Critique de Pleasure de Ninja Thyberg (sorti le 20 octobre 2021)
L’industrie pornographique fascine. Elle concentre tout ce que notre société adore. Si la sexualité est taboue, elle est pourtant partout présente. Mais, au-delà du thème, La pornographie, c’est avant tout de l’image, un plaisir de l’image. la pornographie exploite un plaisir de l’image, développant un lieu à part, en marge mais au centre, qui attire le regard. Nombreux sont les documentaires, les reportages ou les articles qui veulent informer sur les coulisses de l’industrie pornographique, cette machine à produire de l’image, animée ou non, à caractère érotique ou sexuel. Il y a donc quelque chose de mystérieux dans cet univers, qui relève peut-être du même ordre de ce qui se passait pour le théâtre à ses débuts. Tout ce qui cherche à informer sur le fameux « monde du porno » suit souvent le même schéma : question des méthodes de production, de l’exploitation, de la place des femmes, de la transformation du sexe en pure performance. Pleasure s’appuie sur ce schéma pour le dépasser, pour en faire autre chose, faisant passer l’image pornographique en tant que telle sous le joug du cinéma. En ce sens, ce film semble se présenter comme un adversaire du « porno », alors même qu’il est produit et soutenu par de nombreuses figures de cette industrie.

Il faut en effet préciser deux choses. Pleasure se concentre sur un des lieux de production majeur de contenus pornographiques au monde : Los Angeles. Chaque jour, des femmes arrivent pour démarrer une carrière. Elles sont logées sur place et des tournages leur sont proposés quotidiennement. C’est précisément ce parcours que suit le personnage principal, Bella Cherry de son nom d’actrice, qui arrive tout juste de Suède au début du film. Bella découvre une industrie présentée de manière semi-réaliste. On y voit par exemple un tournage chez Kink avec la réalisatrice Aiden Starr ou bien chez Blacked.com, deux sites bien installés. Plus encore, de nombreuses figures tiennent des rôles importants dans la distribution, sans « jouer » pour autant sous leur nom de scène. Evelyn Claire incarne ainsi Ava, une sorte de rivale qui fascine Bella, et Chris Cock un initiateur avec qui Bella va tourner une scène particulièrement difficile et douloureuse.
Chris Cock Evelyn Claire
Double jeu médiatique
Il faut bien comprendre la difficulté à situer le film tant il pourrait passer pour une auto-critique de l’industrie pornographique américaine sans l’être réellement, puisque l’on tomberait dès lors dans un cynisme assez dérangeant. Tout l’intérêt de Pleasure est dans l’espace de seuil que la réalisatrice développe grâce à un traitement particulier du régime de l’image. Ninja Thyberg s’appuie d’abord sur l’image pornographique standard, tournée avec une caméra de bonne qualité tenue à la main, sur laquelle est branché un micro. C’est ce type d’image qui nous est montré lors des scènes de tournage. Mais Ninja Thyberg emprisonne ces images dans un dispositif de « coulisses » très bien exploité.

Plus que ces images standardisées, qui semblent propres désormais aux sites pornographiques, le film fait un pas de recul, servant en réalité de tremplin. Pleasure oscille entre les images standard et les images qui montrent le tournage, qui montrent comment est produite cette image standardisée. Au début du film, tout ce qui est lié au sexe est toujours hors-champ et la caméra de Ninja Thyberg se concentre sur celle du tournage. Le cinéma s’empare d’une image industrielle, pensée pour être facilement produite et reproduite.
Mais le procédé reste facile et très simple. Ninja Thyberg l’augmente en y ajoutant une troisième partie, qui semble profondément pensée en opposition à l’industrie pornographique. Quand la petite caméra semble obsédée par le visage de Bella en tant qu’objet, la caméra de Pleasure cherche à pénétrer ce visage, à faire surgir le sujet, la personne. Un véritable basculement de l’image s’opère lors de la première scène de viol. Bella arrive au tournage, elle est seule avec trois hommes. Après la signature des documents légaux nécessaires et une brève explication de la scène qui vient, le tournage commence. Là où le « moteur, action » vient créer l’image pornographique standard, la caméra de Ninja Thyberg saisit et unifie le tout, faisant bien comprendre comment Bella est considérée uniquement comme un objet avant, pendant et après le tournage. Au cœur de la scène de viol, on passe en vue subjective, une vue troublée, sans appui, enfermée, qui cherche à s’échapper mais ne le peut pas. Il y a, à ce moment-là, une lutte dans l’image même. Le regard de la réalisatrice veut maintenir Bella à l’état de sujet quand l’image pornographique veut l’enfermer comme objet.

