La Féline est de ces spécimens trop rares, ou plutôt trop peu exposés, qui surgissent de temps à autre sur la scène musicale francophone et laissent une empreinte durable sur la production et l’auditoire, grâce à leur singularité et leur profondeur. À l’origine trio pop-rock-expérimental, devenu depuis projet solo et quête identitaire artistique de l’auteure-compositrice-interprète Agnès Gayraud, La Féline a publié trois albums studio qui témoignent déjà d’une cohérence et d’une richesse expressive exemplaires.
Assumant d’être le visage et la voix de La Féline, Gayraud maîtrise autant son image publique, par l’intermédiaire des clips, des entretiens et des pochettes de disques, que sa musique, même si elle réalise ses disques en collaboration étroite avec le compositeur, arrangeur et producteur Xavier Thiry. La véritable indépendance du projet, publié par le label Kwaidan, peut expliquer sa relative confidentialité, tout comme le refus tacite, exprimé par Gayraud, des conventions commerciales de l’industrie musicale. D’ailleurs, La Féline tourne peu pour une musicienne de notre époque. Ce n’est ainsi pas par la musique que Gayraud « gagne sa vie » comme dit l’expression malsaine, la musicienne étant également philosophe, professeure et journaliste.
Cette forme de marginalité dans laquelle Gayraud semble s’épanouir ne l’empêche en tout cas pas d’amener son expression artistique là où elle l’entend. Mieux, couplée à son érudition, elle lui donne la latitude permettant cette constance, cette exigence qui manque même à ses pairs les plus émérites. Nous avions parlé ici longuement de tout le bien qu’on pensait des premiers disques de Juliette Armanet et de Clara Luciani, musiciennes très vite exposées à une large audience, auxquelles nous pourrions adjoindre Fishbach – avec laquelle Xavier Thiry a d’ailleurs également travaillé – ou Cléa Vincent, célébrées elles plutôt par les initiés. Ces artistes ont toutes en commun de se servir de leurs influences diverses, entre pop 80’s, variété française et esprit rock pour la scène, afin de faire entendre des voix féminines modernes, répondant aux enjeux de l’époque. Toutes ont également cette tendance, dictée plus par la « nécessité » de rentabilité et d’immédiateté de l’industrie musicale que par un talent ou une direction artistique, à chercher le « tube » et sa légèreté accrocheuse les éloignant forcément d’une intensité ou d’une force émotionnelle et esthétique qu’elles possèdent par ailleurs indéniablement.
Sans vouloir faire de comparaisons genrées forcément indélicates, Agnès Gayraud est, elle, parvenue à s’extirper de ce diktat du single efficace, travaillant ses albums comme des entités globales, où les chansons peuvent faire le grand écart entre l’évidence mélodique la plus pop et l’ambiance sonore la plus sophistiquée. Choix, circonstances ou mélange des deux, on laissera la principale intéressée définir sa situation si particulière sur une scène musicale qui va forcément connaître des mutations profondes lors de cette décennie, débutée sous des hospices des plus inquiétants. On peut en tout cas reconnaître à Gayraud son parcours artistique passionnant, de la claustrophobie de son premier disque Adieu l’enfance (2014), où elle aborde son intimité la plus douloureuse, à la densité cosmique de son dernier-né Vie future (2019), reçu quasi-unanimement comme la merveille qu’il est.
Entre ces deux formidables pôles, Gayraud est passée par une phase de recherche, prenant la forme de son deuxième album, l’organique et pourtant cérébral Triomphe (2017), où elle semblait vouloir se libérer de sa « personne sociale » pour mieux s’épanouir artistiquement et même existentiellement. Si tant est qu’on accorde un sens, ne serait-ce que symbolique, à la progression linéaire enfance/adolescence/âge adulte dans laquelle on essaie de circonscrire la vie humaine, cette dernière semble la meilleure métaphore pour décrire le parcours musical suivi par Gayraud. La Féline est réapparue dans l’actualité locale lyonnaise en se produisant les 3 et 4 août derniers devant une salle vide dans le cadre du Festival du Péristyle, et elle devrait sortir un nouvel EP à la rentrée : l’occasion rêvée de revenir un peu plus profondément sur ses travaux précédents.
Adieu l’enfance (2014) : La recherche d’un futur désirable
Si Adieu l’enfance ressemble à un premier album, ce n’est pas parce ses compositions seraient rudimentaires, ni même à cause du minimalisme de sa formation instrumentale centrée sur les guitares et les synthétiseurs. La raison de cette sensation de genèse artistique, plus prégnante lorsqu’on a découvert ce disque après les autres, est souterraine, déjà à chercher du côté de l’intime. Un voile de mélancolie, et parfois de désespoir – il suffit d’écouter “Rêve de verre” ou “Moderne” pour s’en convaincre – enveloppe cet album, où Gayraud se confronte à sa vulnérabilité, ses incertitudes et ses insécurités. Marquée par des souvenirs heureux de la petite enfance et par les tourments intérieurs qui ont suivi le départ de son père biologique, Gayraud utilise le « tu » pour se parler à elle-même et cautérise ses plaies par la musique et les mots.
