Critique du film Down with the King (2021, Diego Ongaro)
Down with the King semble à première vue déplier, sans trop de surprises, son programme de comédie dramatique gentiment satirique autour d’un artiste dont la quête de sens se transforme peu à peu en quête de soi. Le film, second long-métrage du français Diego Ongaro tourné aux États-Unis, a cependant cela de particulier qu’il repose sur les épaules d’un acteur principal inattendu : Freddie Gibbs. Cet héritier du gangsta rap s’est imposé ces dernières années comme une figure importante du hip-hop US actuel, notamment à travers ses collaborations avec des producteurs exigeants comme Madlib et The Alchemist. Down with the King permet à Gibbs d’ouvrir le champ de ses horizons artistiques en décrochant un premier rôle sur mesure. Lui qui n’avait jamais joué dans un film, il s’impose ici comme une véritable force créative, ayant participé à la conception de l’histoire et étant crédité comme « executive producer » – l’équivalent du « producteur délégué » en France.

La présence et l’implication artistique de Gibbs sont rapidement compréhensibles durant le visionnage. Le personnage qu’il incarne, le rappeur Mercury, dit Money Merc, cherche à sortir de son environnement social qui lui est de plus en plus pesant. Le film débute lorsqu’il commence à louer une maison isolée dans le Massachusetts, où au contact de Bob, fermier remarquablement sympathique, il se met à nourrir le projet de lui-même devenir éleveur. Il continue tout de même de travailler sur de nouveaux morceaux, mais ne trouve pas vraiment l’inspiration, puisqu’il cherche à échapper au monde même dont on attend qu’il témoigne. Le récit suit alors un rythme lancinant et régulier, se construisant au gré des rencontres. Mercury se lie par exemple rapidement avec Michaele, habitante locale rêvant de s’élever hors de sa condition et de reprendre des études. Par ailleurs, il est harcelé par son agent, qui dépend financièrement de lui et réclame de nouvelles pistes.

Down with the King nous invite progressivement à entrer dans une temporalité en total décalage avec celle de la vie à laquelle on imagine notre protagoniste avoir été habitué. Aux rencontres éphémères de la célébrité citadine se substituent de véritables relations, incertaines, mais qu’on tente de faire tenir. En lieu et place d’une succession de moments intenses mais brefs, on trouve une sorte de stase durable même si parcourue de micro-événements. Les espaces ne sont pas rapidement traversés et oubliés ; au contraire, on les contemple longuement et on les réinvestit régulièrement.
L’industrie musicale, prise dans une fuite en avant perpétuelle et soumise à des impératifs économiques absurdes favorisant violences et prédations en tous genres, est laissée le plus souvent hors-champ, mais elle impose à Mercury une constante inquiétude. Le personnage ne sait plus vraiment s’il est capable de poursuivre sa carrière de rappeur, mais ne semble pas non plus décidé à l’abandonner complètement – après tout, pourrait-il vraiment se le permettre ? Bien que ses obligations, notamment envers sa mère et sa fille, ne soient pas appuyées par la mise en scène – Ongaro a opté pour un découpage elliptique qui suggère beaucoup plus qu’il n’explicite – on comprend aisément les doutes de Mercury et son malaise indicible.

Si le film n’est jamais ouvertement dramatique ou dépressif, il dissimule une angoisse profonde qui pose la question de la place de l’individu créateur dans une industrie culturelle. Machine à survaloriser les individualités, l’industrie musicale peut également les annihiler en les transformant en marchandises, en leur imposant une massification des échanges dématérialisés les déshumanisant, en les condamnant à la moindre erreur ou simplement en niant leurs véritables volontés – un comble lorsqu’on est censé promouvoir la création. Le film évoque, avec une certaine précision qui n’est pas pour autant frontale, les particularités du monde du hip-hop dans cette tension entre individu et industrie. Ainsi, Mercury raconte avoir commencé à rapper pour échapper à la violence de la « street », avant de comprendre qu’il ne faisait que s’en rapprocher par ce biais. Il lui aura fallu alors changer d’espace physique pour ne pas étouffer dans son microcosme social, dont on voit fugacement la toxicité, complètement en dissonance avec la véritable personnalité de Mercury, lorsque ses collaborateurs viennent passer une soirée dans la maison qu’il loue.

On pourra regretter quelques manques narratifs, le film laissant beaucoup d’éléments irrésolus lorsqu’il se termine, ce qui constitue du même coup sa seule audace formelle. À la place des très nombreux plans fixes où sont filmés longuement les paysages que traverse Gibbs/Mercury, peut-être aurait-il mieux valu ajouter quelques séquences de dialogues densifiant les enjeux émotionnels. La mère et la fille de Mercury, qu’on évoquait plus haut, n’ont guère droit qu’à une poignée de minutes chacune, et le développement des relations avec Bob et Michaele manque d’une certaine fluidité. Ces fragilités tiennent peut-être à la fabrication même du film, dont on peine à mesurer la part d’improvisation – voir les très belles séquences de freestyle qui renforcent la porosité entre la persona de Gibbs et son personnage – et l’essai est en fin de compte suffisamment juste et pertinent pour valoir la peine d’être découvert.
Crédits photos : Breaker Studios, Inside Voices, Association ACID