Critique du film Antoinette dans les Cévennes (sorti le 16 septembre 2020), de Caroline Vignal
Mais nous sommes tous des voyageurs dans ce que John Bunyan nomme le désert de ce monde – tous, aussi, des voyageurs avec un âne et ce que nous trouvons de meilleur en route c’est un loyal ami. Bienheureux le voyageur qui en trouve plusieurs ! Nous courons le monde, en fait, pour les rencontrer. Ils sont le but et la récompense de la vie
Voyages avec un âne dans les Cévennes, Robert-Louis Stevenson, « Dédicace à Sidney Colvin »
Antoinette dans les Cévennes, le nouveau film de Caroline Vignal, ranime la beauté des mots de Stevenson, dont la contemporanéisation du romantisme de l’auteur britannique se dresse comme un modèle d’écriture et de mise en scène, le tout pour une chatoyante et touchante comédie. La réalisatrice filme la rencontre avec autant de grâce et de simplicité que Stevenson décrit modestement les portraits des inconnus de son chemin. C’est alors une série de visages devenant rapidement familiers. Dans l’aléa de la marche, dans la désorientation de l’inexpérimentée (la brave Antoinette perdue seule dans les montagnes), se trouve la possibilité de la rencontre. Il y a une mise à égalité des individus par l’horizontalité de la mise en scène, une forme embrassant le style modeste et contemplatif du roman d’origine.

Le film raconte les vacances d’été improvisées d’une institutrice heureuse de retrouver son amant Vladimir, père de l’une de ses élèves, en cette fin d’année scolaire. La déception est lourde lorsque celui-ci annonce partir une semaine dans les Cévennes pour effectuer la fameuse randonnée Stevenson, accompagné de sa fille et de sa femme. Antoinette (Laure Calamy) décide alors de faire le même chemin, toute seule, ou presque… Accompagnée de son âne Patrick, débute son périple d’abandon à l’inconnu et à l’aléatoire des petits sentiers du grand parc national.
La balade (pas trop) sauvage
L’intelligence du film réside d’abord dans sa reprise du romantisme de Stevenson. La discrète photographie, jamais trop dans l’extase abusive, réussit à replacer la nudité de l’homme face à la nature, une réelle mise à nue contemplative. Le corps de Laure Calamy s’expose, et se révèle. Si au départ Antoinette se caractérise par une forte maladresse, une sorte d’exhibition dénaturée de la non-maîtrise de ses gestes ; peu à peu elle s’affirme, se réapproprie ses qualités physiques sans supporter le regard des autres mais au contraire en se détachant du poids des contraintes de la socialité. Les inconnus (ceux du gîte), d’abord vus comme hostiles (par leurs jugements, leur omniprésence visuelle, et le flux continu de leurs paroles), sont rapidement placés dans le régime de l’hospitalité. C’est le règne de l’hôte, un lieu où la camaraderie s’instaure en amont de la connaissance de l’autre. En ce sens, il s’agit d’un film sur la beauté de la rencontre, dans ce qu’elle a d’étrange et de programmée : rien n’est plus propice à la fréquentation que la participation à des marches organisées.

Et pourtant, dans cet artifice de la randonnée, il y a cette poésie du côtoiement éphémère, celui par exemple d’une vive rentrée dans le champ de l’image d’un groupe de grands-mères fans de trekking, avant le retour à la marche solitaire pour Antoinette au cœur des Cévennes dépeuplées. Quelle joie de voir défiler tous ces voyageurs tantôt insouciants, tantôt trop curieux, souvent d’une bienveillante générosité, à l’image de ce groupe de motards rencontrés par Antoinette, dont la première vision stéréotypée de loubards tatoués et métalleux est rapidement contrebalancée par une réconfortante balade nocturne : Antoinette à dos d’âne, entourée de ses nouveaux amis au milieu des ruelles de la petite ville en pierre. Déconstruction d’un cliché qui passe également par leurs goûts, préférant à la furie de Motörhead, la lenteur d’une ballade country chantée par un vieil homme.
Masculin, féminin
Aucune scène n’échappe à la présence de la touchante Laure Calamy, livrant une performance d’une grande justesse. C’est un film sur l’évolution et la mutation d’un corps féminin. Antoinette passe par différents stades au cours de cette unité temporelle qu’est la traversée montagnarde. Renouant avec un héritage des figures féminines parcourant l’histoire du cinéma, et côtoyant de nombreux clichés liés à la représentation de la femme, il s’agit pour le film de rendre compte d’un véritable voyage symbolique : celui du passage du cloisonnement des représentations à l’émancipation la plus totale.

