Les voies parallèles de La Féline

Pour faire suite à notre article consacré à ses albums, la remercier de nous avoir accueillis pour un passionnant entretien (à venir), et célébrer la parution de son nouvel EP Alentour de Lune le 2 octobre prochain, nous avons voulu revenir sur les sorties hors album d’Agnès Gayraud, toujours sous son pseudonyme de La Féline. Ne se satisfaisant pas de l’expression intime et quasi-mystique entreprise sur Adieu l’enfance, Triomphe et Vie future, Gayraud a ainsi régulièrement cherché de nouvelles voies musicales à explorer, donnant lieu à des publications annexes, moins expansives, plus spontanées, et souvent collaboratives. De la formation originelle du projet, quand La Féline était un trio, aux rencontres les plus récentes de la musicienne, c’est une véritable histoire artistique parallèle qui se dessine. Une histoire qui nous permet de comprendre un peu mieux encore la démarche d’une artiste singulière, d’où cet appendice qu’on espère signifiant et pertinent.

Cent mètres de haut (2009) et Wolf & Wheel (2010/2011) : premières offrandes discographiques

On pourrait penser que l’essentiel de l’identité d’un artiste musical se construit lors de ses débuts, ou même que tout s’y joue. L’injonction contemporaine d’avoir un style, un son déjà formé lorsqu’on veut faire paraître un premier single ou album, en espérant ainsi pouvoir répondre aux sirènes du cirque médiatique et vendre plus facilement un produit ciblé, n’y est pas étrangère. Cet état de fait n’a pourtant pas toujours été une évidence même d’un point de vue industriel – qui pourrait prétendre que les premiers disques des Beatles, des Cure ou de Blur annoncent fidèlement la suite de leur carrière et de leur œuvre ? On peut même aisément penser que rien n’est jamais acquis, rien n’est jamais figé lorsqu’on suit une trajectoire artistique, que les premières œuvres ne sont avant tout que des instants d’essai.

Interprétation acoustique en trio de “Freakin’ Out” disponible en version remixée par Ricky Hollywood sur Cent mètres de haut

Par sa position indépendante et underground, La Féline n’a pas eu à suivre cette ligne de conduite apparemment immuable. Plus de cinq ans se sont écoulés entre la formation du projet et la sortie de son véritable premier album, Adieu l’enfance, que Gayraud a d’ailleurs eu des difficultés à faire publier. Ces années de développement, fécondes, sont encore observables aujourd’hui dans trois EPs, dont les deux premiers Cent mètres de haut et Wolf & Wheel, ont été conçus en trio avec le claviériste et réalisateur Xavier Thiry et le batteur Stéphane Bellity. La vision de ce que représente et communique La Féline, qui suivra progressivement la direction souhaitée par Gayraud seule, n’avait alors pas vraiment cours : le groupe était avant tout là pour faire de la musique. Cent mètres de haut témoigne particulièrement de cette passion immodérée et pas complètement circonscrite dans des intentions précises, en proposant quatre pistes, mais dont une seule, qui donne son nom à l’EP, s’avère être un enregistrement fidèle d’une composition du trio. Les trois autres titres sont ainsi des remixes, conçus par Mondkopf, musicien électronique avec lequel Gayraud retravaillera, et Ricky Hollywood – le projet solo de Bellity – de chansons écrites en anglais et indisponibles ailleurs. Forcément, la voix de Gayraud, épicentre de sa musique, et ses textes, personnels, mouvants et émouvants, n’ont pas réellement la place de s’exprimer, mais la curiosité de cet objet ne le rend pas moins réjouissant.

Interprétation acoustique en trio de “Wolf & Wheel” extrait de l’EP du même nom

Wolf & Wheel emploie, lui, un format beaucoup moins surprenant et semble également plus travaillé dans les détails, ce qui ne lui confère pas pour autant une véritable unité. Visiblement fruit d’une fougueuse énergie créative, le disque emprunte ainsi une nouvelle direction à chaque piste. Par exemple, l’indie pop relativement directe de l’introductive et entêtante “Wolf & Wheel” est suivie par “David” et ses guitares rock d’un autre temps. Gayraud, qui mise tout sur les capacités fiévreuses de sa voix, ne trouve vraiment une voie qui lui sied qu’à partir de “Cœur bizarre”, dont les montées subtiles et le traitement mythologique du sensible annoncent déjà en partie l’esthétique de Triomphe. Plus marquant encore, “La Nuit du Rat”, morceau narratif construit sur des boucles hypnotiques de batterie, de basse et de synthés, semble être la genèse de ce sens presque indicible de l’agencement des mots et des sons qui fera l’identité de La Féline, commune à ses trois albums.  

