Babylon : Faim de cinéma

Au moment où Manny Torres (Diego Calva) pénètre dans une salle comble, parsemée d’individus en costumes et vêtements chics aux regards entièrement tournés vers l’écran, il n’assiste pas à l’événement – la projection, exceptionnelle, d’un film parlant. L’émoi du public est relégué à l’arrière-plan du spectre sonore, comme une simple rumeur : l’attention du jeune homme est dirigée vers les instants qu’il vient de passer en compagnie de Nellie LaRoy (Margot Robbie), une jeune femme dont il est éperdument amoureux. À cette occasion, Damien Chazelle retrouve ce qui faisait la singularité de son film précédent, l’intime et bouleversant First Man : à un mouvement collectif s’oppose l’expression d’une intimité – un cinéma dans et en même temps loin de la foule déchaînée, sachant régulièrement distinguer l’individu de la masse. Seulement, les clameurs de l’audience finissent par rattraper Manny. Alors, il assiste, lui aussi, au spectacle : l’acteur du film projeté se met à chanter. La salle se lève, crie. Certains applaudissent, d’autres dansent. Soudainement rattrapé par l’événement, il remonte l’allée dans une course frénétique filmée en travelling. Le plan ne coupe pas, saisissant le personnage d’un espace l’autre, de la salle de cinéma à la cabine téléphonique où il se précipite pour annoncer la nouvelle à son ami Jack Conrad (Brad Pitt) : tout va changer. Cette courte séquence souligne toute la dépravation inhérente à Babylon : les émotions de la foule divertie priment désormais sur l’expression des individualités bouleversées. Pour dire les choses autrement, l’individu s’efface derrière une masse uniformisée qui regarde dans la même direction : le film – entendu ici comme simple objet de consommation. 

Babylon (Paramount Pictures)

Dans les années 1920 à Hollywood, différentes trajectoires se croisent : Manny, valet au service d’un grand producteur ; Nellie, jeune femme fougueuse rêvant d’occuper le devant de la scène ; Jack, immense star du muet ; Sidney Palmer, trompettiste talentueux exerçant dans un orchestre – autant de personnages présentés lors d’une première partie mémorable, aux tonalités ubuesques (une soirée organisée par un producteur dans une villa finissant par être totalement saccagée). Babylon, à travers le parcours de ces différents individus, dresse un portrait de l’histoire hollywoodienne, et plus particulièrement d’une période de transition déjà abordée par Stanley Donen et Gene Kelly dans leur célébrissime Chantons sous la pluie (Singin’ in the Rain, 1952), film maintes fois cité par Damien Chazelle : l’avènement du parlant et le déclin des stars du muet. 

Au cours d’un rapide échange entre Sidney et Manny, le trompettiste affirme que les cadreurs ne filment pas le bon côté de la scène (stage). Il serait tentant, dans un premier temps, de voir Babylon comme le témoignage de l’envers du décor de ces années folles. Ainsi, une longue séquence s’attarde sur le tournage hallucinant d’un film en costumes : une scène de bataille doit être tournée, mais plus aucune caméra ne fonctionne. Manny doit s’empresser d’aller en récupérer une en ville tandis que Jack descend des bouteilles de whisky en proposant des idées de dialogues au scénariste. Plus loin, dans la même vallée californienne, d’autres tournages ont lieu, parmi lesquels une scène où Nellie LaRoy doit entrer dans un saloon, draguer les quelques poivrots attablés, monter sur le bar, danser et enfin se mettre à pleurer lorsqu’elle voit entrer dans le lieu sa préceptrice (l’occasion de voir quelques instants la talentueuse Samara Weaving, habituée jusqu’ici à des films de genre plus intimistes, comme Wedding Nightmare et la série des Babysitter). 

Babylon (Paramount Pictures)

Une frénésie générale traverse cette longue séquence au montage alterné. Du champ de bataille au saloon, de la colline où est plantée la tente occupée par Conrad et le scénariste au trajet emprunté par Manny ne cessent de ressortir des mouvements frénétiques (danse de Margot Robbie, courses des figurants, chocs des accessoires, explosions ou encore chutes des corps) tandis que se déploie une mécanique des fluides : alcool sans cesse resservi par Brad Pitt, larmes de LaRoy qui pleure sur commande (“How many tears ?”), sueur des techniciens, bave des poivrots assistant à la danse, crasse et boue sur le visage d’ouvriers ou encore le sang de ceux blessés à cause de la cohue générale. Damien Chazelle saisit le tout par des plans hérités de la “grande forme” hollywoodienne : des gros plans aux longs travellings en grue, en passant par les plans d’ensemble venant cadrer la bataille. Le réalisateur s’attarde également sur les caméras présentes sur le tournage et les images qu’elles produisent, n’hésitant pas à insérer au montage de son film des plans en noir et blanc qui reprennent le style et le cadrage des années 1920.

