Festival Lumière 2021 : Esthétique et politique du cinéma de Sydney Pollack

À l’occasion de la rétrospective que lui consacrait le dernier festival Lumière, nous avons pu découvrir avec une certaine curiosité le début de carrière du cinéaste américain Sydney Pollack. Jusqu’ici nous avions surtout en tête son partenariat avec l’acteur Robert Redford et ses machines à récompenses des années 1980 comme Tootsie (1982) et Out of Africa (1985), mais la dizaine de films des années 1960 et 1970 que nous avons visionnés dessinent en réalité une figure beaucoup plus insaisissable. À la fois héritier du classicisme hollywoodien dans son attachement au genre, au récit et à l’individualité de ses personnages, et témoin d’un renouveau formel qui s’accompagne d’une certaine contestation politique, Pollack s’est fondu dans son époque sans explicitement montrer où il se situait. Pour espérer mieux comprendre son cinéma, nous évoquerons ici certaines de ses caractéristiques esthétiques, thématiques et politiques, à travers l’exemple de quelques-unes de ses œuvres.

Une œuvre entre classicisme et modernité

Burt Lancaster dans Les Chasseurs de scalps (The Scalphunters, 1968) [United Artists/MGM/Kino Lorber]

Sydney Pollack a commencé sa carrière de cinéaste au milieu des années 1960.  Contrairement à ses pairs plus reconnus comme Francis Ford Coppola ou Martin Scorsese, il ne vient pas du cinéma indépendant mais de la télévision. Son premier long-métrage, 30 minutes de sursis (The Slender Thread, 1965), est déjà distribué par la Paramount et met en scène deux stars alors récemment oscarisées, Anne Bancroft et Sidney Poitier. Pollack n’a jamais dirigé de petites productions, et a travaillé dès son troisième film, Les Chasseurs de scalps (The Scalphunters, 1968), avec un vétéran comme Burt Lancaster. Il ne vient donc pas s’inscrire en rupture avec le cinéma américain classique, mais de la même manière qu’Arthur Penn ou Mike Nichols, il est tout de même influencé par les nouveautés formelles de l’époque durant laquelle il débute sa carrière. 

Ouverture d’Un château en enfer (Castle Keep, 1969) [Columbia Pictures/Rimini/Arcadès]

Cette tension entre classicisme et modernité s’illustre dans l’un de ses films les plus étranges et méconnus, Un château en enfer (Castle Keep, 1969), où il réunit notamment Burt Lancaster et Peter Falk. Tout à la fois film de guerre – plus précisément de siège, prenant place pendant la bataille des Ardennes de l’hiver 1944-1945 – et comédie absurde inclassable, Castle Keep surprend notamment par son montage expérimental, qui enchaîne les séquences sans véritable logique narrative. L’ouverture marque particulièrement dans ce sens en ayant recours à l’association d’images, articulant différents plans de peintures et de statues, détraqués par des explosions qui anticipent la destruction à venir. Celle-ci sera retardée au maximum, le film ne s’intéressant à l’affrontement entre les soldats américains et l’armée allemande que dans son dernier tiers.

Le Major Falconer (Burt Lancaster, au centre), sa compagnie de soldats et le Comte de Maldorais (Jean-Pierre Aumont, à l’extrémité droite) dans Un château en enfer

Pollack expose alors sa maladresse dès qu’il s’agit de filmer l’action : peu lisible, son découpage ne permet pas d’appréhender l’espace, et le mouvement des personnages n’a par conséquent aucun impact émotionnel. Le cinéaste a tendance à multiplier excessivement les angles de prises de vue et les points de vue, même lorsqu’il s’agit a priori de filmer l’attaque frontale d’un château. Conscient de la nécessité de s’adapter au traitement plus brutal de l’action et de la violence qui s’exprimait alors dans des films comme Bonnie & Clyde (1967) et La Horde sauvage (The Wild Bunch, 1969), Pollack se heurte à ses limites de metteur en scène, lui qui est héritier d’un cinéma classique beaucoup moins ouvert à la possibilité d’un chaos formel difficile à réorganiser. 

