Beau comme Bowie
A l’occasion du festival Ciné O’Clock, qui se déroule au cinéma Le Zola de Villeurbanne, revenons sur un artiste iconoclaste, mis à l’honneur cette année dans la programmation : David Bowie. Célèbre musicien et figure Pop qui a traversé les ères et les genres (musicaux et « identitaires »), Bowie est le symbole mutant d’un art de la métamorphose. L’œuvre de Bowie, si riche soit-elle, mériterait bien plus d’un article (et de nombreux ouvrages ont tenté de saisir et de retracer son mystère). Néanmoins, tentons de parcourir ce qui unit sa musique et son corps. Essayons de comprendre en quoi Bowie est le prodrome d’une ère de l’immatériel et de l’inclassable.

Entre le glam, le rock, l’expérimental, l’électro, Bowie module ses inclinations, dévie ses appétences vers des extrêmes encore jamais envisagés. Il aime l’instable, l’innovant, l’imprévisible… Pour cela, il ose les rencontres, provoque les risques. Outre ses productions d’albums de Lou Reed (Transformer, 1972) et Iggy Pop (The Idiot et Lust for Life, 1977), deux autres icônes farfelues, il a maintes fois changé ses collaborateurs, toujours dans le but d’un renouveau opérant. Il opte pour les Spiders from Mars sur cinq albums, avec le génial guitariste Mick Ronson, qui eux-seuls pourront produire le glam adéquat : spontanéité, dandysme de science-fiction et mutation. Les paroles prônent l’élévation stellaire, l’hétérogénie, le mystère, la schizophrénie. Ils prouvent la capacité du rock à changer notre façon d’être et de penser, et à teinter le monde de mysticisme. Il en va de même lorsque Bowie choisit Robert Fripp, seul guitariste à être aussi atmosphérique que sa voix, ou bien l’ingénieur du son Brian Eno, pour son ingéniosité et ses trouvailles fascinantes entre krautrock, ambient et pop-rock. (Krautrock : rock expérimental allemand, entre le progressif, le jazz et l’électronique, avec en chefs de fil Klaus Schulze, Tangerine Dream, Can et Kraftwerk).
Dès les débuts de David Bowie, il est impossible de saisir ses sons ou son corps. Qui se cache derrière Space Oddity (1969), album lunaire nous propulsant dans une sphère baroque inédite ? Avant d’être l’icône mondiale aux mille tubes, aux albums incontournables et aux personnages décalés et décadents (de Ziggy à Halloween Jack), Bowie se conçoit déjà dans un autre univers. Il ne fait pas partie de notre monde. Bowie est un corps informe, aussi modulable et extraterrestre que sa musique.
Far above the world / Planet Earth is blue / And there’s nothing I can do
« Space Oddity »
L’extravagance de ses textes et de ses sons va de pair avec l’excentricité de ses tenues et la fantaisie de ses personnages. Bowie ne crée pas que des albums-concepts, il se crée des vies à part entière. Des manières de se mouvoir, de chanter, de s’habiller… La singularité de ses albums provient de ses vifs retournements physiques et identitaires. Bowie n’a pas de visage, il n’est qu’une voix qui incarne des corps éphémères. Il est un univers infini proposant au monde terrestre des manières de vivre. Il est un modèle neuf propulsé à des foules de fans tentant de ressembler un jour à cette idole insaisissable. Le Glam est révolutionnaire. Par un retour à la simplicité du rock n’roll, avec des ajouts novateurs (comme les synthétiseurs de Roxy Music et de Sparks), il permet la facilité de la reconnaissance à un univers musical. A cela s’ajoute de fashionables personnalités mais dont les plus importantes engagent une profonde parole contestatrice. Parmi le fougueux Alice Cooper et l’électrisant Marc Bolan (leader de T-Rex), David Bowie se dresse comme la voix et la chair de toute une génération en manque d’identification.
