêtise, c’est celle de ses habitants. Réussir aux Etats-Unis, c’est avoir une villa en bord de lac avec le plus de fenêtres possible, rouler à bord d’un pick-up flambant neuf, acheter un bateau, aller à la pêche et bien sûr ne pas prononcer d’injures. Les défauts caractérisant les personnages ne peuvent que se retrouver chez leurs doubles. Zora, qui refuse de faire de l’athlétisme, préférant passer ses journées sur son smartphone, fait face à Umbrae, son ombre au sourire figé qui l’obligera à courir pour sauver sa peau. Le double de Kitty, femme alcoolique et adepte de chirurgie esthétique, a les cheveux trempés en permanence et se met du rouge à lèvres avant de se mutiler le visage à coups de ciseaux. Jordan Peele se moque. L’horreur, comme chez Wes Craven, est intrinsèquement burlesque. Les Reliés (nom donné à cette autre nation) sont aussi violents que maladroits, communiquant entre eux par des onomatopées et capables de tomber dans les pièges les plus stupides. Mais cette stupidité est toujours le reflet de celle du double. C’est ainsi que, après s’être livrée à un massacre, la famille d’Adelaide se dispute afin de savoir lequel d’entre eux a tué le plus de personnes.
C’est une autre Amérique que dévoile Us, la vraie. Jordan Peele lève le voile d’un geste moqueur. Son film a beau présenter un monde différent, au côté fantastique assumé, il dit pourtant des choses sur le nôtre. Sa cible, ce sont les apparences. Ces belles images véhiculées par les réseaux sociaux et les reportages télévisuels construisant un imaginaire occidental d’espaces lointains se retrouvent dans Us. Film Instagram au premier regard, il ne l’est que pour montrer l’envers de toutes ces images. Le cinéaste prend quelque chose de beau et l’amène progressivement à l’horreur. Qu’y a-t-il derrière le miroir ? De la même manière qu’Adam McKay dans Vice, Jordan Peele dévoile une vérité cachée : le monde est fondamentalement violent et immoral. Pour l’auteur, le genre devient un bac à sable, un intermédiaire pour souligner les apparences, jouer avec, avant de les briser par leur propre reflet. Ce qui en résulte, c’est le chaos : des morts dans les maisons, dans les rues et sur les plages, des meurtriers qui se tiennent la main par milliers, et des lapins.
Photos : Universal Pictures International France.