Critique de Dark Waters, Todd Haynes (26 février 2020)
Oui, à la fin du film vous entendrez « et toi, tes poêles, elles sont en quoi ? ». Oui, vous irez vérifier votre propre batterie de cuisine une fois arrivés chez vous. Et oui, vous irez lire des articles et comparatifs sur les différents types de poêles.
Peut-être par naïveté (mais surtout par fainéantise) les seules informations que j’avais sur ce film avant que les lumières ne s’éteignent dans la salle, étaient : une entreprise américaine déverse des trucs chimiques dans la nature, ça empoisonne des gens, un avocat attaque la dite-société. J’étais loin de me douter du parcours du combattant qui m’attendait.
Justice pour les vaches
Dark Waters s’inscrit dans la lignée de Sidney Lumet et ses polars juridiques. Le film de Todd Haynes propose de suivre l’histoire vraie de l’avocat Robert Bilott (Mark Ruffalo) et de son action en justice, longue de plus d’une vingtaine d’années, contre DuPont, grande entreprise américaine ayant commercialisé le Téflon (oui, oui, la substance antiadhésive encore présente sur nos poêles aujourd’hui). Or, le PFOA, produit toxique et cancérigène présente dans le produit, empoisonne les habitants de la ville proche de l’usine, ainsi que le bétail, et toute la nature environnante (et dans une moindre mesure, toutes les personnes de la planète exposées à cette substance qu’on trouve dans tout ce qui est imperméable). L’avocat s’engage alors dans une course d’endurance pour faire interdire le PFOA et tenter de sauver le plus possible les habitants de Parkersburg, Virginie.

Pour les amateurs du genre, le film se conforme aux attentes : un bon équilibre entre documentaire et fiction, qui pousse le spectateur à s’interroger tout au long du film et à aller se renseigner par la suite. C’est une réussite. Récemment, il peut évoquer Spotlight (Tom McCarthy, 2015) mais version chimie et avec, en plus, un travail sur l’image et des thèmes en toile de fond. Il s’y conforme presque trop : le film peut parfois avoir certaines longueurs et tendre trop vers l’énumération.
Les États-Unis des années 1990-2000
Robert Bilott est impliqué dans l’affaire par un paysan (Bill Camp) dont près de deux cents de ses vaches sont mortes. On suit alors les allers-retours de l’avocat entre Cincinnati et Parkersburg, entre ville et campagne. Tout d’abord, deux fermiers débarquent dans un cabinet juridique : ils jurent dans le décor propre, net et carré et les costumes trois pièces. Ils connaissent la grand-mère du personnage de Mark Ruffalo, coup classique des campagnards à la ville et petite touche d’humour du film (touches qui viennent à plusieurs moments relâcher la tension). Quelques minutes plus tard, l’exact inverse se produit : le bon avocat en costume se retrouve dans la campagne profonde, de la boue sur ses chaussures, entouré de vaches et de fermiers en salopettes.

Au-delà du parcours de justice, on est amené à découvrir les États-Unis, citadins et ruraux. Les allers-retours s’enchaînent, tout comme les paysages. On passe du bureau envahi par la paperasse envoyée par DuPont (tentative classique, mais infructueuse d’enterrer l’affaire) à la ruralité profonde de la Virginie-Occidentale. Cette vision des États-Unis de l’époque apporte une profondeur que l’on n’attendait pas nécessairement d’un tel film d’investigation. À l’alternance des paysages se superpose aussi celle des années.
Fuite du temps, inertie de l’action
Le principe même des films d’investigation repose sur le passage du temps. Le film démarre en 1975, mais dans les faits, l’affaire commence en 1957. Autre trait définitoire de ces films : l’avancée de l’enquête, jusqu’à la grande révélation, et souvent la grande victoire. Ce n’est pas le cas ici, et ce n’est pas un spoiler de le dire. Pourquoi ? Parce que la substance toxique, l’avocat la découvre très tôt et l’on comprend vite ce que c’est également : le téflon. Ring a bell ? On se retrouve alors rapidement face à une seule évidence, cette enquête ne mène à rien. Les années défilent, les unes après les autres. Les chiffres des ans affichés sur l’écran noir nous le montrent, mais aussi l’évolution des voitures, du style de déco et des vêtements. Le temps fuit, on le voit de toutes les manières, mais rien ne se passe, et on le sait dès le début. Il faut plusieurs années pour achever chaque étape, même la plus insignifiante. Là se trouve tout l’intérêt du film par rapport à tous ceux du même genre : l’action n’avance pas. Le tragique naît de cette confrontation entre une fuite du temps qui ne s’arrête pas et l’inertie d’une action qui n’avance pas. Cette dualité se retrouve jusque dans l’image. Cette dernière est légèrement grainée, et marque le passage des ans ; tandis que le ton gris crée une sorte de fixisme, un côté statique qui appuie l’idée d’une stagnation.

Cependant, à la fin du film, le temps s’accélère avec un enchaînement du défilement des années et de plans assez courts pour noter l’évolution de l’enquête. Le côté effrayant de cette accélération est contrebalancé par la distance qu’elle crée. On peut finir par se détacher émotionnellement de l’affaire, qui s’embourbe dans une liste d’informations et de faits.
Cette inertie tragique prend, malgré tout, tout son sens quand les lumières du cinéma se rallument et que tout le monde se demande « elle est en quoi ma poêle déjà ? ». Le film peut sembler alarmiste, faire peur. Mais après avoir pensé cela, je me suis demandé : est-ce qu’il l’est plus que toutes les chaînes d’info en continu ? que tous les médias aujourd’hui ? Pour moi, la réponse est non.
Quelques faiblesses et facilités
Le seul point commun entre tous ces paysages et toutes ces années ? L’avocat, qui, en se perdant dans ses allers-retours, se perd lui-même. Il s’enfonce de plus en plus dans une paranoïa profonde, quoique justifiée en apparence. Si le traitement du personnage principal, parfaitement incarné par Mark Ruffalo, est sans faute, ce n’est pas le cas de certains protagonistes secondaires et plus largement de la communauté des avocats.
Tout d’abord, Sarah Bilott (Anne Hathaway) est dans une perpétuelle alternance entre approbation et reproche des actions de son mari, de manière souvent injustifiée. Par exemple, on la voit s’énerver contre l’avocat lorsque celui-ci lui demande s’ils peuvent encore se permettre de continuer leur mode de vie. Ce n’est que de nombreuses minutes après que le spectateur apprend que le salaire de Robert Bilott a diminué d’un tiers depuis le début de l’affaire. Mais c’est déjà trop tard, l’effet est retombé et on ne parvient pas à véritablement comprendre comment l’enquête a pu affecter leur quotidien. Ce point de vue aurait certes été pertinent, mais le fait de l’évoquer en seulement une ou deux anecdotes lui fait perdre tout intérêt.

Enfin, on peut regretter le traitement de la communauté des avocats, un peu trop pleine de fierté patriotique. On apprécierait un peu plus d’informations sur le fait que son patron n’ait jamais viré notre avocat. Ou du moins, une autre raison que « si l’État n’est pas du côté du peuple, alors nous, les gentils avocats, le serons ».
Dans son genre, le film de Todd Haynes est une réussite : il est convaincant, avec une esthétique travaillée qui accompagne véritablement les thématiques variées qui sont développées. On peut regretter et lui reprocher quelques faiblesses, mais celles-ci restent mineures en comparaison des nombreuses qualités globales.
Crédits : Focus Features ; Le Pacte
Ça me rassure, je ne suis pas le seul à avoir vérifié mes poêles, alors !
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