Babylon (Paramount Pictures)

Il faut donc reconnaître que c’est avec grandiloquence et une certaine densité que Damien Chazelle met en scène l’envers du décor hollywoodien, qualifié à plusieurs reprises, dans son film, de lieu le plus magique au monde – “the most magical place in the world”. Cependant, le problème posé par Babylon se situe précisément dans cette acception de l’art cinématographique. Dans la séquence finale, Manny assiste à une projection de Chantons sous la pluie, film mettant donc en scène une époque qu’il a traversée. L’ancien professionnel du cinéma (il a, après moult péripéties, refait sa vie au Mexique), face aux images qui défilent devant lui, fond en larmes. Un long plan vient unir son expérience aux autres personnes présentes dans la salle, cadrant des visages ébahis, souriants, avant de revenir sur lui. Alors, le montage s’emballe : des plans d’autres films s’insèrent furieusement, du Persona de Bergman au premier volet d’Avatar de Cameron. Finalement, le visage de Manny réapparaît, ému, terrassé par l’événement auquel il assiste : le cinéma essentialisé à un rôle de divertissement. 

Apparaissent alors les choix fallacieux de Chazelle. Dans Babylon, tout ce qui touche au réel est rapidement désamorcé, relégué à l’antichambre du néant. Dans la séquence de tournage déjà citée, une révolte d’ouvriers se plaignant de leurs conditions de travail déplorables est reléguée en arrière-plan à l’état de gag (Manny les force à travailler en les menaçant avec une arme à feu). Durant la bataille, un figurant finit empalé sur une lance, mort sur le coup : rien de grave, il était trop porté sur la boisson. Les prétendues orgies du film ne sont, avec du recul, que mouvements et plans d’ensemble. Damien Chazelle ne s’attarde jamais réellement sur les détails qui composent ses tableaux, les traverse en travelling ou, au mieux, se contente de dévoiler furtivement par l’intervention de zooms des individus en train de baiser dans un coin. Une dynamique similaire se produit lorsque Manny et un de ses collègues pénètrent, à la suite d’un mafieux interprété par Tobey Maguire, dans les souterrains d’un bunker où ont lieu des spectacles atroces. Si un gros plan dévoile un bodybuilder dévorant une souris, toute autre violence est reléguée dans les coins du cadre, pour ne pas dire dans l’obscurité (les espaces sont à peine éclairés et le montage est assez elliptique). À peine la question de l’oppression raciale est-elle abordée avec le personnage de Sidney que celui-ci prend la décision de quitter les studios – et donc, par la même occasion, le film. Enfin, si Margot Robbie pleure sur commande, c’est parce qu’elle repense à son enfance horrible. Mais cette information est donnée dans une réplique, comme bien d’autres : les parents de Manny vivraient à Los Angeles, Jack apprend par un coup de téléphone que son meilleur ami vient de se suicider. 

La La Land (Lionsgate Films)

Dans La La Land, une forme de résistance au monde de l’industrie pouvait émerger par l’existence de la communauté formée par Ryan Gosling et Emma Stone (leurs trajectoires différentes ne suffisaient pas à rompre le lien les unissant). Dans Babylon, malgré les compositions hallucinantes proposées par Margot Robbie et Brad Pitt, Chazelle se dévoue entièrement à l’éloge de cette industrie et de ce qu’elle produit, soit du divertissement, et nie par ce geste purement nihiliste toute la dimension éthique et politique propre à l’art cinématographique. Un pan éminemment problématique de l’œuvre du réalisateur est mis à nu : la réussite sociale passe par un surpassement de soi au détriment de l’intimité – si ce n’est, encore une fois, dans First Man. Andrew Neiman (Miles Teller) met un terme à sa relation amoureuse pour se concentrer uniquement sur sa pratique de la batterie dans Whiplash et, malgré les fêlures sentimentales traversant La La Land, Mia devient une actrice reconnue et Sebastian le directeur de l’un des meilleurs clubs de jazz de Los Angeles.

Whiplash (Sony Pictures Classic, Stage 6 Films)

Finalement, si les personnages échouent quasiment tous dans les territoires de l’intime, ce n’est que pour mieux réussir en tant que figure acclamée par la masse. Dans Babylon, lors d’une séquence qui pourrait être émouvante, une journaliste informe un Jack Conrad au bord de la rupture (l’avènement du parlant ruine évidemment sa carrière) de son immense privilège : des dizaines d’années après sa mort, des enfants le verront toujours vivre sur un écran. Mais depuis bien longtemps l’acteur et les autres personnages du film sont réduits à l’état de fantômes. 

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