Filmer l’esport comme filmer le sport : l’échec de « l’art » vidéoludique ?

Les esprits les plus pointilleux d’entre vous me feront d’emblée remarquer, alors même que nous ne nous sommes pas encore dit « bonjour », que l’intitulé de cet article semble éloigné du thème de notre Mix’Up. Vous vous attendiez à ce que nous discutions cinéma et jeu vidéo, et nous voilà en train de parler sport ! Chères lectrices et chers lecteurs je crois ne rien vous apprendre en vous disant qu’une fois transmis sur votre écran de télévision, un match de football, une descente de ski, ou encore un saut à la perche ne sont pas seulement des captations filmées de performances athlétiques, mais aussi des mises en scènes esthétiques. Il s’agit de faire en sorte que les corps soient charismatiques, imposants, mythiques ; que les spectateur.rice.s soient amené.e.s à ressentir de l’attachement et de l’admiration pour les prouesses réalisées. Or il est peu probable que cette « magie » opère sans l’usage réfléchi du montage, de l’étalonnage des couleurs, ou d’un placement rigoureux des caméras. On peut trouver l’une des sources de cette intention esthétique particulière dans le cinéma tristement célèbre de Leni Riefenstahl et dans son film Triumph des Willens, ou en français Le Triomphe de la Volonté, datant de 1935. Ce métrage est avant tout retenu pour avoir été un des plus grands ouvrages de propagande du IIIème Reich – y est en effet décrit le congrès de Nuremberg de 1934 du NSDAP – mais on s’en souvient également pour avoir semé les jalons de toute une façon de magnifier l’action filmée, promise à un avenir radieux. Si certains théoriciens iront jusqu’à parler de « films fascistes » au sujet de productions bien ultérieures à la chute du régime nazi, sous prétexte que leur mise-en-scène ou leurs choix de cadrage imposent de ne pouvoir interpréter l’image qu’au prisme utilisé par le réalisateur, cela n’est pas un hasard. Notons que cette même Leni Riefenstahl réalisera dans la même veine en 1938 un deuxième célèbre long-métrage, encore plus novateur, Olympia ou Les Dieux du Stade, un documentaire retranscrivant les performances des athlètes allemands des JO de Berlin ; et cette boucle étant bouclée, nous voilà revenu.e.s dans le monde du sport. League of Legends, Starcraft II, Counter Strike ou plus récemment Fortnite sont des jeux dont le business model s’est presque entièrement dédié à la compétition esportive : comment expliquer l’essor de ces jeux peu nombreux mais omniprésents sur la scène vidéoludique, et que déduire de l’engouement toujours plus important qu’ils suscitent chez ses spectateurs et ses spectatrices ?

world lol 2016

Le medium vidéoludique pris en étau entre mondes culturel et financier

Si le jeu vidéo a acquis depuis sa naissance une légitimité et une notoriété communément admises, cela s’est fait au prix d’un détournement du medium (attention, lorsque je dis communément je ne dis pas universellement, mais je repréciserai cela un peu plus tard). Electronic Arts, Activision, Ubisoft et bien d’autres studios et éditeurs ont rendu le marché du jeu vidéo plus lucratif encore que celui du cinéma grâce à un immense jeu de mime, qui s’est historiquement construit de deux façons.

Le premier calque appliqué au monde vidéoludique fut celui des codes du cinéma tel qu’il est le plus souvent reconnu : fictif et spectaculaire. Le but était grandement commercial : d’une part il s’agissait de rendre les aventures qu’un jeu pouvait proposer davantage évocatrices d’un point de vue narratif, et donc davantage désirables d’un point de vue marchand ; d’autre part il fallait rendre le medium prestigieux, digne d’un intérêt culturel légitime, à l’image de ce que le cinéma avait réussi à produire en un siècle d’histoire. Il est difficile de dater les origines de cette première mimique cinématographique, mais il est certain que l’apparition et la généralisation des cinématiques dans la narration des jeux marquèrent un tournant notable. Mais si l’envie de disserter sur la question me taraude la panse avec force-rage, je me dois de briser là : ce sujet des cutscenes aura droit à son propre article.

