Critique du film Apollo 10 1/2 : Les Fusées de mon enfance (Richard Linklater, 1er avril 2022)
Richard Linklater, dans Apollo 10 ½ : Les Fusées de mon enfance, use pour la troisième fois de sa carrière (après Waking Life et A Scanner Darkly) du procédé de la rotoscopie. Le sentiment procuré reste inchangé, teinté d’étrangeté. Sans doute, cette fois-ci, parce que la forme se met au service d’un récit raconté – en voix-off tout le long du film – par un rêveur. Stanley, qui n’hésite pas à se qualifier lui-même de fabulateur, commente les événements d’une enfance passée dans la banlieue middle-class de Houston et revient, plus précisément, sur un moment gardé sous silence par le gouvernement et les médias : il aurait marché sur la Lune avant Neil Armstrong, alors qu’il n’était encore qu’un enfant. La rotoscopie n’est donc pas l’unique élément venant troubler le récit : dans Apollo 10 ½, le tableau historique est sans cesse désamorcé par la fable.

Alors que Stanley relate les semaines d’entraînement qu’il passe à la NASA, l’image se fige soudainement. Le narrateur reprend son récit en voix-off et revient plus précisément sur son enfance – environ cinquante minutes du film y sont consacrées. Des ellipses incessantes scandent Apollo 10 ½, l’œuvre fait se succéder des moments qui brossent le portrait d’une époque – en quelques mots, l’Amérique des années 1960, de l’avènement de la télévision à la conquête spatiale – et de ceux l’ayant traversé.
Jamais, chez Richard Linklater, les individus n’ont passé autant de temps devant un écran. D’abord, face aux images médiatiques. La famille assiste aux reportages sur la guerre du Vietnam, à un discours de Kennedy et, sans surprise, à la retransmission de l’alunissage d’Apollo 11. Par ailleurs, les enfants passent leurs week-ends, et surtout leurs soirées, à regarder des programmes télévisés, comme Batman ou Dark Shadows. Enfin, et en toute logique, des publicités interviennent régulièrement entre ces différentes diffusions. La famille passe des centaines d’heures devant la télévision, se chamaillant souvent concernant le choix des chaînes. Certains se lèvent pour en changer, d’autres font de même lorsqu’ils entrent dans le salon alors que ceux déjà installés sur le canapé regardent une série. De la maison familiale, nous ne voyons quasiment que cette pièce dans laquelle les individus occupent tous une position similaire – en somme, celle de spectateur.

Apollo 10 ½ retransmet aussi bien l’expérience de la télévision que celle du zapping, chères à Linklater. Les êtres parcourant le film en ont d’ailleurs pleinement conscience. Stanley avance que les enfants des banlieues n’ont plus accès à la réalité que par le truchement du poste télévisuel. Aussi, une telle œuvre est loin de procurer un sentiment de nostalgie, tant la reconstitution de l’époque provoque une angoisse ressentie face à des individus aliénés qui voient et revoient les mêmes programmes, répètent les mêmes gestes au fil des jours, semaines, mois et années. Le portrait générationnel proposé par le cinéaste est caractérisé par une certaine forme d’excès qu’apportent les images qui ne cessent de s’immiscer au sein des foyers.
De telles observations nous renvoient à des problématiques formulées par Marc Augé dans les années 1990 (cf. Non-lieux : introduction à une anthropologie de la surmodernité). Apollo 10 ½ déploie l’une des trois figures de l’excès qui caractérisent la situation de surmodernité : l’excès spatial. Nous sommes bien, au regard du film, à l’ère des changements d’échelles. La conquête spatiale et la surabondance des images dans les foyers, relayées par les satellites, changent le rapport à l’espace. Surviennent des modifications physiques et géographiques : concentration urbaine (un segment insiste sur la construction et l’expansion de la banlieue de Houston) mais également profusion de ce que Marc Augé appelle des non-lieux ».
Si un lieu peut se définir comme identitaire, relationnel et historique, un espace qui ne peut se définir ni comme identitaire, ni comme relationnel, ni comme historique définira un non-lieu. L’hypothèse ici défendue est que la surmodernité est productrice de non-lieux, c’est-à-dire d’espaces qui ne sont pas eux-mêmes des lieux anthropologiques et qui […] n’intègrent pas les lieux anciens : ceux-ci, répertoriés, classés et promus « lieux de mémoire », y occupent une place circonscrite et spécifique (Marc Augé, Non-lieux : introduction à une anthropologie de la surmodernité, Paris, Seuil, 1992, p.100).