Comme l’indique les paroles de Sound and Vision, il y a un pouvoir et un mystère corrélé du son et de l’image, que Bowie dans sa solitude tente de déchiffrer. C’est pourquoi l’œuvre de Bowie prend un sens plus flagrant grâce au cinéma. L’unique art à donner formes aux vampires, ces êtres entre la vie et la mort, entre l’obscurité et la lumière, a aussi donné corps à Bowie. Ces quelques cinéastes n’avaient pas besoin d’un acteur mais d’une idée d’une matière vivante évanescente. Filmer le visage de Bowie, c’est filmer une quantité de masques superposés, en même temps qu’une absence aérienne. La seule marque indélébile est son regard, ces deux yeux, gris et bleu, qui sont l’empreinte de l’éternel conflit physique.
I will sit right down, waiting for the gift of sound and vision
And I will sing, waiting for the gift of sound and vision
Drifting into my solitude, over my headDon’t you wonder sometimes
‘Bout sound and vision
« Sound and Vision »
Revenons ainsi sur quatre auteurs, en même temps que quatre œuvres cinématographiques qui, parmi d’autres, permettent de comprendre ce qu’est Bowie, l’homme filmé pour être dématérialisé. Qui se cache derrière David Bowie, sous les nombreux masques d’un artiste insaisissable, au physique atomisé, dont seul le cinéma a su glorifier l’informe et le fantomatique ?
Ziggy Stardust and the Spiders from Mars, Donn Alan Pennebaker (1973)
Parler de ce live magistral, une date clé dans l’histoire de la musique pop, c’est aussi le moyen de rendre hommage à un grand cinéaste : D. A. Pennebaker, décédé en août 2019. Important documentariste américain, il a grandement contribué au filmage de concerts (de Bob Dylan à Depeche Mode), et laisse derrière lui de nombreux films sur la musique, allant de Jimi Hendrix au festival de Monterey, en passant par Woodstock. Il s’est aussi distingué par des films plus politisés, avec notamment One P.M. (1972), coréalisé avec le pionnier du cinéma direct Richard Leacock, et continuité du travail de Jean-Luc Godard, One American Movie (1969).

Ce live, donné le 3 juillet 1973, est l’annonce de la fin de Ziggy. Il se conclut par un poignant Rock ‘n’ Roll Suicide et donne littéralement mort à un David Bowie. C’est un show magistral qui en une heure et demi va dissoudre toute présence physique du chanteur-acteur et de sa troupe. Le film s’ouvre sur Bowie dans sa loge en train de se maquiller devant un miroir. L’apparition du chanteur, en gros plan, se fait sur un reflet. Nous avons déjà franchi un seuil invisible. La photographie de Pennebaker, avec son travail du grain et des saturations de couleur, va donner une ampleur à la déflagration qui a lieu tout le long du concert.
C’est un rock explosif, avec la guitare sublime de Mick Ronson qui accompagne la désarticulation de Bowie, jusqu’à sa totale disparition dans des flux lumineux dissolvant la matière. Pennebaker travaille le mouvement, celui sur scène et dans la fosse, et la colorimétrie des projecteurs saturés. Les espaces et les corps se confondent, allant jusqu’à créer une seule énergie vitale et finalement meurtrière, notamment lors de la prestation de The Width of a Circle, dont la fureur rappelle The Stooges. A ce moment précis du live, tout rapport figuratif est rompu : le corps de Bowie est évaporé, comme avalé par la foule. Avant le cri final de son suicide, l’androgyne lance un déchirant chant du cygne dans sa reprise de Ma mort de Jacques Brel, dont la mélancolie mortifère est prolongée dans l’interprétation de Time.
Peu de films donnent un tel sentiment d’essoufflement physique, comme si le corps consumé de Bowie était la projection de l’abîme pulsionnel de notre regard.
