Critique de l’album Petite amie (2017) de Juliette Armanet
Que peut-on encore dire de la musique de Juliette Armanet ? Phénomène médiatique plus que culturel depuis la sortie de son premier album Petite amie au printemps 2017, la chanteuse semble en constante ascension. On l’a comparée, entre autres, à William Sheller, Michel Berger ou Véronique Sanson. Elle est devenue, malgré elle, le symbole d’un renouveau populaire de la variété française dont on a bien du mal à déterminer les autres représentant.e.s. Encensée à la quasi-unanimité par la presse, saluée lors de l’insupportable messe cathodique des Victoires de la Musique et même célébrée par les communautés en ligne type Sens Critique, Armanet est devenue une figure inévitable pour qui s’intéresse à la chanson actuelle. Cette adulation, a priori réjouissante, est également la source de toutes les dérives analytiques. Dans le portrait pour Vogue qu’elle a consacré à la chanteuse en mars dernier, Sophie Rosemont expliquait, entre autres joyeusetés, que « si sa musique est fédératrice, réunissant un public de 7 à 77 ans de toutes classes sociales, la musicienne reste un objet d’affection (voire de fascination) pour la branchitude parisienne ». Alors qu’elle s’apprête à donner son deuxième concert lyonnais complet de l’année aux Nuits de Fourvière, j’ai souhaité revenir en détail sur le travail d’Armanet, afin de mieux comprendre l’engouement qu’elle a provoqué, mais aussi de remettre au centre les chansons elles-mêmes, et ce qu’elles ont à apporter.
Avant de partir à la redécouverte de Petite amie, j’aimerais ici partager mes impressions sur les prestations scéniques d’Armanet. J’ai eu un aperçu de son potentiel lorsqu’elle s’est produite au concert de rentrée 2017 de Dijon, avant d’avoir la chance d’être présent pour son passage au Transbordeur en mars dernier. J’étais mitigé au retour de sa prestation de Dijon, mais on ne peut pas dire que les conditions étaient favorables : comment réellement séduire un public qui est venu écouter Catherine Ringer et (peut-être surtout) Lorenzo ? Armanet a tenté de répondre à cette question en en faisant trop, ce qui ne faisait pas honneur à ses morceaux, pourtant extrêmement maîtrisés. Certes, il y a quelque chose d’éminemment charmant à entendre “I Feel It Coming”, le revirement romantique de The Weeknd, crooner habituellement plus connu pour son hédonisme et sa violence, transformé en ode doucereuse à la sensualité, mais je n’étais tout de même pas convaincu. Au Transbordeur, c’était une toute autre histoire. Quelque part, Armanet est toujours en représentation, vedette incontestée au milieu de ses musiciens appliqués et discrets. Drôle, chaleureuse, elle parvient à imposer son espace-temps, tout en gardant une certaine distance, rendant à ses chansons toute leur dimension fantasmatique. Un concert de Juliette Armanet, c’est une échappatoire fédératrice, où auditrices et auditeurs semblent communier autour des mots d’amour réconfortants de l’interprète. C’est assez habile de sa part d’évacuer les morceaux les plus désespérés de son répertoire en début de concert, comme pour conjurer la douleur et guider le public vers une certaine félicité. La sortie de scène et le retour à la morne réalité au son du “Goodbye Stranger” de Supertramp n’en sont que plus frappants de mélancolie.