La seconde dynamique ne vise donc pas exactement le cinéma, mais les codes de la mise-en-scène propre au sport, dans le cadre d’événements esportifs. Là encore le but demeure le même : s’attirer l’engouement et le prestige propres aux grands événements sportifs, et ainsi créer une hype autour de produits de divertissement lucratifs. Quels résultats sont à constater de cette dynamique ? D’un point de vue strictement financier, c’est indéniable, l’esport est entrain de faire du jeu vidéo un mastodonte de rentabilité. Selon un rapport Newzoo en 2017, ce sont près de 400 millions de spectateur.rice.s qui ont été rassemblé.e.s devant des compétitions esportives, pour un chiffre d’affaires estimé à 906 millions de dollars – contre 655 l’année précédente. D’un point de vue éthique en revanche, on assiste à une transformation inquiétante : rappelons qu’un sport n’est pas la même chose qu’un jeu, ou plus exactement qu’il n’est plus la même chose. Il est source d’enjeux qui dépassent de très loin les seuls enjeux ludiques propres à la pratique d’un jeu apprécié. Il s’agit là d’un paradoxe que les éditeurs, trop heureux de découvrir le nouveau débouché que l’esport leur propose, auront tôt fait d’ignorer. En effet seul 1/5ème de ce chiffre d’affaires est directement issu de la production vidéoludique en tant que telle (la vente de billets, les redevances aux studios de développement) ; par comparaison, environ 80% de ce chiffre d’affaires proviennent des sponsors, des publicités et des droits de diffusions, et il est difficile de croire que ces sources-là animent le marché du jeu vidéo par leur seule passion pour ce medium culturel. Mais laissons les procès d’intention là où ils sont ; je ne voudrais pas que l’un.e d’entre vous, subitement pris.e de pudeurs de gazelle, vienne me traiter de sale rouge. Intéressons-nous plutôt à la réalisation des compétitions d’esport d’un point de vue purement esthétique.

graphique esport 2017

La réalisation esportive : un ersatz de sport à la recette bizarrement miraculeuse.

De prime abord, tout est fait pour que le spectacle d’une compétition d’esport ressemble à s’y méprendre à un tournoi de foot : des commentateurs dignes des grandes heures de Thierry Gilardi, une foule de spectateurs IRL en délire, des joueurs professionnels iconisés à grands renforts de trailers (je précise au passage que la quasi-totalité de ces professionnels est masculine), et des sponsors en veux-tu ? en voilà répartis sur l’ensemble de l’écran du stream. Et pourtant, si l’on gratte un peu et que l’on se focalise uniquement sur la façon dont le match in-game est filmé, le masque tombe. Je vous invite à lire l’excellent article de Canard PC par Ivan le Fou : « Pourquoi l’esport n’est pas encore un spectacle sportif », un article d’autant plus excellent qu’il est désormais gratuitement accessible. On y décrit les spectateurs.rices IRL d’un match de League of Legends, une ambiance intense, une audience captivée, alors même que le spectacle est factuellement pauvre. Le son du jeu n’est retranscrit que pour les spectateur.rice.s du stream (et non pour les personnes sur place), les communications des joueurs ne sont pas rendues audibles, et surtout il n’y a presque qu’un seul plan choisi pour filmer l’action : une plongée, toujours la même, exactement similaire à la vision que peut avoir un.e joueur.se lambda lors de sa propre partie. Il n’y a presque aucune fioriture, hormis quelques ralentis durant les replays de team-fights confus ; les plans un tantinet originaux – c’est-à-dire qui ne soient pas cette redondante plongée – se comptent sur les doigts d’une main. Sans le talent des commentateurs (il faut le leur reconnaître) la forme du match serait donc assez ennuyeuse, en comparaison avec les retranscriptions de matchs de sports classiques. Pourtant ce manque criant d’originalité ne s’explique pas par une incapacité technique : voilà déjà une dizaine d’années que les divers Machinimas sur la toile ont prouvé que, même à niveau amateur, la gestion de la caméra virtuelle pouvait être tout aussi bien maîtrisée que ne l’était celle, physique, propre au monde du cinéma.