L’Homme qui venait d’ailleurs, Nicolas Roeg (1976)
Les hommages continuent, puisque l’on ne sera jamais assez revenu sur l’œuvre de Nicolas Roeg, disparu en novembre 2018. Dans ce film, Bowie est l’envers de Ziggy et de son énergie ravageuse. Enveloppe fantomatique, il erre ici dans un monde terrestre dont il semble tout ignorer. Nicolas Roeg noue sa narration confuse autour de ce corps volatil. Le tournage du film a lieu durant le revirement de carrière musicale de Bowie, celui de Low et de son séjour tourmenté au château d’Hérouville en France, ainsi que celui de ses errances obscures à Berlin, qui donneront l’entièreté et la cohérence de sa trilogie berlinoise. La couverture du premier album est le profil du martien Bowie au teint pâle, sur un fond nébuleux orangé. C’est le personnage de l’œuvre de Roeg, un individu instable, fragile, dont les pensées atmosphériques détériorent le rapport au monde tangible. Le mysticisme du film trouve son écho dans le morceau Warszawa, et l’évanescence de ses longs synthétiseurs et violons, dont le mystère est appuyé par quelques phrases dans une langue inventée.

Le cinéma de Roeg est celui d’un long labyrinthe. Il tisse des ponts entre des temporalités et des espaces, des autres lieux dont on ne sait que peu de choses. Bowie est alors une trace d’une autre intelligence, entre humain à la profonde sensibilité et monstre répugnant. Le film suit la décadente chute de ce personnage déboussolé. Il sombre dans les divers vices du consumérisme, plongeant sans fin dans les écrans de télévision, dans l’alcool, dans les drogues et la luxure.
Bowie est une figure christique pathétique et misérable. Il porte peu à peu une misère incommensurable, comme s’il devenait lentement le martyre de nos sociétés contemporaines. Mais derrière son visage passif et molesté, sous sa peau affaiblie, il y a le vide démesuré. Lorsqu’il arrache son visage, il y a le néant titanesque que l’on découvre avec effroi, comme si l’on nous révélait la vanité de notre existence.
Pas étonnant que Bowie se retrouve dans le conte moral La dernière tentation du Christ de Martin Scorsese (1988) : avec le film de Roeg il avait déjà fait pénétrer son corps morcelé et blafard dans une fable mortuaire. La douleur n’est plus simplement physique mais métaphysique. Bowie représente la dégénérescence d’une génération et la désacralisation du corps. La matière n’est pas immuable. Et le parcours hasardeux de l’esprit mène à la perte de l’identité. Devenir un être stellaire, c’est ouvrir des possibles sous-terrains ou subterraneans.
Les Prédateurs, Tony Scott (1983)
Avant de se livrer à de nombreux films d’action et à sa collaboration avec Denzel Washington, Tony Scott (décédé en 2012 et frère du célèbre Ridley) a réalisé son premier film en 1983, trois ans avant Top Gun. C’est aux côtés de Catherine Deneuve et de Susan Sarandon que l’on retrouve un David Bowie en vampire assassin, craignant la mort par une vieillesse soudaine et accélérée.
La beauté de ce film est de faire passer le corps de Bowie en un éclair de monstre nocturne au charme envoutant à vieillard décrépi et méconnaissable. Tony Scott joue sur les topoi du mythe vampirique, comparant le délaissement amoureux à la décomposition corporelle. Le corps de Bowie est désagrégé, sa vitalité de feu Ziggy est substituée par la vieillesse soudaine. L’artiste porte le masque de la mort.

C’est un film sur la dégénérescence inéluctable du corps. Le thème du film côtoie la vie de Bowie dont les mutations se sont démultipliées et accélérées au point de perdre la connaissance du célèbre chanteur. Le film sort la même année que l’album Let’s Dance, avec son mémorable « Modern Love », cri prolongé d’une bataille nécessitant persévérance face à la solitude, la peur, le monde extérieur. Cet album narrant une lutte entre l’Homme et Dieu est à la fois la consécration publique de l’artiste et la disparition du mythe, le menant à une certaine période d’oubli collectif, avant sa renaissance en 1995 avec 1. Outside. Bowie a le besoin de mourir, de littéralement pourrir, pour se reforger une matière organique, sonore, et identitaire.
