The Fabelmans : Fiat Lux

Critique de The Fabelmans, de Steven Spielberg (22 février 2023)

L’ampleur et la dimension introspective du dernier film de Steven Spielberg, l’un de ses plus personnels, nécessitent que nous revenions en profondeur sur la manière dont il rentre en écho non seulement avec sa propre filmographie, mais plus encore avec des réflexions formelles qui continuent de traverser l’histoire du cinéma américain. The Fabelmans narre deux révélations contenues et parallèlement liées dans un temps en déploiement : celui de l’adolescence. Sont mêlées la naissance d’une passion envers le cinéma pour Samuel « Sammy » Fabelman – comme cinéphile et comme faiseur d’images – avec la séparation de ses parents Mitzi (Michelle Williams) et Burt (Paul Dano), suite à la relation extraconjugale de sa mère avec l’ami et collègue de son père Benny (Seth Rogen).

The Fabelmans, Universal Pictures International France 2023

Cette narration s’enclenche par un événement originaire – une catastrophe. Le jeune Sammy se rend pour la première fois au cinéma où il découvre sur grand écran Le plus grand chapiteau du monde de Cecil B. DeMille, expérience entre effroi et stupéfaction qui le tétanise, comme une terreur nocturne – convoquée par l’obscurité de la salle – où fantasme et réalité deviennent indiscernables. La seule solution pour s’extirper de cette habitation est l’exorcisation – sortir de soi ce qui l’habite. Ce phénomène devra se réitérer sans fin pour le jeune homme voulant faire du cinéma sa vie, son artisanat au sens noble, c’est-à-dire son mode de création. S’il semble alors s’éloigner de ses parents par cette vocation primordiale, il est en cela aussi leur prolongement. Proche de sa mère, pianiste avec qui il partage l’âme sensible, il est aussi, sous une manière plus indicible et détournée, le semblable de son père, ingénieur, un autre type de faiseur pour qui l’imagination est un outil.

Le film de Spielberg va ensuite répéter sous différentes formes cette prime expérience juvénile, cette synesthésie tétanisante : un éblouissement indescriptible que Sammy cherche à réitérer avec ses propres moyens. Celui qui est ébloui est aussi celui qui voit différemment les choses. Il n’est pas nécessairement aveuglé, il découvre autrement le monde. Cette métaphore du cinéma prend ainsi acte dans la première scène montrant l’ébahissement du jeune Sammy littéralement happé par le jet de lumière (celui du projecteur) qui fait mouvoir l’écran. Mais cette expérience sensorielle n’est pas propre au cinéma, en tous les cas, non pas propre au lieu de la salle. Elle est vectorisée par le cinéma comme le moyen d’expression d’un regard particulier, orienté sur le réel. Il suffit de voir la manière dont Sammy commence instinctivement par faire de la fiction – reproduire faussement les choses pour donner la sensation du vrai – pour ensuite glisser vers le documentaire – partir du réel pour en révéler des formes insoupçonnées – avec sa série de portraits dans le film de fin d’année de sa promo. Sammy sublime des corps, les bonifie, renvoyant une image idéalisée des personnes filmées, bien éloignée par exemple de la réalité abusive de son camarade qui le martyrise et qui, effrayé, ne se reconnait pas dans sa propre apparition, confronté à son visage devenu image.

L’éblouissement central du film se déroule lors de la scène du camping, où Mitzi en robe légère et transparente se met à danser de façon aérienne devant son mari Burt et Benny, assis côté à côté. Les plein-far de la voiture en arrière-plan dessinent le contour de sa silhouette légère, qui se meut avec aisance devant les trois hommes de sa vie : le père, l’amant et au centre le fils. Un autre regard vient parasiter cet instant de grâce, celui de sa fille qui, contrairement aux autres, comprend la dureté de ce qui se passe. Or Sammy voit d’abord cette danse comme un instant de grâce, une communication d’un pur bonheur qu’il se met naturellement à filmer. C’est plus tardivement le visionnage de ses rushs sur pellicule qui vont lui révéler une autre lecture de la scène : l’infidélité de sa mère avec l’ami de son père. 

The Fabelmans est ainsi une réflexion sur la place de l’artiste (le filmeur), dont Boris (Judd Hirsch), le grand-oncle de Sammy, permet d’insuffler l’élan vital à son jeune neveu. Cet acteur trop rare est ici présent dans le film le plus lumetien de Spielberg, dans un rôle se faisant l’écho de celui du père de A bout de course qui acceptait, non sans peine, l’épanouissement du désir artistique de son fils, même si ce choix impliquait une rupture avec sa famille. C’est ce même degré de distance progressive qui se met en place, entre une famille qui se disloque (du fait d’un divorce) sous le regard d’un fils qui choisit l’objectif de la caméra comme manière d’être au monde, puis, par la projection sur grand écran, de témoigner ouvertement son implication dans le réel, et non sa distance ni sa passivité.