Interprétation en concert de “La Nuit du Rat” extrait de l’EP Wolf & Wheel

La chanson “La Peur et le Courage” commence, elle, à tisser le rapport, cher à Gayraud, entre musique et consolation, sur un lit de guitares triomphales qui paraissait une conclusion parfaite. Cependant, le trio a jugé pertinent d’inclure deux titres bonus en fin de course pour accompagner ce portrait de groupe en développement. “Mystery Train” comme “Naïve” révèlent encore quelques traits constitutifs de la vision de Gayraud, tout en empruntant des chemins détournés. “Mystery Train”, a priori indolente, porte en réalité un sens presque insoutenable du désespoir amoureux et relationnel, démontrant une sensibilité que Gayraud saura ensuite réinvestir avec autant de finesse que d’intensité dans des chansons plus abouties. “Naïve” marque ce rare instant où Gayraud traite frontalement de problématiques sociétales propres au genre féminin, s’intéressant ici avec sa lucidité non dénuée d’affect, à une figure d’innocente juvénile qui sera vite confrontée à notre monde corrompu et violent. Wolf & Wheel, même s’il grouille d’idées qui ne collent pas forcément les unes avec les autres, est un détour indispensable pour quiconque veut replacer les splendeurs à venir dans leur trajectoire tortueuse, expérimentale et sincère.

Echo (2011/2012) : découverte distanciée d’une individualité

L’enregistrement studio de la reprise de “Johnny Remember Me“

Première des sorties solos encore disponibles de La Féline, Echo a cela de particulier qu’elle est composée de réinterprétations de chansons déjà parues, associées à un travail sonore conceptuel autour de la notion d’écho, facilement assimilable à un double mouvement de hantise et de prise de distance. Gayraud emprunte des morceaux à la situation initiale plus ou moins claire, et les « déterritorialise » en se les appropriant, armée principalement de sa voix, de guitares et de boîtes à rythme. Pour débuter l’EP, Gayraud reprend fidèlement “Johnny Remember Me”, complainte 60’s littéralement hantée écrite par le compositeur Geoff Goddard pour le compte du chanteur John Leyton et du mythique producteur Joe Meek – dont la destinée tragique colore forcément la portée du morceau. Elle s’attaque ensuite à “Into the Night”, classique dream pop imaginé par le duo Badalamenti/Lynch pour leur muse Julee Cruise et popularisé par son utilisation dans Twin Peaks.

Interprétation solo de “La Peur et le Courage”

Facétieuse, Gayraud revisite également “La Peur et le Courage” dans une version épurée où elle assume sa volonté d’expression individuelle, puis donne une densité élégiaque inédite à “Le Roi a fait battre tambour”, chanson traditionnelle dont l’origine exacte reste discutée. Tout en se maintenant encore à une certaine distance des auditeurs, Gayraud commence avec Echo à faire sentir que son rapport à la musique est bel et bien existentiel. Le prisme polymorphe de l’expression musicale lui offre une possibilité d’introspection d’une rare profondeur, mais lui permet aussi une grande ouverture sur le monde et les autres, qu’on retrouvera autant dans la somme philosophique érudite de Dialectique de la pop que dans ses futurs albums.

Royaume (2018) : collaborations en résonance

Avec Royaume, Agnès Gayraud initie la conception d’extensions de ses albums, qui développent le tissu thématique et esthétique de l’œuvre qui a précédé – ici Triomphe – tout en proposant de nouvelles pistes, plus expérimentales et moins accessibles. Royaume pourrait aussi passer pour un victory lap puisque Gayraud avait accédé avec Triomphe à une reconnaissance plus large, que ce soit au niveau de ses pairs musiciens, qu’au niveau critique. Elle peut ainsi collaborer sans que cela ne choque ou surprenne avec Lætitia Sadier, la chanteuse, claviériste et guitariste occasionnelle du fameux groupe anglo-français Stereolab, qui s’est d’ailleurs récemment reformé. Les résultats de cette collaboration forment la première partie de Royaume.

L’enregistrement studio de “À la divinité (The Belief Song)“ en duo avec Lætitia Sadier

La seule véritable nouvelle composition de l’EP, “À la divinité (The Belief Song)” est une piste planante qui poursuit les évocations mythologiques et spirituelles de Triomphe en reposant sur une instrumentation sereine et peu évolutive. Dans un geste symbolique de partage, Gayraud et Sadier choisissent de chanter dans la langue dans laquelle l’autre s’exprime habituellement, la première débutant le morceau en anglais avant que la seconde ne prenne le relais en français. Ce jeu sur la langue est réinvesti dans une nouvelle version, il faut le dire, un peu décevante, du morceau “Le Royaume”, originellement issu de Triomphe, où la voix parlée de Sadier traduisant les paroles en anglais est superposée au chant de Gayraud. Manquant d’intensité, cette collaboration a malgré tout le mérite de rappeler le mélange d’influences de Gayraud, entre chanson française et tradition indépendante anglo-américaine, amour de la langue et recherche de la texture sonore.