Son passé et son présent d’alors se mêlent dans des paroles qui donnent corps à son univers mental, instable et fragile mais aussi finement défini. Les dynamiques instrumentales, précises et subtiles, suivent fidèlement les tensions internes décrites par Gayraud. Adieu l’enfance est un disque qui vogue à son propre rythme et s’appréhende de mieux en mieux au fil des écoutes, révélant des micro-événements de plus en plus émouvants. On citera ainsi les attaques de guitares perçantes sur “Zone” qui menacent d’atteindre la saturation à force de distorsion, la coda synthétique et hypnotique de la redoutable chanson-titre, les riffs cold wave irrésistibles de “Midnight” ou les déments moments de lâcher-prise de “La Fumée dans le ciel” où Gayraud démontre justement toute l’expressivité de son jeu de guitare.
Si la force émotive de la musique du disque est finalement indéniable même si elle demande de la patience, Adieu l’enfance marque aussi par l’intensité et la sincérité avec laquelle son auteure traite les thèmes qu’elle a choisi d’aborder. “Les Fashionistes (au loin)”, morceau d’ouverture des plus accrocheurs, fait office de manifeste artistique où La Féline indique son incapacité à faire partie de celles et ceux qui font la mode, assumant donc sa différence. On le sait, le succès est difficile à conserver dans une industrie en perpétuelle quête de nouveauté, et Gayraud choisit de parler indirectement de cet état de fait à travers l’image d’une bande de jeunes aussi attirants qu’effrayants, renvoyant à tout un imaginaire de cinéma, d’Orange mécanique aux Guerriers de la nuit. Plus loin, sur le morceau “Moderne”, elle revient sur sa place paradoxale dans le monde musical, associant sa difficulté à trouver un mode d’expression pertinent à sa souffrance même de vivre dans le doute permanent, par une dichotomie des paroles « Moderne, c’est déjà vieux » et « Moderne, c’est déjà mieux ».
“Dans le doute” traite de manière presque programmatique de cette condition existentielle, sans trouver de porte de sortie face à l’anxiété, réalité qui trouve un écho dans “Rêve de verre”. Ailleurs, la musicienne aborde le spectre de la mort et de la destruction – “La Ligne d’horizon”, “Midnight” et “La Fumée dans le ciel” – et tente de faire la paix avec l’enfant qu’elle a été, entre ressentiment contenu – “Adieu l’enfance” – et bienveillance indéfectible – le sublime “T’emporter” et ses angéliques chœurs samplés. Gayraud se sert merveilleusement de sa voix pour transcender les émotions, même quand ses paroles sont inintelligibles – voir ces envolées en espagnol sur “Zone”, morceau cherchant par ailleurs à évoquer un mélange de plénitude illusoire et de solitude contrariée en racontant une promenade urbaine. Enfin, “Le Parfait État”, conclusion désarmante, est un véritable manifeste existentiel d’une clarté éloquente après un disque si sombre, prouvant sa dimension thérapeutique et parachevant sa réussite.
Triomphe (2017) : Une adolescence artistique
Après avoir dépassé – au moins en partie on l’imagine – ses anciens démons sur Adieu l’enfance (2014), Agnès Gayraud avait tout le loisir d’utiliser La Féline comme un moyen d’expression la poussant à s’affranchir de sa « personne sociale » pour mieux comprendre, approfondir, voire émanciper son être intérieur. Cette fois-ci, l’artiste fut inspirée par des rêves adolescents de communion avec les éléments, et par tout un tas de références mythologiques et iconographiques plus ou moins obscures qu’on retrouve jusque dans les titres des chansons et les paroles : « Absalon », prénom biblique scandé comme un mantra dans “Le Royaume”, « Samsara », concept issu des religions indiennes à relier au cycle de la vie et aux croyances de réincarnation, ou même « Le Plongeur », figure qui se trouvait en couverture d’un livre de poche que Gayraud possédait. Armée de ce bagage touffu, la musicienne propose avec Triomphe un disque plus abscons, du moins plus multiple, qui gagne en énergie physique ce qu’il perd en urgence existentielle.
Il est intéressant que le disque soit, d’après le texte présenté dans le livret du CD, né des songes d’une adolescente tant il semble issu d’un processus créatif ouvert à la découverte, à l’expérimentation, à l’inconnu, tout en maintenant un rapport de proximité avec l’identité de son auteure. Le titre d’ouverture s’appelle ainsi “Senga”, anagramme du prénom Agnès, et dévoile une toute nouvelle atmosphère sonore, où la chaleur de la basse et l’organicité apportée par la batterie sont indissociables de la voix de Gayraud, qui s’est même adjoint cette fois-ci les services d’une section de bois composée d’un saxophone et de flûtes. Les trois morceaux suivants, “Le Royaume”, “La Mer avalée” et “Trophée” construisent sur ces fondations initiales la possibilité d’un grand album. Chansons extrêmement bien structurées, capables de mêler des mélodies vocales immédiatement satisfaisantes à des textes pleins de mystère et à des crescendos instrumentaux aussi élégants qu’explosifs, elles permettent également à Gayraud de dévoiler une nouvelle sensualité dans son chant, tout en conservant de manière sous-jacente une forme de noirceur.