Le Major Falconer (Burt Lancaster) et le Private Benjamin (Al Freeman Jr.) dans Un château en enfer

La dimension iconoclaste d’un film comme Un château en enfer est d’ailleurs à relativiser. Il est impossible de ne pas y noter l’influence ne serait-ce qu’iconographique du travail d’Alain Resnais sur L’Année dernière à Marienbad (1961), et celle plus narrative et tonale du Roi de cœur (1966) de Philippe de Broca, qui mêle également enjeux guerriers et galerie de personnages fantasques, avec une omniprésence du désir sexuel en contrepoint à la destruction. Un château en enfer est d’ailleurs tourné avec le chef-opérateur Henri Decaë, grand artisan du cinéma français qui a notamment travaillé avec Melville, Chabrol et Truffaut. Le film bénéficie également de la musique de Michel Legrand, ce qui achève de le situer dans la lignée du cinéma français des années 1960.

Robert Redford dans Jeremiah Johnson (1972) [Warner Bros.]

Les autres films de cette période de la carrière de Pollack semblent indiquer qu’il est plus à l’aise dans des récits traditionnels, où il peut se couler dans le moule stylistique d’un genre ou d’un registre particulier, auquel il apporte quelques variations. Pollack a ainsi réalisé des œuvres s’apparentant au western – Jeremiah Johnson (1972) bien sûr, mais aussi Les Chasseurs de scalps – ou au film à suspense – 30 minutes de sursis et plus tard Les Trois Jours du Condor (Three Days of the Condor, 1975) –, genres que le cinéma classique hollywoodien a largement codifié, auxquels il n’impose pas un regard ouvertement personnel, comme l’ont fait respectivement Sam Peckinpah ou Brian De Palma. Cependant, le manque d’inventivité formelle de Pollack et son attrait pour le classicisme n’invalide pas forcément la valeur de ses films. 

Robert Redford et Faye Dunaway dans Les Trois Jours du Condor (Three Days of the Condor, 1975) [Paramount/Universal/StudioCanal/Les Acacias]

Un de ses pairs les plus éminents, Sidney Lumet, s’est également servi de l’esthétique classique, lui qui a débuté au cinéma en 1957 avec 12 hommes en colère (12 Angry Men). Cependant, la conception de la mise en scène de Lumet – qui valorise avant tout l’imperceptibilité des directions imposées par le cinéaste – sert des sujets qui peuvent se révéler porteurs d’une réflexion politique profonde et subversive, notamment en explorant les arcanes des institutions états-uniennes sur le modèle des grands films d’Otto Preminger comme Autopsie d’un meurtre (Anatomy of a Murder, 1959) et Tempête à Washington (Advise & Consent, 1962). Peut-on alors étendre la comparaison et retrouver dans le cinéma de Pollack des intentions politiques salutaires qui éclaireraient l’époque où il travaillait, à défaut de retranscrire formellement les revendications de celle-ci ?

Une lucidité qui se teinte encore d’illusions

Michael Sarrazin, Jane Fonda et les autres couples de danseurs dans On achève bien les chevaux (They Shoot Horses, Don’t They?, 1969) [Cinerama Releasing/Kino Lorber/Les Acacias]

Le cinéma de Pollack n’est pas ouvertement contestataire. Il ne cherche ni à articuler un discours politique cohérent se développant de film en film, ni à promouvoir telle ou telle idéologie. Comme le veut la tradition hollywoodienne, Pollack se concentre avant tout sur son récit et ses personnages. Cependant, dans le traitement apporté à ses sujets, on sent que le cinéaste ne souhaite pas non plus le maintien d’un ordre social qui serait immuable et légitime – ce qu’on pourrait a priori reprocher au cinéma classique, même si les choses sont bien plus riches et complexes lorsqu’on étudie les films. 