Ainsi il y a plusieurs étapes, à commencer par le corps burlesque, celui d’Antoinette qui ne se maîtrise pas, tout autant qu’elle ne contrôle pas les avancées aléatoires de son âne. Cette forte expressivité renvoie à l’euphorie des personnages féminins du cinéma américain classique : l’extravagance des gestes fait écho à la maladroite Katharine Hepburn, et à ces personnages des films d’Howard Hawks ou d’Ernst Lubitsch, dont la balourdise ne fait que renforcer une empathie dans ce tragique d’une inadéquation d’une femme avec son milieu. En ce sens, la scène d’ouverture expose parfaitement cette double tonalité tragico-comique : Antoinette enfilant une robe clinquante en totale incompatibilité avec son statut de maîtresse, pour le spectacle de fin d’année de sa classe, est heureuse de chanter vivement du Véronique Sanson telle une jeune fille accomplissant son rêve d’être sous les projecteurs (et d’être « Amoureuse » pour reprendre le titre de la chanson). Mais elle oublie, dans son emportement scénique, le regard méprisant d’une audience silencieuse de parents médisants et médusés.
Le second état est l’inscription dans le conte, emportant tacitement l’héritage allant de Perrault à Disney, à commencer justement par cette robe bleue, sorte de costume de Cendrillon, touche visuelle participant de ce brouillage diégétique. Toute une atmosphère de fable merveilleuse se révèle, au gré des avancées forestières, où la jeune femme fait littéralement corps avec une nature qui s’offre à elle. Elle va jusqu’à passer la nuit dehors avant de se réveiller dans un tableau irréel, au milieu d’une clairière issue des plus beaux fantasmes enfantins. Telle une Blanche-Neige perdue dans les bois, elle se retrouve entourée de toute une animosité fraternelle qui l’entoure dans une drôlerie inattendue, tandis qu’elle est couchée sur son fidèle Patrick, l’embrassant de toute sa chair.

L’autre grand aspect lié à la libération existentielle d’Antoinette est cette proximité avec les personnages féminins du cinéma des années 1960-70, notamment ceux du Nouvel Hollywood. Laure Calamy est une sorte de Faye Dunaway découvrant ses puissances dans la traversée géographique, cette révélation de soi propre au genre du road-movie. Ou bien, elle est encore davantage dans la lignée de Sissy Spacek dans La balade sauvage (1973) de Terrence Malick, où le personnage de Holly Sargis doit s’émanciper d’une emprise masculine nuisible, pour retrouver ses propres acceptions vitales. Le film de Vignal se construit alors comme un grand western, non éloigné de la perdition de L’homme qui n’a pas d’étoile (1955) de King Vidor, avec ce personnage de cowboy déboussolé en quête de repères, spatiaux mais surtout affectifs. Partir de rien pour retrouver peu de choses, mais la nécessité ou « la récompense de la vie » : un compagnon, un ami. Plutôt que vivre par procuration les désirs d’une autre, plutôt que se projeter dans une situation qui n’est pas la sienne en suivant les traces fantasmées de son amant qui l’a délaissée au profit de sa femme, Antoinette découvre qu’elle ne cherche pas simplement la compagnie de cet homme, l’empoté Vladimir, mais bien évidemment à communiquer ses propres forces vitales aux quelques-uns satisfaits de partager un bout de chemin avec elle.

Il y a donc un double modèle dans la construction du protagoniste central. Il s’agit de ce rapport à cette généalogie figurative de femmes indépendantes, tout en exhibant des attributs liés à la féminité : jamais n’est niée la sensualité, le désir, le mystère, émouvant tout autant qu’ont pu le faire Elizabeth Taylor ou Gene Tierney en leur époque. Mais il s’agit aussi de réemployer des topoï propres à la masculinité, transposés dans le corps de l’actrice. Antoinette est telle l’icône du cowboy solitaire incarné par le corps fatigué, désorienté, à bout de course de Clint Eastwood dans nombre de ses westerns. Elle fait le même chemin physique de l’avancée à travers les plaines et les plateaux, cette fois-ci français, traversée se couvrant d’une portée éthique : l’impuissance initiale se revêt d’un courage et d’une fringance salutaires. Antoinette dans les cévennes c’est donc l’histoire de l’affranchissement et de la métamorphose d’un corps en regard des représentations féminines et masculines. L’accomplissement de ces deux versants d’une même figure de l’être errant offre une grande portée à cette comédie en apparence légère. L’héroïne n’a rien à envier à la jeune hippie faisant du stop sans savoir où aller dans Breezy (1973) de Clint Eastwood, film dans lequel les hommes sont les symptômes d’une société vieillissante et archaïque, tandis que l’adolescente contrebalance avec l’ancien monde et offre un élan de liberté, de libre-appropriation de soi par un dépassement des limites instaurées par la société, c’est-à-dire les images véhiculées, en somme la culture. Renvoyant tout autant à des figures féminines que masculines, Laure Calamy s’est affranchi des genres, pour devenir pleinement corps filmique.