Ce dernier choix, pourtant parfaitement anecdotique, évoque d’ores et déjà les influences auxquelles on renvoie constamment Armanet. Il est difficile de parler de son travail sans s’arrêter un minimum sur ce vrai-faux problème de la nostalgie. On ne peut pas nier le riche impact qu’a dû avoir la variété française et la pop anglo-américaine des années 70 et 80 sur la construction de l’identité musicale de l’autrice-compositrice. Cependant, réfuter les caractéristiques propres des chansons de Petite amie, et faire de son succès un simple symptôme de plus de notre tendance culturelle à régurgiter le passé, me parait une impasse également. J’entends, dans son disque, le travail d’une artiste qui a su digérer aussi bien la musique populaire de la génération de ses parents, que les œuvres les plus illustres de la French Touch, de Daft Punk à Air en passant par Sébastien Tellier, pour en tirer une vraie modernité de ton et d’esprit. Bien que la presse tente par tous les moyens de faire d’Armanet une nouvelle icône, une héritière porteuse de beaucoup trop d’espoirs pour les épaules d’une seule personne, on est en droit de voir dans son œuvre un projet beaucoup plus modeste. Elle semble concevoir ses chansons comme autant de déclinaisons de sa vision douce-amère de l’amour, qu’elle transmet avec urgence comme si elle ne pouvait rien faire d’autre. Si j’ai autant insisté sur ce qui m’a semblé émaner de ses concerts, c’est parce que je suis persuadé qu’au moins une partie de son public ne s’y trompe pas. J’écoute Armanet parce que ses chansons m’émeuvent, parce que ses maniérismes vocaux et sa poésie lyrique, certes parfois ampoulée, me redonnent le droit de croire à un idéal romantique tour à tour échevelé et onirique, tout en me forçant à admettre la vérité lorsque nécessaire. Peut-être doit-elle son succès à son image savamment orchestrée, à la sensualité exacerbée, bien que subtile, de ses performances, ou encore à sa surmédiatisation. Cela n’enlève rien à la profonde affection que j’ai, et que sans doute beaucoup ont, pour son disque. Armanet ne sauvera pas la variété française – qui d’ailleurs n’en a pas vraiment besoin –, peut-être même ne fera-t-elle pas long feu dans cette industrie, mais j’ose espérer que les chansons resteront.
Il est temps, tout de même, d’illustrer mon propos en présentant véritablement Petite amie. C’est à vrai dire un disque pop jusque dans sa construction, évidente et efficace, alternant chansons mélancoliques en piano-voix, envolées lancinantes et atmosphériques, et morceaux plus pêchus et dansants. La production, raffinée et élégante, sans la moindre aspérité apparente, et les arrangements minimaux, discrets, renforcent l’impact émotionnel des virtuoses vocalises d’Armanet. Sa voix reste l’instrument le plus essentiel de ses chansons, et aussi leur aspect le plus ouvertement excentrique. Délivrant des aigus dont les nuances semblent travaillées jusqu’à l’écœurement, l’interprète donne vie à ses mots finement assemblés avec une rigueur qui ne fait que très rarement défaut. Lorsque ça ne fonctionne pas, comme sur le refrain de “Manque d’amour”, c’est simplement parce que les parties vocales sont trop sur-jouées pour émouvoir. Il peut d’ailleurs être compliqué de dépasser la légère artificialité dont Armanet fait preuve parfois dans son phrasé. “L’amour en solitaire” et le détachement pudique qui le caractérise, ou la subtile exaspération parcourant “À la guerre comme à l’amour” en sont des exemples éclatants. Je peux comprendre qu’on reste de marbre face à la formule Armanet. Il y a quelque chose que je ne peux expliquer quand je cherche les raisons qui font que l’équilibre de sa musique me touche autant. Mieux vaut peut-être alors me diriger vers l’analyse des textes.
La musique d’Armanet ne tient pas seulement à une voix, mais aussi à un langage, qu’on a vite tendance à réduire à un romantisme excessif et à un jeu très sonore sur l’agencement des mots. “L’amour en solitaire”, ouverture de l’album devenue, avec son refrain imparable orné de chœurs entêtants, la chanson-signature d’Armanet, est à ce titre un coup de maître, une sorte de précis du style de son autrice. Elle mélange les registres, bricole des images ambigües qui deviennent évidentes, s’amuse de la syntaxe avec finesse. Son goût du décalage subtil, entre sincérité et dérision, s’exprime de manière exemplaire par la construction parallèle des deux strophes du refrain.
Où es-tu mon alter
Où es-tu mon mégot
Pour moi t’étais ma mère
Mon père mon rodéo
Je traverse le désert
L’amour en solitaire
Reviens-moi mon alter
Reviens-moi mon héros
Je veux retrouver ma terre
Ma bière et mon tricot
Plus traverser le désert
L’amour en solitaire
L’aisance avec laquelle elle joue avec les mots permet de désamorcer l’emphase quasi-mélodramatique de certains de ses textes, sans pour autant que l’on ne se détache de leur charge émotionnelle. Ce serait pour autant désobligeant de lire dans “L’amour en solitaire” une sorte de modèle qu’Armanet va ensuite simplement reproduire. Certains titres se lancent dans des considérations plus charnelles – “L’indien”, “Manque d’amour” –, d’autres tentent un retournement des stéréotypes de genre – “Cavalier seule”, “Un samedi soir dans l’histoire”. Pour ma part, je trouve qu’elle est à son meilleur lorsqu’elle laisse son écriture voguer sur ses flots les plus passionnés et torturés. Je citerais ainsi “Sous la pluie”, ritournelle à la simplicité désarmante, dont le refrain est lumineux de beauté morbide.
