Memoria : Un art de la disponibilité

Critique de Memoria de Apichatpong Weerasethakul (sortie le 17 novembre 2021)

Premier film hors des sentiers battus de sa Thaïlande natale, Apichatpong Weerasethakul raréfie toujours plus sa narration pour nous offrir une expérience radicale du temps au cinéma. Son dernier film en date prend la forme d’une quête par la recherche d’un son qui vient brusquement interrompre notre sommeil au début du film en mettant fin à l’écran noir dans lequel on était plongé au commencement de la séance. À moins que ce son « comme un grand bang » soit au contraire ce qui vient réveiller nos sens alanguis de spectateur de cinéma. Par ce geste, le réalisateur touche à l’origine même du dispositif cinéma, ce quelque chose qui nous donne à voir et à ressentir, ce quelque que nous espérons continuer à nommer : un art de l’événement. À contre-temps, nous revenons sur ce film immense, premier de notre Top 10 de l’année 2021 (en perspective de la sortie prochaine de notre bilan 2022), car il nous semble que nous entendons encore son écho dans des productions contemporaines : Il Buco de Michelangelo Frammertino et En décalage de Juanjo Giménez Pena en font assurément partie.

Que reste-t-il du cinéma comme un art de l’événement ?

L’événement comme avènement, captation et réception du réel à la surface de l’écran. La question mérite d’être posée, d’autant plus que la révolution numérique a raréfié les cinéastes de la disponibilité, entendons par là les cinéastes sensibles au cinéma comme dispositif d’enregistrement du réel. Un cinéma de la naïveté qui s’étonne que le réel puisse encore être source de surgissement. Car de surgissement, il est question dès les origines du cinéma depuis qu’un certain train est arrivé en gare de la Ciotat. Aujourd’hui, à l’heure de la saturation et de la prolifération des images – cette bulle de dispersion de l’attention qui nous environne -, ce cinéma-là s’affirme comme une éthique de la disponibilité. Soit un art fragile de la présence, sensible à l’en-deçà de son image, autrement dit qui n’utilise pas l’image comme une bibliothèque d’images référencées, d’images emmagasinées dans notre mémoire comme autant de signaux électriques allumant en nous l’idée préconçue qu’elles renferment, mais plutôt qui libère le temps qui sommeille en elles.

Memoria – New Story 2022

Comment cela se joue dans le cinéma de Weerasethakul ?

Le temps dans son cinéma a une autonomie propre car ce n’est pas la force motrice du récit. Séquence annonciatrice de ce programme : Jessica, jouée par l’admirable Tilda Swinton, visite un ingénieur du son pour reproduire à l’identique et extériorise ce bang qu’elle ne cesse d’entendre dans sa tête – incident narratif en mode mineur qui lance le début du film. Or, l’ingénieur, attablé à son banc de montage écoute un morceau de musique en vue d’effectuer des rectifications. Il fait asseoir Jessica pour attendre la fin de l’écoute et contre toute attente ne va pas interrompre son travail. La coupe (au sens du montage) tant attendue n’aura pas lieu, laissant une béance dans le film, un temps mort au sens littéral du terme, car un temps hors de la nécessité narrative. Changement de cadre, et c’est comme si de la position de personnages, prisonniers malgré eux des mailles d’un récit qui leur échappe, ils devenaient spectateurs de leur présence au monde, soumis à un temps qui les dépasse. L’éthique de la disponibilité surgit avec cette position du spectateur-personnage qui déserte sa fonction d’agent moteur de la narration pour devenir un réceptacle du monde qui l’entoure. Et désormais, plus à l’écoute de l’invisible qui sépare et réunit les êtres et les choses.

Le réalisateur redouble cette séquence lorsque Jessica s’arrête au hasard d’un couloir, prisonnière de l’écoute d’un concert musical relégué en hors-champs pendant plus de la moitié du morceau. Cette simplicité du contrechamp, en même temps que sa profonde radicalité, me semble être le manifeste esthétique d’une éthique de la disponibilité. Où le personnage se donne à voir comme un corps qui écoute, où son immobilité vient redoubler celle du spectateur pour lui rappeler que le cinéma est profondément un art du temps et que se rendre disponible, c’est se donner la possibilité de percevoir de l’inédit.

Memoria – New Story 2022

Ainsi, ce n’est plus le personnage qui dicte le changement de plan dans la perspective de faire progresser le récit, mais dans la plupart des plans de Memoria, il arrive dans un plan déjà constitué. Le temps, au lieu de se limiter à la simple durée de l’action, à sa justification interne dans une logique aristotélicienne de l’enchaînement, vient la précéder et la continue, reléguant cette action désormais à un flux, une énergie de passage et n’en fait plus la force motrice à l’origine du plan. Ce sont alors les rapports entre l’homme et son environnement qui s’en trouvent bouleversés. Modifiés et amplifiés d’une certaine manière, en témoigne ce son-leitmotiv, objet de la quête de Jessica qui l’emmènera des entrailles du sous-sol colombien à sa jungle luxuriante. Et là, comme c’est si souvent le cas dans les films de Weerasethakul, le film épouse un autre rythme, donnant toute sa plénitude au temps mort, déjà à l’œuvre en sourdine dans la première partie, jusqu’à nous obliger, spectateurs, à libérer complètement cette éthique de la disponibilité que Memoria nous incite à épouser. Dans un huit clos, redoublé par la fixité d’un dialogue face à face pour les personnages, côte à côte pour les spectateurs, le film achève d’ouvrir la boîte de Pandore de son imagination intime pour basculer dans autre chose, qu’on serait tentée d’appeler de la science- fiction, mais rendant partiellement compte de l’amplitude du saut accompli. Appelons-le alors surgissement. C’est à ce prix d’endormissement et de disponibilité que la magie du nouveau peut opérer.

MemoriaNew Story 2022

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