Critique de Don’t Look Up : Déni cosmique (sorti le 24 décembre 2021 sur Netflix), d’Adam McKay
Pendant longtemps, le cinéma d’Adam McKay se caractérisait avant tout par une logique : l’outrance. Outrance des situations, des gestes et des mots, au sein de ses fabuleuses comédies réalisées aux côtés de Will Ferrell, dans la continuité de leur travail au Saturday Night Live. Outrance visuelle, aussi (et peut-être surtout) : d’Anchorman (2004) à Frangins malgré eux (2008), l’œuvre d’Adam McKay n’a cessé de moquer la stupidité sidérante des représentations qui jonchent les imageries publicitaires et télévisuelles que championnent nos sociétés de consommation.
Dans un monde – si par « monde » on entend l’agrégat des représentations auxquelles notre œil est quotidiennement exposé – où Donald Trump a occupé le devant de la scène médiatique pendant plus de cinq ans, force est de constater que cette outrance semble aujourd’hui s’être un peu généralisée. Il y a en effet quelque chose de terrible à constater que la figure présidentielle interprétée par Meryl Streep dans Don’t Look Up n’a finalement rien à envier à l’ancien président américain : ce personnage qui, il y a quelques années encore, aurait pu paraître parfaitement grotesque, semble aujourd’hui à deux doigts de correspondre à une certaine image que nous pouvons nous faire de la médiocrité de plusieurs membres de la classe politique.
Ce constat navrant aurait pu fournir à Adam McKay tout un florilège d’occasions pour tendre vers un cynisme complaisant, et céder à une critique paresseuse de nos sociétés du spectacle. Or, depuis The Big Short (2015), le cinéma d’Adam McKay semble avoir basculé dans un tout autre programme. Bien que confrontée à une forme d’impuissance, l’image n’est devenue le lieu d’aucune résignation. Au contraire, tout porte à croire qu’Adam McKay croit en l’image, aux puissances réflexives du montage, à la possibilité pour une représentation de nous donner matière à réfléchir.

Avec The Big Short, Vice (2018) et Don’t Look Up, Adam McKay affiche en effet un projet ambitieux : tâcher de comprendre, déconstruire et critiquer les mécanismes politiques, socio-économiques et médiatiques qui mettent en crise notre rapport contemporain aux images, aux faits et à la vérité. C’est en ce sens, et non par complaisance et par condescendance, que Don’t Look Up évoque le complotisme droitard, la distraction permanente et le déni phénoménal (cosmique, nous dit la version française du titre du film) qui caractérisent notre regard et notre époque.
C’est très concrètement que la vision est au cœur des trois derniers films d’Adam McKay. Il y est directement question des mécanismes contemporains qui caractérisent – voire conditionnent – notre perception d’événements aux conséquences mondiales dramatiques : la crise des subprimes de 2008 (The Big Short), les agissements d’un gouvernement américain pour qui le monde est à la fois une aire de jeu et un champ de bataille (Vice) et, plus radicalement, la collision de la Terre avec un météore de plusieurs kilomètres de circonférence (Don’t Look Up). Au centre de ces trois films, une question fondamentale de notre paysage visuel contemporain : dans quelle mesure les représentations médiatiques dont nous disposons pour percevoir le monde nous donnent-elles à voir la vérité ? Dans quelle mesure ces représentations ne sont-elles pas plutôt au service d’une représentation idéologique dont le principal (l’unique ?) horizon reste le status quo ?

La chose était particulièrement claire dans The Big Short, qui mettait en scène plusieurs traders de Wall Street qui décident de « parier contre » la bulle spéculative générée par les subprimes, et dont l’explosion suscitera in fine une crise économique internationale sans précédent.
Le film s’articulait autour d’un constat proprement tragique. Cette bulle s’annonce et se met en place avec des marqueurs suffisamment clairs pour être repérés par une poignée d’individus. Tout au long du film, ces marqueurs deviennent de plus en plus clairs, en même temps que l’imminence d’une crise financière causée par l’éclatement de cette bulle spéculative. Or, les quelques personnages de The Big Short sont vite confrontés au constat amer d’une collusion cynique entre les sphères médiatiques et financières : ce que certains savent, les médias refusent de l’annoncer au reste du monde. Mensonge, déni, aveuglement : la force du film d’Adam McKay reposait moins sur une condamnation morale de cette machine corrompue, que dans l’exposé d’une logique implacable, à la fois toxique et centrale dans le fonctionnement socio-économique du capitalisme mondialisé. C’est cette même logique – elle seule – qui permet de comprendre la résilience avec laquelle les retombées catastrophiques de cette crise n’ont paradoxalement pas ébranlé la foi que les gouvernants politiques et économiques accordent au capitalisme néolibéral.
Avec The Big Short, il apparaît nettement que cet aveuglement paradoxal (mais loin d’être accidentel) constitue la matrice tragique qui sous-tend l’ensemble du cinéma d’Adam McKay.