La deuxième version de la reprise de “Comme un guerrier” en collaboration avec Mondkopf

La deuxième partie de l’EP, consacrée à la collaboration de Gayraud avec le compositeur et producteur de musiques électroniques Paul Régimbeau alias Mondkopf, qui avait déjà répondu présent pour des remixes, est plus intéressante. Le duo a choisi de travailler sur deux versions distinctes de “Comme un guerrier”, composition 80’s de Gérard Manset, dont ils reprennent fidèlement le texte et les mélodies vocales, tout en triturant au maximum la matière instrumentale qui les accompagnent. La première version se concentre sur un arrangement minimaliste entre ambient et drone, permettant de se concentrer sur le fil narratif et symbolique des paroles de Manset, retranscrit avec une grande finesse par le timbre rassurant et la sobriété d’interprétation de Gayraud. Le morceau devient, à partir de ce postulat, de plus en plus angoissant, voire dissonant. La seconde version semble a priori plus proche de l’aspect expansif de l’original, mais emploie un sens de la répétition et du martèlement rythmique plus inquiétant et ambigu, rappelant l’alliance de narration dérangeante et de recherche sonique de certains titres de L’Horizon de Dominique A.

Le morceau “Diamant”

À noter qu’en dehors de cet EP sans doute pas totalement abouti, Agnès Gayraud a fait paraître en 2018 un inédit – “Diamant” – uniquement disponible physiquement sur un split 7” avec la musicienne japonaise Sugar Me. Ce morceau lent et doucement mélancolique, construit à partir d’un texte du poète et musicien Jérôme-David Suzat-Plessy, se trouve à mi-chemin entre la volonté d’hypnose et de transe de Triomphe et les ambiances plus éthérées et synthétiques de Vie future, laissant imaginer peut-être un peu mieux que Royaume les prochaines directions empruntées par la musique de Gayraud.

Alentour de Lune (2020) : extensions cosmiques et pistes pour l’avenir

En partie pensé et réalisé chez elle pendant le confinement, Alentour de Lune est la dernière des constructions mentales et artistiques d’Agnès Gayraud. Il s’agit d’un EP conçu pour palier à l’attente d’un prochain album d’ores et déjà en préparation, et pour étendre et enrichir l’expérience cosmique et profondément existentielle de Vie future. À l’instar de Royaume, il s’ouvre également encore plus à la création avec autrui. Deux remixes très libres, élaborés par le duo EBM Nova Materia et le producteur house Elegia autour respectivement de “Où est passée ton âme” et “Effet de nuit”, prennent ainsi la moitié du EP. Placés en bout de course, ils plongent corps et âmes dans la dance music extatique et ample, le premier avec sécheresse, le second avec un supplément de chaleur analogique.

Avant ce don finalement assez satisfaisant d’une partie de son dernier projet à d’autres musiciens, Gayraud a choisi de reprendre “Alentour de Lune”, chanson méconnue de Pierre Vassiliu, qu’elle a découvert en 2018 au hasard d’une compilation sur laquelle elle a écrit pour Libération. Cette petite fable, à l’origine sobrement mise en musique, couplant un regard désabusé sur la société humaine à l’utopie d’un autre monde, Gayraud aurait presque pu l’écrire – à quelques choix de mots près. Elle la fait sienne, lui offrant un nouvel écrin electropop remarquable, et équilibrant dans son chant candeur et distance, ce qui renforce son étrangeté. L’inédit “Bot”, qui complète le tracklist de l’EP et est entouré par deux interludes, est plus anecdotique. Ce titre préfère ne pas choisir entre piste instrumentale psychédélique et morceau vocal déstructuré, ce qui lui ôte la radicalité qu’il aurait pu apporter à l’ensemble, malgré des idées mélodiques et sonores impeccables. Consciente qu’il s’agit d’un geste artistique modeste, Agnès Gayraud ne cherche pas à se « réinventer » avec Alentour de Lune, mais elle propose encore quelques pistes, quelques moments suspendus, hors du monde, qui favorisent introspection et rêverie. Comme ses autres sorties hors album, ce nouvel EP permet – et ce n’est pas rien – de saisir un peu mieux la sensibilité d’une dénicheuse de beauté non dénuée de conscience, et dont l’apport est précieux face à l’étouffante noirceur de l’époque.  

Tous les EPs chroniqués sont disponibles en écoute et à l’achat sur la page Bandcamp de La Féline, à l’exception d’Alentour de Lune, qui paraîtra en version numérique uniquement le 2 octobre prochain (voir lecteur Bandcamp ci-dessus).

Crédits image mise en avant : Pochette d’Alentour de Lune, EP de La Féline distribué par Kwaïdan Records, artwork conçu par Le Gentil Garçon et Lila Novska

Crédits illustrations (de haut en bas) : Pochettes de Cent mètres de haut et de Wolf & Wheel, EPs de La Féline distribués par Haute Félidée, artworks conçus par Agnès Gayraud et Thibault Garnier ; Pochette de Echo, EP de La Féline distribué par Balades Sonores Records, artwork conçu par Thibault Garnier ; Pochette de Royaume, EP de La Féline distribué par Kwaïdan Records, artwork conçu par

3 commentaires Ajouter un commentaire

  1. felicitation hugo bisous maryvonne

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