En outre, Caroline Vignal place cette figure féminine libérée face à différents aspects de la masculinité, d’abord imposante (contenue dans la posture de Vladimir : c’est bien lui qui décide de l’esseulement d’Antoinette), mais rapidement évincée de son statut de toute-puissance pour n’offrir que des profils d’individus maladroits, ridicules, lorsqu’il s’agit d’hommes en quête d’appropriation de leur virilité (comme un Marc Fraize hurlant et frappant bêtement Patrick) ; ou bien au contraire il s’agit d’êtres de douceur, de poésie, lorsque ces hommes sont soudainement ouverts à la présence du dialogue social, dans ce qu’il a de réconfortant, d’attendrissant, de sensuel. C’est le cas de ces tendres moments de discussion avec le propriétaire de la seconde maison d’hôte, racontant le voyage de Stevenson guidé par son amour. Il y a bien un renversement des premières logiques figuratives instaurées en début de film dès lors qu’Antoinette décide de ne plus être en conflit avec le monde et la nature (à l’image de sa gaucherie avec son âne), mais par l’acceptation de son voyage solitaire, elle renoue avec ceux croisant son chemin : en cela la rencontre finale avec cet homme seul, prenant Patrick comme compagnon, est porteuse d’une agréable justesse lyrique. C’est le même parcours initiatique entamé 150 ans plus tôt par Stevenson qui rejetait l’apparente hostilité initiale de ce décor inexploré et de son peuple méfiant et rebutant, pour ne garder que ce qu’il y a de bon dans l’inconnu, c’est-à-dire l’altérité, l’autre-moi.
Un âne plane
Peu étonnant que le choix de l’âne soit Patrick, une mule masculine et bornée, qui s’oppose à la fragilité initiale de la pauvre Antoinette impuissante, lorsque le compagnon de Stevenson était l’ânesse Modestie, dont la féminité ne cesse de revenir tout au long du récit afin de contrebalancer avec la cruauté de son auteur dans ses gestes de punition. Frappant d’abord sa pauvre bête, son unique compagnon, il ne voit alors que la sérénité et la beauté de Modestie qui l’oblige à agir mieux. Ici Patrick, la bête têtue, devient de la même manière le fidèle ami d’Antoinette, dialoguant littéralement avec elle par la profondeur de son regard (et n’hésitant pas à se moquer des situations dans des braiments répétés). Dans cette requête sentimentale, il y a la découverte quasiment luxuriante du rapport d’un animal à sa nouvelle compagne.

C’est un film réjouissant, léger comme le vent traversant les plaines des Cévennes, rayonnant comme ce soleil éclairant les petits chemins de campagne parmi lesquels l’amour de la nature rejoint le plaisir des corps qui se découvrent. Caroline Vignal a su créer une magnifique comédie telle que le bon cinéma français sait en faire, rappelant tout autant le récent Perdrix (2019) d’Erwan Le Duc, et ses délices absurdes campagnards, que l’écriture attentive des grands films d’Yves Robert, sachant mêler brillamment comme lui le comique saugrenu de nos existences en quête de sens, au tragique le plus intime des relations affectives. Le loufoque, le burlesque, le grivois et l’extravagant ne nuisent aucunement au sérieux des trajectoires profondément humaines, comme celle de cette douce héroïne magnifiquement interprétée par Laure Calamy. Bien au contraire, le rire est une source de chaleur contrebalançant avec toute forme de pessimisme, et niant une gravité maladive et récurrente dans une part du drame à la française, celui venant cadenasser les rêves enfantins et les désirs, ici ceux d’une femme plongeant pleinement dans l’existence dans son sens originel : une ouverture absolue au monde extérieur.
Crédit photo : Diaphana production 2020 (et Disney, Warner Columbia)
Bravo pour cette magnifique chronique plus que convaincante, admirablement tournée et richement agrémentée de nombreuses références qui font sens. Le rapport aux chantres du western est une évidence que la réalisatrice pointe du doigt explicitement à plusieurs reprises, lorsqu’elle utilise la chanson de Dean Martin extraite du Rio Bravo de Hawks, ou lorsqu’elle affuble son Antoinette d’un châle en guise de poncho telle Clint Eastwood juché sur sa mule en quête d’une poignée de dollars. Cette piste, comme vous l’avez fort bien décrit, rejoint celle empruntée par Stevenson, au gré de ses rencontres. Une ouverture à l’autre en même temps qu’un retour vers soi, on n’est pas à un paradoxe près avec cette Antoinette. C’est aussi un chemin solitaire néanmoins accompli à deux (c’est le sens de mon sous-titre 😉). Car solitaire, Antoinette l’est en effet, malgré sa liaison avec le peu recommandable Vladimir.
Tout ceci est admirablement écrit, savamment orchestré au fil du périple mais un je ne sais quoi vient gripper la machine après l’explication avec l’epouse cocue. L’entêtement d’Antoinette ne la rachète pas vraiment. Elle est à l’image de son parcours fait de changements de direction, d’avis (« je veux rentrer à Paris »), de chemins pris à rebours (après sa nuit sous la pineraie, à la fin). Déboussolée et déconcertante cette Antoinette décidément.
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