Le souci vient au moins en partie du public de la scène esportive. Ce que je m’apprête à évoquer va très certainement m’attirer le courroux des fans d’esport en tous genres, mais que ces personnes se rassurent, je suis moi-même l’un de ces spectateurs et la critique que je vais émettre s’applique autant à vous qu’à moi-même. Si les diffuseurs et organisateurs d’événements compétitifs fournissent si peu d’efforts de mise-en-scène (je parle de mise-en-scène in-game, pas de la farandole de néons et autres jeux de lumières pyrotechniques présents sur scène), c’est parce qu’ils n’ont pas besoin d’en fournir davantage pour s’attirer un nombre quasi exponentiel de viewers. La question est donc celle-ci : pourquoi ces dit.e.s viewers n’en demandent pas plus ? Il m’est avis que le public « gamer » est constamment à fleur de peau : il sait tout aussi bien que les éditeurs que son medium de divertissement n’a pas encore tout à fait la reconnaissance légitime qu’il prétend recueillir. Ce public se sent fondamentalement en danger et de ce fait il tient régulièrement une posture archi-défensive, que l’on pourrait analyser en termes politiques de conservatisme, voire de réaction. Ainsi les gamers les plus farouches, comme les membres de la sinistre Gamers Assembly, seront-ils criblés de paradoxes : ils souhaiteront toujours plus de reconnaissance pour leur medium mais craindront de voir arriver de nouveaux publics jugés casual (enfants, personnes âgées et même femmes, car qui dit réaction dit bien souvent sexisme) ; ils désireront toujours plus de jouabilité mais pesteront contre les jeux « qui deviennent de plus en plus faciles », etc. Sur ce point je rejoins entièrement ce que dit mon compère Arthur dans son article « Les jeux vidéo contemporains sont-ils vraiment trop faciles ? ».

Or un public aussi fragile et soucieux dans son identité de gamer est particulièrement facile à amadouer. Dites-lui que son jeu vidéo, c’est du cinéma, du sport ou que sais-je ? et vous le verrez plus satisfait encore qu’un écolier obtenant une bonne note à sa dernière dictée : enfin son activité favorite a de la valeur, alors qu’il y a peu de temps elle n’était qu’une perte de temps dans la bouche de sa mère, ou une corruption de la jeunesse dans celle de David Pujadas. Seulement voilà, se satisfaire de l’esport tel qu’il est représenté aujourd’hui, c’est ne pas voir que les sponsors et publicitaires qui mènent ce marché à la baguette n’ont pas plus d’intérêt pour le jeu vidéo que le JT de 20h : il s’agit d’un objet qui rapporte beaucoup sans demander d’efforts démesurés, et c’est tout ce qui compte.

fans lol


Conclusion : un nouvel espoir

Pour terminer je tenterai de nuancer certains de mes propos sans toutefois les remettre en question.

Le passage par les codes des mises-en-scène cinématographiques et sportives a donc cela de contreproductif que cette mimique devient de plus en plus absurde ; comme si les joueur.se.s eux.elles-mêmes n’osaient toujours pas affirmer que leur jeu est légitime en tant que jeu, mais devrait l’être en tant qu’autre chose. Pour autant il ne faut pas cracher sur cette dite mimique : c’est elle qui a permis un immense progrès dans la création vidéoludique et qui est à l’origine de chefs-d’œuvre parmi lesquels Metal Gear Solid, Shenmue ou, pour ce qui est du calque sportif, l’ensemble des MOBA (pour multiplayer online battle arena, dont LoL et Dota 2 sont les représentants les plus fameux).

Je disais plus haut que l’attitude du public d’esport n’était pas tout à fait saine : il y a un but en soi à aller voir un match d’esport, quelque chose qui tient de l’affirmation identitaire ; par comparaison le.la spectateur.rice d’un film n’aurait pas idée d’aller au cinéma dans le but de revendiquer son statut de cinéphile. Pour autant avec la banalisation et la démocratisation massive de l’esport – démocratisation qui va jusqu’à retransmettre des matchs de Counter Strike le soir sur Canal+ – il est probable que cet état d’esprit ambigu en vienne à s’estomper voire à disparaître.

Enfin, il faut rappeler que l’esport n’est en aucun cas une mauvaise chose en soi, ça n’est que l’enjeu qu’il représente à l’heure actuelle que je critique. Ce sont bel et bien des passionnés qui ont été à l’origine des premières scènes compétitives, et c’est bien l’attrait qu’un jeu a pour ses joueur.se.s qui détermine si la scène compétitive est populaire. Plus important encore, la scène professionnelle d’un jeu permet de le faire vivre année après année : elle tire le niveau moyen de ses joueur.se.s vers le haut, et fait constamment évoluer sa metagame, ce qui est une excellente chose. Pour toutes ces raisons, et malgré les immenses défauts que j’ai pu relever plus haut, je vous invite vous aussi à vous faire les spectateurs et spectatrices (critiques) des scènes esportives de vos jeux favoris.

Crédits photo : Riot Games – Tencent Holdings ; HTLV.org

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