Des moments d’Apollo 10 ½ se déroulent ainsi sur des parkings, des aires de jeux, dans des centres commerciaux, des drive-in ou encore des parcs d’attractions. Par ailleurs, nous remarquons sans peine que Linklater met en scène les deux autres figures caractéristiques de la situation de surmodernité. D’abord, l’excès de temps, qui sous-tend que l’histoire individuelle appartient rapidement à l’histoire collective, alimente en permanence le récit de Stanley : il subit, en compagnie de sa famille, les transformations accélérées que connaissent les Etats-Unis dans les années 1960, dans le même temps qu’ils assistent quotidiennement aux événements historiques que sont le Vietnam et la Guerre Froide. Enfin, un excès de références individuelles ne cesse d’émerger. Stanley a de nombreux frères et sœurs. Leurs individualités ne cessent de ressortir, d’entrer en collision les unes avec les autres. Régulièrement, le jeune garçon souligne à quel point sa grande sœur est “cool” : jeune activiste politique, fan de Janis Joplin, Jefferson Airplane et Donovan, elle dénote complètement avec le reste de la famille, en particulier avec le père travaillant à la NASA. Il en va de même pour le grand frère de Stanley qui, au lieu de goûter tous les parfums proposés par un glacier, prend toujours le même – vanille.
Le phénomène anthropologique théorisé par Marc Augé, certes très descriptif dans un premier temps, aurait pour finalité d’amener les individus vers de nouvelles formes de solitude, invitant à une manière autre d’errer dans le monde contemporain. Cependant, chez Linklater se joue davantage qu’une expérience d’ordre poétique. L’anthropologue indique tout de même la voie à suivre : l’avènement de la surmodernité a pour conséquence de changer nos comportements. Si singularité il y a dans le geste du cinéaste, il faut peut-être la chercher du côté des formes d’ethos déployées dans son film.

Dans les premières minutes d’Apollo 10 ½, Stanley et sa fratrie se servent à tour de rôle d’un téléphone filaire comme d’un piano. Ils appuient sur les touches de l’appareil, essayant de jouer une belle mélodie. Plus tard, au moment de la célébration de la nouvelle année, les enfants jouent à un jeu baptisé “la guerre des chandelles romaines” : un premier groupe, armé de feux d’artifices, tire sur un second qui se protège en utilisant des couvercles de poubelles en guise de boucliers. Le premier comportement rassemble deux activités séparées dans la sphère sociale : passer un coup de téléphone et jouer d’un instrument de musique. Le second réunit, par le truchement du jeu, des situations totalement opposées : la guerre et la fête. Une telle façon d’agir peut s’éclairer à l’aune du concept de profanation tel qu’il a été formulé par Giorgio Agamben. À la manière de nombreux êtres linklateriens, les enfants d’Apollo 10 ½ jouent selon leurs règles, arrivant à faire un usage particulier de la séparation induite par certains habitus. En un mot, Stanley et sa fratrie sont volontiers profanes.
La formulation du concept de profanation invite Giorgio Agamben à prendre parti contre ce qu’il nomme la “religion capitaliste” – expression qu’il emprunte à Walter Benjamin. Mais il serait contre-productif de montrer que Linklater est une sorte d’insurgé, utilisant la forme de ses films uniquement dans l’intention de construire un univers fictif qui s’opposerait à notre monde contemporain. Le cinéaste, au sein de son œuvre, montre plutôt que malgré les nombreux changements ayant eu lieu durant la période d’après-guerre, certaines formes de communautés sont toujours possibles.
Dans Apollo 10 ½, il s’attache à déployer des moments où des pratiques esthétiques sont partagées. Une fois par an, Stanley et sa famille regardent Le magicien d’Oz à la télévision et voient au cinéma La mélodie du bonheur. Mais le jeune garçon écoute aussi régulièrement sa grande sœur lui parler de musique. Elle transmet aux autres sa passion pour les textes des Beatles, les invitant par exemple à chercher la signification du titre Lucy in the Sky with Diamonds. Si les modifications apportées par le monde contemporain viennent bouleverser certains habitus et rapports à l’espace, Richard Linklater, dans Apollo 10 ½, montre que nous pouvons faire d’autres usages des dispositifs et créer, par l’intermédiaire de nouvelles formes d’habitus, des communautés ponctuelles. De nouvelles formes de vivre ensemble répondent à celles qui ont été évincées, et il ne faut pas s’y méprendre : le caractère éphémère de ces communautés les rend d’autant plus précieuses.

Un commentaire Ajouter un commentaire