Critique d’Abou Leila de Amin Sidi-Boumédiène (15 Juillet 2020)
Dès ses premières minutes, Abou Leila expose une intention technique et cinématographique explicite. Dans un plan-séquence mené caméra à l’épaule, dans une rue d’Alger, en pleine guerre civile, on assiste à l’assassinat d’un homme sortant de chez lui. Si le plan-séquence accentue beaucoup la tension, qu’il s’agisse de l’attente du coup de feu meurtrier ou de ce qui suit l’assassinat, il se concentre surtout sur les visages. Longuement, on est confronté au visage du tueur mais aussi à celui de la femme de la victime, stupéfaite. Ce premier plan-séquence use du mouvement continu pour accentuer la complexité de l’événement, qui demande donc une certaine concentration, le tout aidé par un design sonore exceptionnel, qui nous accompagne tout le long du film.

Ainsi, dès son ouverture, le film annonce son fonctionnement. Ce geste assez classique va alors servir une logique du retournement qui nous conduit progressivement dans une dimension absurde, au sens le plus becketien du terme. Le premier piège qui atteste une mise à distance de la réalité joue sur le caractère fou et traumatisé d’un des personnages. Dans ce qui semble être à mi-chemin entre l’hallucination et le rêve, on voit cet homme se faire tuer à coup de portière par son camarade. Ce moment inaugural, qui ne laisse à vrai dire aucun réel indice sur son caractère imaginaire, accentue l’attention que le film nous demande.

On constate aisément une véritable intelligence du rythme, en lien avec cet enjeu de l’attention. Entre des plans souvent longs et parfois contemplatifs, calmes, quelques séquences d’action parfaitement exécutées, souvent en plan-séquence, dont le caractère réel est difficile à établir, viennent nous réveiller, nous frapper. Par sa réalisation et son montage, Amin Sidi-Boumédiène se fait un malin plaisir de jouer avec son audience. D’ailleurs, Abou Leila, dans une logique absurde, est ce genre de film qui se fait passer pour autre chose, ici, une sorte de mélange entre le thriller et le buddy movie. Parce que, en effet, de quoi ça parle, Abou Leila ? Si j’évoque seulement maintenant l’intrigue, c’est parce qu’elle importe surtout dans la manière dont le film la modèle, la brise, l’abandonne presque. On suit deux hommes qui s’aventurent dans le Sahara à la recherche du tueur du début du film, Abou Leila, dont l’existence presque légendaire et mystique pourra rappeler celle du Colonel Kurtz dans Apocalypse Now. Ce point de départ sert surtout de moyen pour une sorte d’exploration existentielle expérimentale et Abou Leila n’est pas un film narratif, à proprement parler. On appréciera toutefois l’équilibre du film, qui ne tombe pas dans quelque chose de complètement conceptuel.

De fait, si l’ensemble souffre parfois de quelques longueurs, qui semblent volontairement utilisées pour accentuer l’errance dans le désert à la fin tout en soulignant le passage dans un espace-temps mystique, on se plaît à s’embarquer dans un tel voyage, qui attise constamment la curiosité et qui se développe assez agréablement comme une expérience. Avec une grande intelligence et une très belle maîtrise technique, Amin Sidi-Boumédiène réussit, pour son premier long-métrage, l’exploit assez exceptionnel de faire exister à l’image toute une approche absurde de la réalité, approche non pas comique mais véritablement métaphysique et tragique, le tout influencé par une variété d’approches intellectuelles très riches. De même, le film reprend beaucoup de fonctionnements classiques, en les sublimant assez bien, aidés par une réalisation soignée. Il y a toute la symbolique du voyage dans le désert qui devient introspection mais aussi, à la fin, la logique de confrontation mystique, lors d’un combat avec un Abou Leila toujours-déjà guépard. En somme, Abou Leila est le signe d’une véritable réflexion sur ce qu’est un film et sur la manière de réutiliser de nombreuses constructions dans une approche personnelle, non pas tout à fait révolutionnaire mais assurément solide.

Spoiler :
Il faut aussi signaler l’enjeu de la violence, qui semble au cœur du film et de son approche politique de la guerre civile algérienne. On apprend progressivement que S., l’homme fou, est une personne incapable de violence. Vers la fin du film, un plan-séquence très intense (on est bien loin de la fadesse technique d’un Sam Mendes dans 1917) nous fait découvrir que cet homme était un policier qui est intervenu lors de l’assassinat au début du film mais que, incapable de tirer, son coéquipier est mort. Ce qui pourrait n’être qu’une simple vengeance, très classique, se complexifie dès lors que, en lien avec le travail sur l’irréel et le traumatisme, ce même S, à cause de sa folie, apparaît finalement comme un véritable tueur sanguinaire, massacrant toute une famille sans le percevoir lui-même. On comprend ainsi, à la fin du film, alors que le cadavre de S disparaît en poussière, qu’il y a un rapport d’identité symbolique entre lui et Abou Leila. Dans la mise en scène, il faut absolument noter que la violence, omniprésente, n’est jamais exposée frontalement. Au contraire, à chaque acte violent, la caméra filme la personne violente. Je ne peux évidemment que souligner les faits de mise en scène et les dispositifs du film car son interprétation et son analyse semblent mener à des chemins infinis de réflexions. C’est ce qui fait la véritable richesse d’Abou Leila, une expérience qui fait impression et qui déploie une telle esthétique du mystère que l’interrogation est presque fatale.
Crédits : UFO Distribution
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