Tout l’amour inassouvi
S’effacera sous la pluie
Je n’y verrai plus que du feu
Ce sera merveilleux
L’amour inassouvi
S’effacera sous la pluie
Je n’y verrai plus que du feu
Ce sera merveilleux
Merveilleux
Et le bleu du ciel
Sera éternel
Comme si on était vieux
Le morceau est suivi par “À la folie”, autre merveille dont la fougue adolescente évoque une dévotion absolue à l’amour et la musique qui n’en finit pas de me bouleverser. Je pourrais également citer les trois dernières chansons de l’album, qui forment comme un crescendo vers la mélancolie la plus noire. “Star triste”, peut-être la preuve la plus directe qu’Armanet a profondément conscience d’elle-même, nous parle d’une vedette, stéréotype d’un temps jadis, qui ne supporte plus sa condition. Dans un triste coup du sort, on pourrait presque y voir une prédiction de la vie future de son interprète.
J’voulais pas devenir chanteur
Ladycrooner
J’rêvais d’une vie plus claire
Peut-être plus sincère
J’sens qu’j’vais finir en idole
En gourou des cœurs
Le king des baby dolls
Le bureau des pleurs
J’ai peur
“La carte postale”, par son désabusement et son attachement fétichiste aux détails du monde, constitue la référence la plus directe du disque au style de Julien Doré. Pour qui connait la subtilité avec laquelle l’auteur de “Corbeau blanc” parvient à intégrer l’ironie dans des chansons pourtant pleines de spleen, le pont dévastateur de la chanson d’Armanet ne semblera pas étranger.
J’aimerais te parler du sable adorable
Du vent qui dort sur les coquillages d’or
J’aimerais te parler des gens dehors
Qui bronzent ensemble comme des coquillages morts
Mais là sur mes lignes
J’suis pas bien maligne
J’suis qu’un sémaphore
Qui crie je t’adore, je t’adore
Il y a enfin “L’accident” qui conclut l’album sur sa note la plus sombre. C’est sûrement la chanson qui me touche le plus, celle qui définirait le mieux ce que je trouve de formidable dans la musique d’Armanet. Musicalement, on tient là encore une composition presque rudimentaire : une mélodie irrésistible, rappelant lointainement le “Sub-Culture” de New Order, servant de base à un accompagnement minimal au piano, et des strophes organisées rigoureusement autour du motif de l’accident. C’est une histoire d’amour contée sobrement, mais avec une cruauté impitoyable, que ce soit dans le choix des mots, dans les tournures de phrase que dans la performance, sensible et délicate, de son interprète. “L’accident”, c’est le retour à la réalité, le moment où l’on ressent tout le poids d’une fatalité qu’on cherchait à réfuter. C’est une chanson tout autant sublime que profondément morbide, dont les derniers mots sont autant de flèches transperçant le cœur.
Accident éternel
Je serai plus jamais belle
J’aurai plus jamais d’ailes à briser
Appelle pas les urgences
J’prendrai pas l’ambulance
Laisse-moi juste l’élégance
De t’aimer
Si l’on peut ici encore comprendre certaines expressions de manière décalée, elles ne font que renforcer la violence des sentiments sous-jacents. C’est sans doute là que se joue, pour moi, la valeur singulière des chansons d’Armanet. Voilà une autrice-compositrice qui assume, revendique même, la radicalité de ses sentiments, les offre à la vue de toutes et tous. Peut-être dans l’intemporalité de son geste musical et littéraire trouve-t-elle le moyen d’immortaliser un instant ces sentiments. Elle nous offre par la même occasion le rare moyen de nous accrocher à des émotions pourtant fugaces, dans un monde en perpétuelle déroute, où le cynisme semble trop souvent triompher.
Illustration : Théo Mercier, Erwan Fichou et Étienne Chaize / Barclay, Universal Music France
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