Ainsi, le film joue tout autant sur la matière visuelle et corporelle que sur le son et la musique. Il y a un montage saccadé, plein de balbutiements, d’images subliminales, créant un rythme à la fois immersif et inconfortable. Tony Scott joue sur l’alternance de somptuosité et d’horreur, d’envoûtement et de dégoût, d’érotisme et de mort. Il y a de fortes évolutions atmosphériques, faisant passer d’une boite de nuit assourdissante et remplie de lumière artificielle, à une chambre à la décoration baroque embaumée d’un souffle vaporeux. On est brutalisé par le rock gothique de Bauhaus, avant les froides caresses sous Schubert, annonçant à la fois la quintessence de l’amour et la tragédie de la mort.
(Modern love) walks on by
(Modern love) gets me to the church on time
(Church on time) terrifies me
(Church on time) makes me party
(Church on time) puts my trust in God and man
(God and man) no confession
(God and man) no religion
(God and man) don’t believe in modern love
« Moderne Love »
Le film sort durant la période de découverte officielle du sida. Le corps de Bowie est l’image de la brutale déflagration causée par cette maladie. Incapable de se maintenir dans une seule enveloppe corporelle, il exprime ici la douleur d’être enfermé dans un corps pourrissant lorsque l’esprit est toujours bien vivant.
Twin Peaks : Fire Walk with Me, David Lynch (1992)
La saison 3 de la série, Twin Peaks : The Return, venait conclure sublimement l’histoire de l’agent Dale Cooper entamée en 1991. Elle nous aura profondément marqués, en témoigne sa place à la tête de notre top des meilleurs films de la décennie. Toutefois, il faut rappeler qu’en plus de faire suite aux deux premières saisons, The Return est aussi le prolongement du film Twin Peaks : Fire Walk with Me, présenté et violemment critiqué à Cannes en 1992. Dans cette œuvre complexe, qui nous fait voyager de rêves en cauchemars, de tableaux en miroirs, et de fantasmagories aux plus crues des réalités, Bowie apparaît brièvement sous les traits d’un drôle d’énergumène, Phillip Jeffries.
Cet ancien agent du FBI est l’une des clés de lecture de toute la saga Twin Peaks, il est celui qui a pénétré dans la Black Lodge avant Cooper, il a ouvert une porte vers un monde parallèle. Ce monde est celui des apparences trompeuses, des doubles, des faux-semblants. C’est un monde de douleur et de cruauté innommable. Bowie incarne le rapport schizophrénique adopté dans la diégèse. Il est l’acteur qui représente par excellence l’univers de David Lynch. Il est le double, le conflit, l’immatériel, l’intangible.

Son personnage se retrouve dans la saison 3 sous la simple forme d’une fumée sortant d’une sorte de cafetière géante animée par une voix d’outre-tombe s’adressant au spectre féerique de Kyle MacLachlan. Même parmi les morts, Bowie peut exprimer son mystère et sa douleur, car depuis longtemps il s’est détaché de son corps. Son enveloppe humaine n’a toujours été qu’un outil modulable à l’infini et seul témoin de la fragilité et de l’absurdité de la vie.
Look up here, I’m in heaven / I’ve got scars, that can’t be seen
« Lazarus »
Bowie nous a quittés en janvier 2016, laissant comme œuvre testamentaire le sombre Blackstar (élu septième meilleur album de la décennie), dans lequel il conclut le trajet qu’il avait entamé cinquante années auparavant, et par la même occasion prolonge le film de Nicolas Roeg. Sortis deux jours avant sa mort, les textes convoquent l’idée d’un départ vers un ailleurs absolu et de l’impossibilité de se retrouver avec soi-même. La musique, entre jazz et rock gothique, teinte le désir de libération des maux antérieurs d’une profonde détresse mélancolique. Bowie, dans un dernier souffle, convoque la mort comme une ultime transformation, lui permettant éternellement de se ressembler.
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