Critique du film Soy Libre (Laure Portier, ACID Cannes 2021, en salles le 9 mars 2022)
Avec son premier long-métrage Soy Libre, Laure Portier réalise un portrait tendre et sobre de son petit frère Arnaud, capté dans son instable vie quotidienne durant une décennie. Né dans une cité HLM d’une mère dépressive et d’un père absent, le jeune Arnaud a vite vu ses horizons se réduire et s’est tourné vers la délinquance dès le début de son adolescence. Dans l’une des premières séquences du film, il raconte face caméra cet apprentissage tourmenté de la vie, ses blessures familiales et son espoir à dépasser ses déterminismes. À sa sortie d’une prison pour mineurs, il prépare son évasion : il souhaite partir en Espagne, où il pense trouver un chemin lui convenant mieux, qui lui permettrait de canaliser sa violence et sa colère.

De sa sœur qui le filme sans relâche dès qu’elle en a l’occasion, on ne saura quasiment rien en dehors de l’alliance de défiance et de fierté qu’elle semble éprouver pour Arnaud. Ayant sans doute eu plus de chance que lui – on comprend implicitement qu’ils n’ont pas le même père –, la réalisatrice refuse de creuser du côté de leurs différences de points de vue, se concentrant presque exclusivement sur celui d’Arnaud. Elle choisit ainsi de traiter le documentaire autobiographique de biais, sentant la puissance simple émanant de la figure de ce frère à la fois proche et distant qui refuse de se laisser enfermer dans le destin sordide qu’on lui a réservé.
Laure Portier offre ainsi à son frère un espace d’expression inédit, où il peut accuser avec autant de candeur que de lucidité la cruauté sans limites d’une société qui génère et renforce les inégalités et l’exclusion avant de prouver sa propre combativité. Il ne cherche pourtant pas grand-chose, si ce n’est fuir les pressions institutionnelles absurdes qui l’empêchent de vivre et retrouver un sentiment de liberté perdu, notamment au contact de la nature.

À mi-chemin, le film se transforme plus nettement en autoportrait. La cinéaste ne voit quasiment plus son frère, parti au Pérou. Aux images qu’elle tournait, se heurtant à la réticence de son frère à s’ouvrir mais permettant le dialogue, se substituent de plus en plus celles d’Arnaud lui-même, témoignant d’un quotidien incertain et solitaire qui a tout du périple. On ne verra la réalisatrice à l’écran que lors d’une courte scène : elle devait retrouver Arnaud à l’aéroport de Lima, mais celui-ci ne s’est jamais montré. Cette déception intime fait suite dans le montage aux images d’émeute tournées par ce frère qui semble alors disparu.
D’un coup, la réalité jusqu’ici extérieure des tensions sociales poussant les plus défavorisés à la violence fait irruption directement dans le cadre, libérant Arnaud de sa grande solitude, lui qui racontait justement sa condition d’oublié. L’incompréhension de la cinéaste face à la non-venue de son frère prend un sens plus large qui peut en partie expliquer le projet du film : les divergences d’environnement qui ont largement conditionné les deux vies de Laure et d’Arnaud finissent par générer des incompréhensions existentielles profondes entre les deux êtres, malgré les liens du sang et l’attachement émotionnel.

Avec un geste d’empathie radical permis par les moyens du cinéma, Laure Portier nous invite donc à observer et à comprendre une altérité trop souvent méprisée et évacuée du champ des représentations, qu’elle semble elle-même ne pas toujours saisir. Elle évoque la solitude impitoyable imposée par une vie en dehors des clous sociaux – qu’elle relie à celle subie par les personnes âgées isolées, lors de ce moment bouleversant où Arnaud rend visite à celle qu’on imagine être sa grand-mère, physiquement très diminuée et livrée le plus souvent à elle-même – et ne perd jamais des yeux l’incertitude et la peine, ce qui donne au film sa justesse.
Les dessins d’Arnaud, présentés ponctuellement durant le film, parachèvent la quête artistique visant à capter son évolution intérieure, lui qui finira par réussir à conjurer sa solitude en fondant une famille au Pérou. Le film nous laisse alors sur un sentiment d’espoir qui n’apparaît pas de trop, restant fidèle à l’individu indocile mais innocent dont il dépeint le monde.
Crédits photos : Les Alchimistes, Perspective Films, Need Productions et Association ACID