Critique de l’album Sainte-Victoire (2018) de Clara Luciani
J’ai découvert Clara Luciani en écoutant La dispute, heure de débat artistique intensif entre critiques, programmée en début de soirée sur France Culture. Si l’on arrive à dépasser la mauvaise foi ponctuelle des intervenant.e.s, le segment bimensuel que l’émission consacre à la musique actuelle permet tout de même d’étendre ses horizons, notamment au niveau de la production francophone, sans pour autant passer par la presse, qu’on sait souvent biaisée par d’autres forces que celles du sens critique et de la sensibilité personnelle. J’ai pu ainsi prendre conscience de l’existence d’une nouvelle scène d’autrices-compositrices pop, d’ailleurs fortement relayée par les organes traditionnels de promotion, et qu’on a vite tendance à réduire à un sursaut féministe de la variété française. En 2017, Fishbach et Juliette Armanet, grâce à des albums dont le caractère addictif n’est plus à prouver pour ma part, ont été encensées à la quasi-unanimité. Armanet est par ailleurs parvenue à s’imposer durablement auprès d’une large audience. On pourrait craindre qu’une telle couverture médiatique rende interchangeables dans le regard du public ces artistes au travail pourtant pétri de singularité, dans un monde qui est loin d’avoir dépassé l’objectification agressive des femmes. À ce titre, comment Clara Luciani pouvait-elle se dépêtrer de ces dérives, sachant qu’elle était destinée à devenir la nouvelle égérie de la presse spécialisée, ne serait-ce qu’à cause de son travail antérieur avec beaucoup d’artistes remarquables pour de plus ou moins bonnes raisons (Biolay, Calogero, Nekfeu, La Femme…) ?
La réponse, c’est simplement qu’elle a poursuivi la voie tracée par son premier EP, Monstre d’amour, paru en 2017, dont deux titres apparaissent dans Sainte-Victoire. Elle creuse ainsi son écriture franche et incisive, la sensibilité nuancée de sa voix, et l’économie acérée de ses compositions. Lorsqu’on se penche sur la liste des producteurs et arrangeurs du disque, on peut légitimement craindre de retrouver la patine consensuelle et dansante sous forte influence années 80 omniprésente dans la pop française au moins depuis les beaux jours de Sexuality (2008) de Sébastien Tellier. En effet, on retrouve aux commandes Ambroise Willaume alias SAGE, également membre de Revolver, Benjamin Lebeau, moitié de The Shoes, et Yuksek. Je ne vais pas le nier, je ne m’attendais pas à autant apprécier l’album lorsque j’ai entendu “La grenade”, morceau d’ouverture peu inspiré musicalement, avec sa basse disco trop insistante, et son étrange mollesse au niveau rythmique. Pour le coup, ce n’était pas la meilleure enveloppe sonore pour accompagner la défiance assurée de Luciani, qui revendique ici son droit à être vorace comme un homme, avec une fougue qui devrait être galvanisante. “La baie”, reprise de Metronomy en guise de clin d’œil à son adolescence, et qui fera plaisir aux irréductibles qui, comme moi, considèrent The English Riviera (2011) comme un modèle de pop enchanteresse et ensoleillée où étrangeté et mélancolie ne sont jamais loin, poursuit l’album sur le chemin assez lisse et sans surprises emprunté par “La grenade”. Néanmoins, c’est bien sur ce morceau que j’ai commencé à être charmé par la profondeur de la voix de Luciani, notamment dans les chœurs qui prennent de l’ampleur au fil et à mesure de la chanson, et apportent une ambiguïté qui manquait jusque-là au caractère de la musique.
