Ecrit par Arthur Gavat
Lorsqu’il s’agit de jeu vidéo, la question de la difficulté semble beaucoup tenir à cœur puisqu’elle est souvent à la source de discussions passionnantes (non) du type « hardcore gamers Vs. casual gamers ». Cette question semble cristalliser un certain nombre d’oppositions, de dissensions et de conceptions du médium vidéoludique. Pour dépasser ces stériles oppositions, il s’agira ici d’interroger l’idée même de difficulté dans le jeu vidéo, les discours qui la valorisent et ceux qui la remettent en question, tant du côté des joueur.euse.s que des développeur.euse.s.
Rapide typologie des difficultés vidéoludiques
D’abord, il s’agira de circonscrire un minimum ce de quoi on parle : l’idée de difficulté telle qu’elle sera discutée ici ne prendra pas en compte le multijoueur compétitif : s’il est en effet « difficile » de gagner une partie de League of Legends ou de Fortnite, ce n’est pas tant la façon dont le game design de ces jeux a été pensé qui importe mais bien du skill des joueur.euse.s en face dont il est question. Ainsi, dans le but de ne pas se disperser et parce que je joue beaucoup plus à ça, ce sont bel et bien de jeux solos dont il sera question ici.
Il semble possible avec un rapide coup d’œil à l’histoire du médium de distinguer trois catégories de difficulté, classées selon leur part d’intention de la part des développeur.euse.s. Il y aurait d’abord la difficulté involontaire de la part des équipes de développement : celle qui est le fruit infortuné d’erreurs de game design ou de pure incompétence. Trouver des exemples de ce type de difficulté est extrêmement simple : regardez n’importe quel épisode du Joueur du Grenier, ce sont des jeux durs parce qu’ils sont mal faits, avec incompétence ou trop rapidement. C’est une difficulté qui semble haïssable en soi parce qu’elle ne satisfait ni joueur.euse.s ni équipe de développement, et rester bloqué sur un de ces jeux représente un masse de frustration qui fait sortir le jeu du régime du simple amusement pour le faire rentrer dans le domaine des machines à traumatismes (on pense par exemple au fameux Tortues Ninja sur NES).
Ensuite, il y aurait la difficulté motivée par des impératifs techniques, bien souvent liés au support ou aux conditions de développement d’un jeu. Par exemple, au temps des consoles de salon des années 1980 (NES, Master System, etc.), les sauvegardes étaient un luxe que peu d’équipes de développement pouvaient s’offrir, en raison de la limitation technique des cartouches (l’apparition en 1986 des sauvegardes dans The Legend of Zelda, premier du nom, sur NES, a ainsi beaucoup marqué le public). Dès lors, rendre le jeu difficile apparaissait bien comme un impératif lié à l’idée de « durée de vie » : pour que les joueur.euse.s aient l’impression d’en « avoir pour leur argent », il fallait rendre le jeu difficile, retors, ou punitif, afin qu’il dure plus longtemps. C’est de ces impératifs que sont nés les systèmes de vies et autre « continue ». Un des porte-étendards de cette difficulté est sans doute la série des Megaman (Rockman au Japon, Capcom), qui offre à chaque jeu un challenge très relevé et un système de vie punitif. Il en va de même pour l’arcade, où la difficulté est une nécessité économique : si le jeu est dur, les joueur.euse.s lâcheront plus régulièrement des piécettes pour continuer à jouer (la série des Metal Slug de SNK est sans doute l’emblème de cette difficulté arcade). Ce challenge, que l’on retrouve dans de très bons jeux, a le mérite d’être pensée et volontaire de la part des développeur.euse.s, quoique subordonnée à de impératifs techniques ou économiques.
Enfin, la troisième catégorie de difficulté, celle qui va principalement nous intéresser ici, est celle qui est pensée, voulue et libre de toute contrainte chez l’équipe de développement. C’est celle qui s’intègre au cœur du game design d’un jeu, qui envisage l’exigence comme élément clé de l’expérience offerte. L’emblème contemporain de cette difficulté est bien sûr la série des Souls et de Bloodborne du studio From Software, avec ses univers oppressants, ses ennemis surpuissants et ses combats de boss aussi dantesques que tendus. Il semble cependant être encore possible de subdiviser au sein même de cette catégorie : il est par exemple possible de choisir de modeler le challenge proposé par un jeu de façon à émuler la deuxième catégorie de difficulté, alors même que les contraintes qui la motivaient ont disparu. Cela a très récemment été le cas de Cuphead du studio MDHR, qui, en entendant rendre hommage aux Run’n’gun nerveux des années 1990 type Megaman ou Contra, émule à sa façon la difficulté relevée de ces titres. Au-delà de tout cela, il est enfin possible de souhaiter offrir une expérience modulable et s’adaptant aux différents types de joueur.euse.s. Dans le Doom de 2016 (Id Software) par exemple, on ne retrouve pas moins de 5 niveaux de difficulté. Et selon que l’on joue en mode « I’m too young to die » ou en « nightmare ! », le jeu est radicalement différent, passant d’une promenade de santé surarmée à un dangereux ballet morbide où chaque erreur est fatale.