Culture du viol
La grande réussite de Pleasure est de donner forme à la culture du viol, à ancrer un tel système dans son fonctionnement esthétique, volontairement, contrairement à de nombreuses productions… Le film démarre sur des évidences exprimées sans subtilités. La catégorie « Interracial » indique bien que le monde du porno est raciste. Les femmes sont considérées comme des marchandises et sont remplaçables. Pour avoir de la valeur, il faut tout accepter. Tout cela est souvent dit dans des reportages. Pleasure cherche à aller un peu plus loin. Tout d’abord, on suit Bella surtout dans ses hésitations. Au début de sa carrière, elle affirme ne vouloir commencer que par des pratiques sexuelles courantes, classiques, qui ne sont pas considérées comme extrêmes et ne rapportent donc pas beaucoup d’argent. Après un tournage BDSM chez Kink qui se passe parfaitement bien, notamment parce que tout le tournage tourne autour d’elle en tant que personne et non en tant que simple corps-objet, elle décide de continuer des tournages plus « hard ».

C’est lors d’un de ces tournages qu’a lieu la scène de viol évoquée précédemment. En suivant Bella dans son expérience de différents types de tournages, le film évite un simple manichéisme et permet ainsi d’atteindre une complexité qui favorise la saisie d’un système. La culture du viol est ainsi présente dans les dialogues, explicitement. Soit lors du tournage, quand les trois hommes la font culpabiliser et obtiennent un consentement forcé, soit quand l’agent de Bella, une fois averti, la rend responsable et coupable de ce viol. C’est précisément lorsque le film a passé ce cap que tout devient très intéressant.

Bella quitte son agence pour monter une carrière indépendante. Face aux difficultés que cela pose, elle accepte de faire un tournage extrême gratuitement pour le site Blacked.com, tournage qui lui permet de faire décoller sa carrière. On comprend déjà que son rêve d’indépendance ne semble pas possible. Elle qui cherchait le « plaisir », d’où le titre du film, doit se préparer intensément pour une double pénétration anale, sans être rémunérée, dans le simple espoir d’y gagner en notoriété. Une fois ce tournage fait, Bella bascule complètement. Pour entrer dans une agence d’élite très prisée, elle se présente avant tout comme une actrice professionnelle, elle n’est pas là pour s’amuser, elle est bel et bien dans la performance.

Le film devient surtout très impressionnant dans son traitement de la culture du viol lors de sa fin. Bella a une carrière grandissante et tourne avec Ava, la némésis à qui elle souhaitait ressembler. Le tournage commence mal puisque Ava refuse de pratiquer un cunnilingus, suggérant que Bella a une infection. Tout indique dans la mise en scène que le tournage va bien se dérouler. Pourtant, un rapport de force s’installe et devient omniprésent. Le réalisateur demande à Bella d’utiliser un gode-ceinture pour pallier ce problème d’infection. Toute la violence du système se déploie alors. Équipée d’un pénis en plastique, Bella reproduit toutes les violences qu’elle a pu subir. Équipée d’un pénis, elle se conduit comme un homme.

