A la suite de notre rencontre en octobre dernier avec Ryusuke Hamaguchi lors d’une master-class, et après notre critique de Senses, film ayant participé à révéler le cinéaste en Europe, il nous semblait inconcevable de ne pas rendre compte de sa dernière oeuvre sortie en janvier 2019, Asako I & II, d’autant plus que ce film a permis à Hamaguchi d’atteindre des nouveaux sommets de poésie.
L’histoire est celle d’Asako (Erika Karata), une jeune étudiante romantique tombant amoureuse d’un beau et ténébreux inconnu au sortir d’une exposition photos. Son nom est Baku. Leur rencontre correspond typiquement au cliché du coup de foudre, un seul échange de regards filmé au ralenti suffit et vient figurer cette première déflagration intérieure ressentie par Asako. Problème, le Baku est de tendance volatile, et quelques semaines d’une intense passion amoureuse plus tard, le voilà qui disparaît du jour au lendemain, laissant Asako sur le carreau. La jeune femme aura du mal à se défaire de l’empreinte qu’a laissé sur elle ce premier amour. Tellement de mal que deux ans plus tard, vivant désormais à Tokyo, elle tombe amoureuse d’un sosie parfait de Baku, Ryohei, un jeune et brillant cadre d’entreprise. Si physiquement la similitude est quasi parfaite – et pour cause il s’agit du même acteur (Masahiro Higashide) –, les deux hommes ne se ressemblent en rien humainement : la nonchalance un peu vaine du Baku faisant pâle figure face à la sensibilité et la joie de vivre d’un Ryohei, qui parvient finalement à s’attacher les bonnes grâces d’une Asako, d’abord déboussolée mais ensuite pleinement épanouie dans le cadre d’une relation de couple d’une belle simplicité.
L’un des enjeux du film va cependant être l’hésitation d’Asako entre ces deux modèles amoureux, la stabilité du sosie versus la violence émotionnelle inoubliable du premier amour. Cette dualité va s’illustrer dans le rythme même du film, qui change en fonction de la nature de l’amour vécu par Asako. Les quinze premières minutes du film figurent les crépitations d’une romance vécue par Asako sur un mode lyrique et excessif. Chaque séquence porte l’empreinte de cette dramaturgie particulière. Une soirée en boîte vire au duel amoureux, une balade à moto se termine en accident, figé dans une superbe plongée sur leurs corps sains et saufs, enlacés, puis hilares.
Aux étincelles du début répondent des séquences plus longues et apaisées avec Ryohei. Plusieurs scènes participent notamment à former un faisceau de relations sociales enveloppant l’union d’Asako et de Ryohei : un repas entre amis, un banquet où Asako et Ryohei se sont portés volontaires, des moments contribuant à la sédimentation d’un couple. A ce titre, il convient de souligner que le film comporte de très beaux personnages secondaires, notamment le couple d’amis d’Asako et de Ryohei. Dans la durée, un couple se dit aussi par les relations communes qu’il a su nouer. Cette dimension collective est encore un critère d’opposition entre les figures de Ryohei et de Baku dans la mesure où l’amour entre Asako et Baku était comme hors du monde, à l’écart de toute inscription sociale dans un milieu.
Certains critiques voient dans Asako l’illustration de l’idée selon laquelle on ne parvient jamais à dépasser son premier émoi amoureux, qu’on ne cesse jamais de vouloir le revivre à travers nos expériences futures. D’autres y voient un film qui défend l’indépendance d’une femme contre ce qui constituerait les pesanteurs du milieu social (mais cet environnement social est-il vraiment pesant pour Asako ?). Rejetant aussi bien la lecture proustienne que la lecture rebelle, on privilégiera la piste d’un film qui révèle au contraire les illusions du coup de foudre. A la superficialité de ce premier amour avec Baku s’oppose celui qu’Asako noue avec Ryohei, un amour plus profond, plus réel et plus durable. Un amour qui est à portée de mains d’Asako mais qu’elle ne sera pas en mesure de saisir pleinement avant de s’être confrontée aux fantômes de son passé et de s’être rendue compte du vide que ces images renfermaient.
A la vacuité des absolus s’oppose en effet la valeur de l’authentique imperfection, qui est notamment illustrée par ce dernier plan qui voit Asako et Ryohei contempler une rivière « sale » mais « belle », comme l’est leur amour, marqué par des blessures qui ne pourront être oubliées mais d’une beauté profonde et réelle. Dès lors, Asako I & II semble être un film sur ce qu’être aimé signifie, et surtout sur ce que c’est que d’aimer en retour. C’est aussi un film qui thématise le droit à une seconde chance en amour, à rebours de ceux qui n’aiment pas assez pour pardonner et qui pensent davantage à leur fierté qu’à leur amour. L’intelligence sensible et la pureté de Ryohei semblent en effet permettre à cet être d’aimer encore malgré l’abandon aussi brusque qu’incompréhensible d’Asako.
Mais loin de la faire tourner dans le vide à la manière du beau soldat d’Indila, Asako se rend bien vite compte que son amour pour Baku la fait plutôt tomber dans le vide. Placée jusque-là dans le confort d’un environnement relationnel lui offrant plein d’amour, Asako chute pour venir s’écraser contre le réel. Rattrapé par la réalité, le personnage fait l’épreuve de son insignifiance et de sa petitesse dans ce monde gigantesque et bien trop grand pour elle lorsqu’elle n’a plus Ryohei pour l’accompagner. Pour témoigner de cela, la caméra de Hamaguchi recule : des plans larges figurant une Asako perdue au milieu d’un monde inhospitalier, notamment au milieu du bruit des vagues de la mer qui viennent s’écraser sur une digue, près d’une route, là où l’indifférence de Baku éclate au grand jour. Dès lors, à travers cette nouvelle escapade avec Baku, plutôt que de se réveiller d’un rêve irréel comme le dit d’abord Asako, il semble que la jeune femme abandonne le confort et la douceur rêvés d’un foyer aimant pour tomber dans un cauchemar, comme le sous-entend la luminosité particulièrement sombre qui règne à l’intérieur de la voiture du beau Baku.
En résumé, Asako I & II est un film sobre, d’une rare justesse, d’une douceur et d’une délicatesse infinies. Une caméra pleine de pudeur qui refuse le sexe, l’abus de discours ou l’exagération des sentiments pour laisser toute sa place à une poésie du quotidien. Chaque plan, même celui d’un simple paysage urbain, est envoûtant. Contre tout lyrisme exagéré, le film développe au contraire une attention infinie à chaque geste, chaque regard, chaque parole. Fondamentalement sentimental, Asako I & II est en même temps un film très « réaliste ». Le film figure un idéal à même la dimension triviale du quotidien. Il s’agit certainement d’une tentative pour « remettre le sacré dans le profane », selon les mots de Bruno Dumont il y a deux semaines dans l’émission de radio A voix nue. Dès lors, l’émotion vient en filmant les mains d’un couple qui partage la vaisselle ou encore d’une rivière qui s’écoule paisiblement.
Crédits photo : Art House