Le geste du filmeur part de son propre regard (et non de la technique) puis trouve la forme adéquate à la situation. Pour Spielberg, maître du spectacle, cela commence par une teneur figurative convenant à la situation émotionnelle. Tout son cinéma, héritier d’Hitchcock et de Welles, est résumé dans la mise en abîme de la conception du filmage, dans son apprentissage. L’héritage d’Hitchcock dans son œuvre a été souvent décrit et commenté, dans la manière de mettre en tension deux polarités dans un même espace : le danger et celui qui voit le danger, dont le conflit se focalise vers un tiers lieu/objet/sujet. Spielberg, comme Hitchcock, travaille cette montée progressive de la dissension dans l’étirement spatiale : étendre la salle de bain pour décupler la violence d’un meurtre dans Psychose, phénomène repris dans nombre de scènes cultes de Spielberg, à commencer par les magistrales montées de suspens sur la plage – espace pourtant simplement bi-frontal – dans Les Dents de la Mer.  

L’héritage de Welles est moins évident (et je laisserai nos lecteurs découvrir notre prochain article sur « Le plan-séquence fantôme dans le cinéma de Spielberg » pour mieux comprendre de quoi nous parlons). Spielberg, cinéaste de l’attraction, est aussi le plus classique des modernes, bien éloigné de sa génération du Nouvel Hollywood. Dans son souci du spectaculaire et de l’image qui renvoie à une émotion immédiate (phénomène souvent décrit pour être critiqué), il renoue avec un cinéma de la lisibilité. Or ceci n’est pas à confondre avec un cinéma purement homogénéisant et simplificateur. Sa mise en scène remet le conflit dans le cadre, il condense tous les enjeux dans le même champ de vision.

Et c’est là qu’intervient l’importance de la présence de l’enfant, figure centrale de tout son cinéma et particulièrement dans ce dernier film. L’enfant n’est pas convoqué pour sa naïveté. Au contraire, les enfants sont tout sauf idiots et manipulés chez Spielberg. Leur regard est celui propice à voir toutes les choses avec la même distance, à regarder les individus à partir de la même hauteur : depuis le bas vers le haut. Ainsi le regard objectif de la caméra se confond par nature pour Spielberg avec celui de l’enfant qui regarde les choses comme la première fois, mais non sans une juste implication. A contrario de l’enfant dans The Fabelmans, il y a le père qui est quant à lui purement passif. Il est le regard du milieu, l’horizon central. Or le conseil final de John Ford (David Lynch) consiste à montrer la nécessité pour le cinéaste-filmeur d’opérer un choix : soit regarder vers le haut – c’est-à-dire magnifier, comme Sammy sublime son camarade tortionnaire -, ou bien regarder vers le bas – en somme rabaisser les choses, en montrant le versant matériel, terrestre, souvent négatif.

Ainsi si Sammy ne comprend pas d’abord ce qui se joue lors de la scène du camping, c’est qu’il se situe au milieu du cadre, au niveau des hommes. Il a besoin comme ses jeunes sœurs, et comme l’enfant qu’il est, et par la nature de son regard, de prendre un certain recul nécessaire. C’est celui de la caméra, qui permet de voir différemment ce qu’il a déjà – mais mal – regardé. En cela le père est l’inverse du fils, il ne choisit pas, il subit. Il a une vie moyenne, protagoniste central passif, et témoin aveugle de son incommunicabilité au monde. La prestation toute en retenue de Paul Dano est en cela bouleversante. Pour Spielberg, Sammy devient la personnification du regard-caméra. Il est attentif aux petites choses, à l’équilibre qui l’entoure dans une quantité de micro-événements : un pouls qui cesse de battre au moment du décès de sa grand-mère, un pas de danse, une caresse dans les cheveux, tout ceci unifié par le montage, qui est ce qui donne le rythme vital du film.

Si on n’a que très peu analysé l’œuvre de Spielberg selon la thématique du regard, comme il semble évident de le faire pour comprendre Brian de Palma ou Francis Ford Coppola, elle est pourtant centrale. Bien que sa mise en scène s’éloigne totalement de la question du faux-semblant – à la différence de ses contemporains chez qui les motifs du double, du voyeurisme, de la manipulation, structurent une pensée de l’image – celle-ci a pourtant toujours comme enjeu le fait de bien voir les choses et de se tromper. Mais l’erreur est un moyen de révélation. Les dents de la mer met en scène un homme qui voit le requin avant les autres, mais qui croit le voir quand il ne faut pas. Et l’enjeu est de rendre tangible sa croyance par le regard, de matérialiser ce qui se projette dans la rétine. C’est l’enjeu de Minority Report, avec ces visions d’un présent qui n’a pas encore eu lieu, mais qui n’est jamais interrogé comme un futur hypothétique. On sait que les images projetées sur les écrans des précogs sont réelles et vraies, mais ce sont nos interprétations qui sont trompeuses, jusqu’à ce que l’on comprenne ce qu’il y avait réellement à voir dans ces images.