« Why are modern video games so easy ? » (titre d’un topic sur le forum de Gamespot)
En choisissant sciemment d’illustrer cette typologie avec des jeux très récents, j’ai entendu montrer que la difficulté, en tant qu’élément pensé et voulu du game-design, a totalement sa place dans la production vidéoludique contemporaine, que ce soit dans les jeux indépendants ou dans les triple A. Pourtant, la rengaine selon laquelle les jeux vidéo deviennent plus faciles, trop faciles même, persiste. Cela fait sans doute une dizaine d’années qu’elle a émergé, en même temps que des évolutions de game et de level design dans de grosses productions et l’innovation technique de la Wii.
Le tournant des années 2000-2010 marque en effet une ouverture massive du médium vidéoludique à un public plus large que jamais. Par exemple, dans les FPS pré-Call Of Duty 4 : Modern Warfare, il n’était pas rare de trouver des systèmes de santé directement hérités des Doom-like des années 1990 : deux barres, une de santé, une d’armure, que l’on recharge via des medikit ou packs de soins disséminés çà et là dans les niveaux. Modern Warfare marque, sinon l’apparition, la popularisation d’un système de santé plus permissif, moins « hardcore » : toute perte de santé est annulée par un bref moment passé à l’abri des balles ennemies. Ce changement, accompagné dans les années suivantes d’autres allant dans le sens d’une plus grande accessibilité (on peut penser à la course libre des Assassin’s Creed où une pression de bouton suffit à effectuer toute sortes de cabrioles acrobatiques), s’inscrit donc dans une ouverture de l’industrie à un public plus large, plus occasionnel. Le symbole de ces changements est sans doute la Wii de Nintendo, avec son motion control porté en figure de proue et ses pubs à base de grands parents faisant du bowling.
L’émergence en parallèle de ces évolutions d’un discours sur-valorisant la difficulté peut en fait très facilement se lire comme un repli réactionnaire d’une fraction des joueurs (je laisse ici volontairement au masculin, tant cette frange est quasi-exclusivement masculine). Ce discours, celui d’une élite autoproclamée, consiste en la rengaine entendue encore et encore sur des vidéos, des forums, des tweets, etc. « les jeux aujourd’hui sont trop faciles, de mon temps on galérait sur notre Megaman, aujourd’hui je m’ennuie sur mon Assassin’s creed ». Comme tout repli réactionnaire, il se construit sur l’opposition d’une communauté face à une autre, fût-elle fantasmée. Ici, ce sont les joueurs, les « vrais » joueurs, les « hardcore gamers » qui construisent ce discours pour s’opposer à ces « casuals gamers », ces mères, ces petit.e.s frères et sœurs qui empiètent sur leur territoire privilégié et viennent modifier leur médium préféré. En caricaturant grossièrement, c’est l’enfant qui ne supporte pas de devoir partager des jouets avec ses camarades de classe.
Et cet enfant apprécie qu’on lui rende ses jouets, comme en témoigne la réception très positive de la difficulté de jeux comme Super Meat Boy ou Dark Souls. Dans ce genre de cas, c’est bien la difficulté qui monopolise les discussions de surface à propos de ces jeux, c’est cet élément en particulier qui attire l’attention, au-delà même de qualités ludiques qu’ils possèdent tous deux. La valorisation discursive de la difficulté de ces jeux prend en fait place dans le même discours réactionnaire : « ah, enfin un jeu un peu dur comme avant, ça change de Call of et Wii Sports ». Sauf que dans les faits, les réelles intentions de game-design derrière la difficulté d’un SMB ou d’un Dark Souls n’entrent pas vraiment dans ce discours réactionnaire. Pour Super Meat Boy, il s’agit d’émuler la difficulté des jeux de plate-forme des années 1980-1990 et pour Dark Souls, il s’agit pour Miyazaki de bâtir un univers cryptique et impitoyable de Dark Fantasy. Pourtant, est-ce à dire que ce discours se retrouve uniquement chez les joueurs ?
Le fait est que ce n’est très probablement pas le cas. L’émergence récente de ces jeux « hardcore », volontairement difficiles, s’est très probablement faite en écho avec l’émergence du discours réactionnaire sur la fantasmée disparition de la difficulté. Il y a sans doute, sinon une complicité, une complaisance de certaines équipes de développement avec ce discours. L’édition collector du premier Dark Souls par exemple s’appelait « prepare to die edition » : nommer ainsi la collector marque cette complaisance avec la sur-valorisation de la difficulté. Autre exemple, le niveau de difficulté le plus bas du très récent Wolfenstein II : the new Colossus s’appelle tout de même « je peux jouer, Papa ? » et marque un dédain ironique pour le/la joueur.euse qui choisrait ce mode de difficulté. Ce discours, fréquent chez certains joueurs, a donc su trouver un relais et une validation dans les jeux eux-mêmes, fût-ce par oppotunisme ou réel dédain.
Ces replis réactionnaires, sans doute mêlés de virilisme, sont aujourd’hui un des cancers qui gangrènent toute une frange de la culture « pop ». La valorisation discursive de la difficulté dans le jeu vidéo cache en creux un élitisme et un mépris proprement abjects. Est-ce à dire que toute l’industrie, et toustes les joueur.euse.s souffrent de ce cancer ? Sans doute pas. Pour voir un de ces exemples, je vous invite à jeter un œil à la critique que j’ai faite ici (je mettrai le lien de la critique quand je l’aurai écrite) du jeu indépendant Celeste.
crédit photo : Studio MDHR
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