Inga Dyson (Anne Bancroft) avant sa tentative de suicide dans 30 minutes de sursis (The Slender Thread, 1965) [Paramount/Olive Films]

Dès 30 minutes de sursis, Pollack s’attelle à la tâche difficile de traiter la question du suicide. Le film, à travers le personnage d’Inga joué par Anne Bancroft, aborde la crise morale de la cellule familiale. Celle-ci se heurte aux limites du couple hétérosexuel dans un contexte patriarcal et à la violence des jugements moraux adressés aux femmes quant à leur sexualité. L’équilibre de la famille et des individus la composant est donc mise à mal dès lors qu’on se rend compte que l’épouse a pu éprouver des désirs que les hommes réprouvent. Abandonnée, incomprise, en proie à une vive solitude, Inga – qui est également mère – ne voit pas d’autre solution que de mettre fin à ses jours. Elle appelle alors un centre d’écoute pour être accompagnée avant sa mort, ce qui lance l’intrigue du film.

Inga Dyson (Anne Bancroft) rédigeant sa lettre de suicide dans 30 minutes de sursis

Si l’œuvre est intéressante dans la mesure où elle cherche à comprendre et ne blâme jamais son personnage – qui gagne de ce fait l’empathie du spectateur –, elle est aussi limitée par l’absence de remise en question des structures qui ont mené cette femme à cet acte dont on ne revient pas. Le film fait certes allusion implicitement, par les différentes bribes qui nous sont montrées de la vie de cette femme avant sa tentative de suicide, à un certain nombre de facteurs déterminants. On peut même comprendre dans le film que les ressources allouées à la psychiatrie sont insuffisantes et qu’on a tendance à ne pas écouter les personnes qui expriment des émotions douloureuses ou des intentions suicidaires. Cependant, on termine le film sur une impression de réussite sociale et de solidarité rétablie : la femme est sauvée à temps grâce à la collaboration entre l’étudiant bénévole qui reçoit l’appel de l’héroïne, un psychiatre et un détective. Les institutions chargées de protéger la vie des citoyens sortent donc grandies d’une situation qui au départ pourrait les incriminer – surtout que l’on ne saura jamais avec certitude si la suicidaire ira réellement mieux par la suite. 

Ken Takakura et Robert Mitchum dans Yakuza (The Yakuza, 1974) [Warner Bros.]

Cette mise en hors-champ des conséquences traumatiques de l’action présentée dans le récit est également sensible dans Yakuza (The Yakuza, 1974), film dont l’impulsion vient du scénariste Paul Schrader et qu’on aurait aimé voir réalisé par Martin Scorsese. Robert Mitchum y joue un détective privé en semi-retraite qui est engagé par un ami pour retrouver sa fille, enlevé par un yakuza avec qui il faisait affaire. L’intrigue se déplace alors au Japon, où le personnage de Mitchum retrouve une femme qu’il a aimé et s’allie à un mystérieux personnage, ancien yakuza taciturne, qui accepte d’aider le protagoniste à qui il se sent redevable. Le film se révèle assez brutal dans sa confrontation de deux cultures antagonistes, et enchaîne les événements dramatiques, mais il se termine sur une note étrangement positive : puisque l’amitié entre les personnages principaux est actualisée, toute la violence que leurs actions ont engendrée semble ne plus avoir de conséquence, ce qui est assez malhonnête politiquement dans le cadre du récit.

Hubbell (Robert Redford) et Katie (Barbra Streisand), alors en conflit sur l’activisme politique de celle-ci, se font photographier à leur insu dans Nos plus belles années (The Way We Were, 1973) [Columbia/Warner Bros./Wild Side Video]