La caméra adopte le point de vue de Ava, l’inversion est totale : Bella commet elle aussi un viol. La fin cristallise alors tout le poids de la culture du viol, non seulement dans l’industrie pornographique mais plus largement dans toute notre société. Bella s’excuse et Ava ne comprend pas pourquoi. Cette structure, narrative et esthétique, permet de mieux comprendre ce qu’est un système et pourquoi un viol n’est pas un acte purement isolé et ponctuel. Avant ce basculement, Bella en vient même à protéger un acteur violent et harceleur (qui rappelle James Deen) pour ne pas mettre en danger sa carrière. Bella, jeune suédoise idéaliste aux convictions affirmées, se voit broyée à la fois par le monde du porno mais aussi par ce qui vient fonder ce monde, ce qui vient le soutenir. On comprend que Pleasure parle à la fois de l’industrie pornographique mais aussi, plus largement, de la place des femmes dans la société.

Impossible plaisir ?
La fin du film semble particulièrement pessimiste. Quand Ava ne comprend pas les excuses de Bella, celle-ci demande à la voiture dans laquelle elles se trouvent de s’arrêter et sort. Le plaisir ne semble définitivement pas possible. On peut tout à fait circonscrire la réflexion à l’industrie pornographique et considérer que le film cherche surtout à montrer comment il n’y a aucun plaisir derrière l’image du plaisir. Je préfère toutefois y voir aussi la volonté de faire surgir la prégnance des rapports de force et de domination dans l’intimité et la sexualité. Le seul moment où Bella semble s’épanouir sexuellement, c’est lors de son tournage chez Kink, tournage qui met en scène de la soumission mais qui, pour produire cette mise en scène, s’émancipe au maximum des rapports de forces habituels.

Dans le film, les scènes de sexe sont réduites la plupart du temps à des bruits, des sons, qui ne sont jamais les signes d’un plaisir. Dans la continuité des bruitages, il faut noter la présence d’une bande originale très bien exploitée, entre trap et drill sur fond de chants aux allures religieuses et cris sexuels, s’inscrivant dans le détournement des codes du film pornographique. L’intensité des scènes de sexe, au-delà de leur violence fréquente, vient ainsi d’abord d’un cumul entre le son et la musique. Encore plus, chaque scène de sexe laisse place à un écran noir, suggérant peut-être que l’on ne peut pas filmer la sexualité, que l’on ne peut pas la mettre en image, la mettre en scène ou alors que la sexualité pornographique standard n’a rien à voir avec la sexualité.

C’est sans doute aussi là un des grands enjeux du film. Pleasure montre, d’une part, comment un individu est soumis à un système et, d’autre part, comment ce même système voit les femmes comme des objets. Quand Bella quitte la voiture, elle s’affirme de nouveau comme sujet et donc peut supposément échapper au système mais, surtout, elle quitte le film, elle quitte l’image. En un sens, faire du sexe une image serait toujours nécessairement passer par un processus d’objectivation. Or, il semble que le film cherche plutôt à montrer comment la sexualité se vit (ou devrait se vivre ?) comme un rapport de sujet à sujet et, plus encore, comment la source du plaisir se trouve dans ce rapport et non pas dans l’imposition et la satisfaction d’un rapport de force, rapport de sujet à objet. La fin de Pleasure reste ainsi assez problématique tant elle est ouverte. On peut seulement conclure qu’il ne peut pas y avoir de véritable plaisir dans l’image mais le film n’affirme pas réellement l’existence d’un autre espace pour vivre ce plaisir.

Il y aurait encore beaucoup à dire sur Pleasure qui fait partie, il me semble, de ces œuvres assez ouvertes, proposant beaucoup de pistes de réflexions et d’analyses, tout en restant accessible. Cela s’explique sans doute par l’équilibre qu’il y a entre des séquences assez peu subtiles, fonctionnant autour du dialogue, et un très beau travail de la mise en scène et de l’image. Ainsi, quelque chose se passe quand on regarde Pleasure, quelque chose qui dépasse évidemment l’intellectualisation qui donne lieu à cet article.
Crédits : The Jokers 2021
Un commentaire Ajouter un commentaire