Tout se passe comme si Don’t Look Up déplace et rejoue une trame narrative et réflexive très similaire, radicalisant toutefois son principe. Il est en effet à nouveau question d’une crise imminente perçue par quelques individus, et niée par les représentations que façonnent les dispositifs médiatiques de notre époque. Or, ce déplacement se caractérise par un basculement : cette fois, la crise qui s’annonce n’a rien d’un phénomène invisible. C’est bien grâce à une image que le météore qui détruira la Terre d’ici quelques mois est découvert par Jennifer Lawrence, et c’est lorsqu’il deviendra directement visible dans le ciel que s’accélèrera la prise de conscience de la plupart des populations anonymes mises en scène tout au long du film.
Dès lors, le questionnement qui anime de larges pans de la filmographie d’Adam McKay n’en devient que plus clair : comment penser une place pour les images (à commencer par celles du cinéma) dans un monde où le visible n’est plus nécessairement corrélé à une prise de conscience ? Comment penser la place de toutes ces images dans un monde où les prises de conscience ne suffisent plus à mettre en mouvement une (ré)action politique et collective ?
C’est toute l’ampleur dramatique de cette forme contemporaine d’impuissance que donne à sentir la tirade magistrale de Leonardo DiCaprio, lorsqu’il s’emporte et finit par hurler sur les présentateurs et les caméras d’un plateau télé qui cherche systématiquement à rendre l’information « plaisante » et « divertissante » : certaines choses, aujourd’hui, méritent d’être prises au sérieux – notamment vis-à-vis du fait qu’elle sont causées par le fonctionnement d’un système auquel nous contribuons presque tous – à des degrés variables et avec plus ou moins de lucidité.

Il apparaît vite évident que cette histoire de collision de comète ne fait que radicaliser – de manière parfois maladroite – une situation qui ne nous est que trop tristement familière : notre inertie vis-à-vis de l’urgence climatique, et notre laisser-faire vis-à-vis d’un fonctionnement socio-économique qui est déjà en train de mettre en péril la possibilité même d’une vie humaine sur Terre.
En cela, il est tentant de considérer que l’œuvre d’Adam McKay s’inscrit dans une certaine filiation avec la manière dont le dramaturge Bertolt Brecht a tâché de faire de la représentation théâtrale l’opérateur de ce qu’il nomme la « distanciation » – et dont l’essayiste Youssef Ishaghpour résume les fondements en ces quelques mots : « Il ne s’agit pas de simple représentation de la représentation et de destruction de systèmes de signes, mais d’une tentative pour montrer la chose en même temps que de la critiquer. »
Le cinéma d’Adam McKay n’est pas un cinéma cynique, qui se contenterait de renvoyer les images médiatiques et notre inertie collective à une sorte de nihilisme désabusé. Il est plutôt la trace d’un effort réflexif pour tâcher de comprendre, déconstruire et critiquer le fonctionnement et l’utilisation de ces images, ainsi que les raisons pour lesquelles elles entretiennent cette inertie.
On aurait donc tort de considérer trop rapidement l’apparente grossièreté de la filmographie d’Adam McKay – y compris celle de films a priori aussi stupides qu’Anchorman ou Frangins malgré eux : toute cette outrance ne constitue rien d’autre que le fondement d’un effort pour comprendre notre rapport humain, trop humain, aux monceaux d’images qui noient quotidiennement notre regard.
Crédits :
Couverture et photogrammes 1 & 4 : Don’t Look UP (Netflix | 2021)
Photogrammes 2 & 3 : The Big Short (Paramount Pictures | 2021)