Le film le plus évident concernant cette thématique, et qui en fait certainement le plus grand film de Spielberg, est Rencontre du troisième type. Ceux qui voient les lumières, qui sont littéralement aveuglés, pire encore, brulés par ce qu’ils ont vu, n’ont plus qu’une seule obsession : revoir. Non pas car ils doutent de ce qu’ils ont vu, puisque tous les témoins sont convaincus de la réalité de leur témoignage, et sont certains de ne pas être fous. Mais ils veulent voir pour revoir encore davantage ce qui se cache derrière cette apparition, et savoir comment elle peut se révéler encore plus, et enfin prendre forme. Roy Neary, le personnage de Richard Dreyfuss, tente de reproduire ses images mentales. Il crée une montagne à partir d’objets et de terre, il matérialise un effet de lumière. Il veut rendre concret un faisceau lumineux intangible. Ce chef d’œuvre nous parle déjà de l’acte de création, il nous montre le cinéma en train de se faire. Lorsque Roy arrache le haut de sa statue en terre érigée au centre de son salon, il a une révélation. Il comprend enfin le sens de son image mentale qu’il désire matérialiser – il s’agit de la montagne Devils Tower où aura lieu la rencontre finale tant espérée – puis il s’exclame qu’il suffit parfois de prendre un autre point de vue pour donner du sens à ce qui en semble dépourvu.

Et toute l’œuvre de Spielberg parle de cette croyance dans le cinéma à révéler l’infini derrière chaque image que nous percevons. Il nous dit qu’il faut voir absolument, et tant qu’on n’a pas vu les dinosaures on ne peut pas y croire (cf. la scène d’apparition féérique des diplodocus sidérant chacun des personnages). Spielberg se rêve un archéologue-fantaisiste de l’image. Il part du principe que tout ce qui se raconte, tout ce qui s’imagine, peut se voir. Et c’est pour cela que son cinéma passe par le fantastique et le merveilleux. Nous sommes comme Indiana Jones, des chercheurs qui voulons montrer les choses, les extraire de leurs cavernes poussiéreuses, quitte à se confronter à l’invraisemblable. La lumière est présente dans tout son cinéma comme une information sur la manière dont il est possible (mais pas forcément permis) de voir. Dans Les aventuriers de l’Arche perdue, la lumière jaillit sous terre depuis le creux d’une tombe enfouie qui révèle l’indice à notre héros archéologue. Mais c’est aussi parfois une lumière interdite, comme celle assassine qui se répand de l’arche brûlant les nazis décidant de l’ouvrir.

Spielberg fait généralement le choix de lever les yeux, de regarder vers le ciel, comme dans le dernier plan de The Fabelmans qu’il recadre vers le haut à la manière de John Ford, préférant sublimer le monde devant lui, et l’Histoire qu’il contient. Et c’est d’ailleurs quand Spielberg regarde vers le bas que son cinéma pose souvent problème, car comme à son habitude il prend part au spectacle de la barbarie avec la même implication (et satisfaction ?) que quand il filme le beau (cf. la séquence sanguinaire du débarquement de Il faut sauver le soldat Ryan, ou la scène voyeuriste de la douche dans La liste de Schindler).

La grandeur de The Fabelmans est de s’extraire de toute la mythologie propre à son univers. Ici point de monstres, pas de fantaisie, juste un enfant dans un cadre précis, celui de la classe moyenne du centre des Etats-Unis, dans les quartiers pavillonnaires, confronté au drame familial de la rupture parentale. Et cette découverte de la catastrophe intime ne peut se faire et se révéler avec justesse qu’au travers d’une autre révélation, celle du cinéma, de ses puissances du faux qui ne sont pas des obstacles mais bien des manières de dire ce qu’il manifeste de vrai. Voilà encore, dans l’une des scènes les plus justes et magnifiques de sobriété du film, l’expression d’un choc du jeune camarade de Sammy, incapable de se reconnaître dans ce qui est pourtant bien son corps, ses gestes, sa manière d’être, aliénisés par l’image (rendu autre par soi). Car il y a deux natures, toutes deux vraies : l’image et le non-image. Spielberg choisit l’image. Dans un anachronisme délibéré, propice à ce retour dans une période post-classique et prémoderne (les années 1950 à Hollywood) – ce qui semble bien éloigné des préoccupations actuelles liées à l’usage frauduleux et manipulateur des images (cf. post-modernisme) – le cinéaste américain expose sa croyance dans une visibilité du monde permise par un miracle de la révélation par l’image-cinéma.

Laisser un commentaire