Dans Nos plus belles années (The Way We Were, 1973), Pollack essaie de réfléchir à la manière dont les idéologies influencent la vie de celles et ceux qui les suivent. Même si le film se concentre avant tout sur l’histoire d’amour incarnée par Barbra Streisand et Robert Redford, il traite également de certaines réalités historiques des États-Unis, en particulier du maccarthysme des années 1950 au sein d’Hollywood. L’œuvre est notable dans la mesure où elle montre sans la juger une militante au départ affiliée au communisme. Cependant, le film finit par ressembler à une sorte de mise à égalité des personnes qui croient profondément à l’activisme et celles qui restent plutôt opportunistes ou du moins silencieuses quant à leurs convictions. Pour ce faire, Pollack emploie des techniques dramatiques qui tiennent quasiment de la manipulation. Dans certaines scènes, il dirige ainsi Streisand de manière à hystériser son personnage de Katie jusqu’à l’absurde, ce qui fait passer Hubbell (Redford) pour la voix de la raison. Lorsque les protagonistes se retrouvent dans une émeute, la mise en scène, par une approche unique dans le film du mouvement continu, crée une corrélation discutable entre la contestation politique de Katie et l’émergence de la violence dans la foule.

Alva (Natalie Wood) soumise à la volonté de sa mère (Kate Reid) dans Propriété interdite (This Property Is Condemned, 1966) [Paramount]

Cependant, Pollack parvient parfois à prendre clairement parti, en rendant ses films plus frustrants pour le spectateur et surtout désabusés. Ses deux œuvres portant le regard le plus négatif sur les États-Unis se déroulent durant la Grande Dépression. Propriété interdite (This Property Is Condemned, 1966) unit Alva (Natalie Wood), jeune femme coincée dans une petite ville du Mississippi et soumise à sa mère, tenancière d’une pension de famille, à Owen (Redford de nouveau), employé des chemins de fer chargé de licencier des travailleurs sur place. On achève bien les chevaux (They Shoot Horses, Don’t They?, 1969) représente plus explicitement encore l’horreur de la pauvreté à travers un marathon de danse où des couples sans le sou s’épuisent dans l’espoir de décrocher une somme d’argent importante. Grâce à ses personnages, en quête d’une vie meilleure mais soumis à l’inhumaine brutalité de leur époque, Pollack parvient à trouver un compromis idéal entre son amour des récits individualistes et la nécessité de dépeindre avec lucidité la violence sociale susceptible de briser n’importe quelle personne hors de la fiction.

Gloria (Jane Fonda) vers la fin d’On achève bien les chevaux, où son teint ressemble de plus en plus à celui d’un cadavre

Dans ces deux films, le cinéaste réussit surtout à mêler le fond et la forme de façon saisissante, là où son classicisme habituel peine à transcender ses sujets par la matière audiovisuelle. Dès l’ouverture d’On achève bien les chevaux, le montage figure la cruauté du gouffre qui sépare l’intériorité des personnages de leur réalité – imposant des coupes nettes entre les rêveries de Robert (Michael Sarrazin) sur ses souvenirs des grands espaces et le bord de mer citadin et glacial où il se trouve. Dans Propriété interdite, Pollack multiplie les ruptures de ton dans les mêmes séquences, par exemple lorsqu’Alva et Owen, en sortant du cinéma – moment où leur lien romantique pourrait se déployer – sont confrontés à la violence du groupe de cheminots dont l’emploi est menacé. Face à la sauvagerie de la société capitaliste, les êtres se corrompent et les liens se brisent, jusqu’à ce que même la survie ne soit plus possible. À la fin d’On achève bien les chevaux, on se rend ainsi compte qu’on est face à un véritable film de morts-vivants, les personnages arborant progressivement un teint cadavérique. Dans ces instants où Pollack ose la radicalité, quitte à ne plus du tout divertir, son cinéma parvient enfin à être à la hauteur des enjeux existentiels et politiques du temps dans lequel il s’inscrit.

Image mise en avant : la salle de danse dans On achève bien les chevaux (They Shoot Horses, Don’t They?, 1969) [Cinerama Releasing/Kino Lorber/Les Acacias]

3 commentaires Ajouter un commentaire

  1. princecranoir dit :

    Remarquable analyse du travail de ce cinéaste important à l’œuvre parfois bien minorée.

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  2. Hugo Palazzo dit :

    Merci pour le commentaire, ça fait plaisir ! Et même si j’ai quelques réserves sur certains films, l’œuvre de Pollack mérite effectivement de ne pas être oubliée ou ignorée.

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