Si ces titres constituent apparemment une déclaration d’intentions, le reste du disque ne suit pas forcément leur modèle, donnant à l’ensemble une forme d’étrangeté, de déséquilibre, sans non plus tomber dans le patchwork d’idées artistiques. Des titres plus courts et à la signification très ouverte – “La Femme du kiosque sur l’eau” et le conclusif “Nu, jeune, léger” – côtoient des chansons languissantes et faussement apaisées – “Comité rouge”, qui évoque les incertitudes des luttes politiques et “Le Plongeur”. Seuls les morceaux les plus ouvertement pop qu’avait alors publié La Féline surnagent réellement d’une deuxième partie un peu décevante car trop éparpillée. Le romantisme déchirant de “Séparés” en particulier, qui utilise discrètement le saxophone avec autant de grâce que d’étrangeté, annonce l’accessibilité nouvelle des futurs singles de Vie future sans renier pour autant l’exigence qui paraît toujours avoir été au cœur du projet La Féline.
Vie future (2019) : Le triomphe d’une musicienne émancipée et lucide
Si La Féline est un projet de découverte et d’exploration personnelle, Gayraud n’a pour autant jamais mis de côté une certaine forme d’accessibilité. La relative impénétrabilité de Triomphe, du moins au niveau des textes, a pu pousser la musicienne à ouvrir plus encore son monde, à clarifier son propos sans rien perdre de la subtilité de ses tournures et de la profondeur des émotions qu’elle cherche à capter. Sur Vie future, ce troisième album qui fait définitivement d’elle une figure de premier plan de la scène musicale francophone, Gayraud écrit des chansons pour ceux qui comptent ou ont compté dans sa vie, tout en s’intéressant de manière quasi-philosophique à des idées qui nous dépassent toutes et tous – la recherche de la complétude dans l’autre, la fortune et l’absurdité qui va avec, la mortalité et l’appréhension de la finitude… Vie future est de ces disques qui reflètent notre monde, son immensité, son infinie violence également, les peurs qui nous habitent et l’amour qui nous sauve, tout en construisant son propre univers, aéré, spacieux, ouvert, gracile et puissant à la fois : tout cela avec des sons, une voix et des mots.
Gayraud n’était encore jamais aussi bien parvenue à mêler son intérêt pour la pop, s’entendant ici par des refrains extrêmement mémorables, et son ambition expérimentale, grâce à une production et des arrangements toujours plus sophistiqués, tout en exprimant son regard introspectif mais tourné vers le monde avec franchise et finesse. “Palmiers sauvages” s’attaque frontalement à l’angoisse la plus contemporaine qui soit pour nombre d’entre nous occidentaux, jusqu’ici préservés de nombreux maux, celle d’un cataclysme climatique à la gravité indescriptible. Gayraud livre dans cette chanson lancinante et délicate sa vision d’une réalité post-apocalyptique, nous invitant à la réflexion sur nos modes de vie au lieu de nous livrer une morale clé en main.
“Effet de nuit” poursuit ce travail de portrait en creux de notre époque en s’intéressant aux plaisirs hédonistes conjugués de la fête et de la musique avec une mélancolie bouleversante, dont le sommet est peut-être le sublime pré-refrain, où la voix de Gayraud irradie dans un troublant instant de génie mélodique. Capable de trouver l’indicible du cosmique dans le quotidien le plus trivial, La Féline ordonne la volupté des cordes et le scintillement des synthés sur la célébration inattendue de la danse et de la vie qu’est “Où est passée ton âme ?” avant de s’interroger sur notre rapport au futur dans l’inquiétant et, encore une fois, hypnotique “Fusée”. Comme dans Triomphe, Gayraud ose le détour de mi-parcours avec la lenteur atmosphérique de “Voyage à Cythère”, dont les fascinants mystères semblent infinis, et la recherche esthétique intrigante de “La Terre entière”, dont la description désabusée de la vie citadine renvoie lointainement à la “Zone” du premier album.
Cependant, les sommets de la seconde partie de Vie future sont bien ses éléments les plus intenses, musicalement et émotionnellement. “Tant que tu respires” et “Visions de Dieu” sont ainsi deux chansons d’amour absolu adressées respectivement à un proche disparu et à son nouveau-né. En creusant le plus intime de ses sillons de parolière, auquel elle associe deux de ses plus complexes et satisfaisantes compositions, la musicienne semble atteindre une première apogée artistique, touchant à l’universel, à une beauté grave et profonde, marquée par le poids du deuil et la responsabilité d’une mère, mais qui reflète avec une certaine plénitude la valeur de la vie. Si Vie future se termine sur une note d’incertitude, lucide et nécessaire, avec “Depuis le ciel”, ce sont ces instants d’amour et de beauté qui témoignent le mieux de la force d’une œuvre passionnante et parfois terrassante.
Page Bandcamp de La Féline : https://lafeline.bandcamp.com/music
Credits image mise en avant : Pochette de Vie future (2019), album de La Féline, publié par Kwaidan Records, photographie par Le Gentil Garçon, artwork & design par PXLCRP.
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