“On ne meurt pas d’amour” revient à la thématique ô combien galvaudée du cœur brisé qui était au centre de Monstre d’amour, mais de manière beaucoup plus mesurée – on est loin du violent désespoir d’“À crever” par exemple. La basse hypnotique et les synthétiseurs discrets évoquent davantage la période post-punk et new wave que les années disco, mais Luciani marque cette fois-ci l’ensemble de sa personnalité propre, et Sainte-Victoire trouve ici l’atmosphère et l’esprit qui lui confèrent toute sa puissance. Les arrangements, érudits sans être surchargés, et mâtinés de saxophone des deux morceaux suivants, “Eddy” et “Les fleurs”, révèlent la volonté de Lebeau et SAGE, associés à Julien Delfaud sur quelques titres, de ne jamais couvrir la voix de Luciani, point névralgique du disque. Au contraire, on cherche à la sublimer de quelques touches atmosphériques bien senties et d’ornements instrumentaux très fins. Je l’ai déjà citée, mais il faut saluer la place de choix accordée à la basse, tantôt propulsive – “Comme toi” –, tantôt plus discrète – “La dernière fois”. La démarche instrumentale, minimaliste sans être superficielle, atteint des sommets sur “Monstre d’amour” et ses guitares majestueuses sorties d’un autre temps. Le choix d’avoir accordé une place à des chansons aussi dépouillées que le duo guitare/voix “Drôle d’époque” et la ballade au piano “Dors”, sans que l’exercice ne tourne à vide, montre bien la grâce performative de Luciani et le souffle de son écriture.
Parlons-en, de ses textes, puisque l’alliage de ses mots et de sa voix constitue pour moi le sel de la magie de cet album. Sainte-Victoire possède une réelle cohérence, malgré ses maladresses d’ouverture, constituant un autoportrait aux multiples nuances de son autrice. Luciani se sert ainsi de l’agencement des différentes chansons pour explorer plusieurs facettes de sa personnalité, sans perdre de vue l’unité thématique à offrir à chaque morceau. « C’est une chanson sur une fille qui va mal et qui pense aux fleurs » : Philippe Azoury décrivait ainsi, avec un certain amusement, les paroles du morceau éponyme lorsqu’il essayait d’expliquer son attachement au disque dans La dispute, et ce n’est aucunement réducteur. Luciani assume la simplicité lapidaire de sa plume, introspective et toujours honnête. Plusieurs fois, elle apostrophe directement l’auditeur, comme s’il était la figuration des hommes qui pourraient l’aimer. Le seul qu’elle nomme, l’Eddy de la chanson du même nom, elle ne lui parle que pour le faire taire. Pourtant la virulence dont elle peut faire preuve parfois à l’encontre de certains comportements masculins peut également s’imprégner d’une véritable vulnérabilité.
À ce titre, “Drôle d’époque” constitue l’antidote parfait à la charge féministe salutaire mais sans profondeur du “Quartier des lunes” d’Eddy De Pretto. Luciani demande ici à pouvoir être une personne ordinaire, avec ses défaillances et ses incapacités : elle n’a « pas l’étoffe, pas les épaules pour être une femme de [son] époque » et elle voudrait simplement qu’on respecte cela. « Je ne suis qu’un animal, déguisé en madone » assène-t-elle sur “La grenade” avec une froideur incandescente : elle sait trop bien les exigences morales qui pèsent sur elle, mais elle voudrait seulement vivre. Ce serait cependant trop vite la cataloguer que de dire que ces considérations identitaires sont tout ce qu’elle a à offrir. Il y a du romantisme ici, de celui qui est constamment déçu et incompris – je pense au toujours bouleversant “Monstre d’amour”, et à l’énergie paradoxale de “Comme toi”. La dernière chanson effective, “Dors”, est une complainte aussi sentimentale que désespérée. « Dors, dors, il n’y a rien à voir ici, rien à regretter » : quel plaisir d’entendre quelque chose d’aussi lucide et plein d’empathie dans le monde d’aujourd’hui, où on trouvera toujours des raisons pour culpabiliser ceux qui souffrent. Le disque se termine, de manière, je dois l’admettre, un peu artificielle, sur la célébration déclamée d’une victoire, celle sur le chagrin d’amour qui aurait servi de genèse à cet album. Cette injonction à l’espoir, peut-être la seule réponse qui convenait après les relents morbides de “Dors”, n’entache en rien la brillance de ce premier album.
Photo : Manuel Obadia-Wills / Initial Artist Services
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