The Fabelmans : Sauver l’enfance

Critique de The Fabelmans de Steven Spielberg (Sortie 22 février 2023

En échappant à l’exercice toujours difficile du film somme à forte dimension autobiographique, Spielberg s’attèle à un tout autre projet, beaucoup plus humble sur le papier : explorer les origines d’un désir de cinéma. Le film travaille une seule et même question :  qu’est-ce qui peut conduire à devenir cinéaste ? Et ce qui touche au prime abord est la banalité de cette arène des origines : une famille juive de l’Amérique pavillonnaire et qui au sein de ce décor uniforme, entretient la seule singularité de ne pas éclairer sa maison aux fêtes de Noël afin de faire perdurer la tradition d’Hanoucca. Ce moment de recueillement familial apparaît comme le dernier vestige d’une identité juive entièrement subsumée sous les traits du self-made man américain.

Afin d’élaborer sa mythologie personnelle – sans que cette reconstruction prenne le chemin téléologique de la naissance du génie – Spielberg travaille toute sa narration autour de deux pôles contradictoires : d’un côté, le père ingénieur, qui résume à son fils le fonctionnement mécanique de l’image cinématographique dans un langage relativement abscons, et de l’autre, la mère, artiste avortée, aujourd’hui femme au foyer, et qui donne pour définition au cinéma celle d’un rêve partagé laissant un souvenir inoubliable. Ces deux pôles opposés viennent résumer une carrière construite autour de l’innovation technologique et du prolongement de l’enfance. 

The Fabelmans est l’exploration intime de cette bipolarité qui a façonné le cinéma de Spielberg, que l’on aime ou pas. Chez lui, la magie a toujours marché de pair avec le trucage, le fameux « truc » que l’on fabrique afin de créer l’illusion du vrai. Ce désir se matérialise, dès son plus jeune âge, en recréant l’accident du train, précédemment vu dans le film de DeMille, Sous le plus grand chapiteau du monde. L’enjeu de vraisemblance sera la première exigence formulée par le jeune cinéaste en herbe – il dira « cela ne fait pas assez vrai » – lorsque les coups de feu de son western trahissent trop le côté fabriqué. En regardant le trou formé à travers la partition de musique par le talon de sa mère, lui vient l’idée géniale de trouer la pellicule, afin de créer comme un flash subliminal. Ce truc d’ingénieur, comme dira son père, nous rappelle que le talent de Spielberg est avant tout celui d’un artisan-créateur qui invente des procédés comme un prestidigitateur crée l’illusion du vrai.

Dans sa longue quête à laquelle nous convie le film, c’est à chaque fois par l’entremise du pôle féminin que son art créatif va se nourrir de quelque chose en plus, créant précisément un malaise dans cette idéalisation du réel portée par le cinéma américain. Ce parcours personnel culmine avec la scène centrale du film : la prise de conscience de l’adultère qui se révèle à même les images, dans les interstices de sa matière, tandis que Sam préférera montrer un montage qui se contente de dépeindre une famille – certes atypique – prise dans la parenthèse enchantée – qui en vérité est davantage un piège – de vacances en camping.

S’il existe un équivalent cinématographique à la fin de l’enfance, il pourrait se situer au niveau de ce basculement narratif, entendu comme une prise de conscience de la présence d’un impensé de l’image, un quelque chose en trop de potentiellement destructeur pour l’harmonie familiale. À partir de ce moment si cardinal – bien que romancé pour les besoins du film- c’est comme si le cinéma de Spielberg devait se situer après l’enfance. À ce stade du récit, le personnage rangera pendant un temps sa caméra, comme si l’objet magique avait révélé son penchant maléfique : celui de mettre à jour des vérités souterraines. Sam finit évidemment par revenir au cinéma, lors de la réalisation de la  fête de fin d’année de son école, mais il ne peut plus faire comme si la réalité et le médium fusionnaient de façon parfaite. C’est ce que lui rappellera – dans la plus belle scène du film – son camarade de promo, si décontenancé de se trouver à l’écran, tel qu’il paraît être aux yeux des autres, comme l’archétype même de l’américain WASP leader et charismatique et non tel qu’il est en réalité, un être torturé répondant comme il peut aux attentes de la société. Des attentes illusoires que l’on retrouve chez le personnage de Mitzi dans son désir de s’incarner dans le rôle de la mère au foyer, à peine trahi par quelques détails signifiants comme ces couverts en plastique que l’on jette à la fin de chaque diner pour s’éviter de faire la vaisselle.

À Sam de choisir son camp : celui de préférer idéaliser la réalité afin d’en rendre le film meilleur. Un cinéma d’après l’enfance, car bien qu’ayant pris conscience de sa fin par le traumatisme du divorce, Spielberg maintient l’illusion d’un comme si : comme si le cinéma devait rester à ce stade de l’innocence en épousant toujours ce regard de l’enfant même confronté aux réalités les plus dures, souvent pour le meilleur (E.T., A.I., Rencontres du troisième type) et parfois pour le pire (La Liste de Schindler). Cette lumière bleutée qui émane de l’arrière-plan où les personnages se situent tel un projecteur de cinéma s’invitant dans la réalité la plus banale deviendra la forme directement reconnaissable de son style. Car si Spielberg n’aura de cesse d’épouser le point de vue d’un enfant, c’est pour ne pas perdre l’idée d’émerveillement qui a constitué son désir d’être réalisateur. Sauver l’enfance, malgré tout, tel pourrait être le cœur du projet de son œuvre.

En revanche, le véritable point absent de ce film autobiographique est bien le rapport du cinéaste à la Shoah. Sam dira d’ailleurs de son père qu’il ne parle jamais de la guerre. Face aux brimades antisémites de la part de ses camarades, ne naît aucune conscience politique – à la différence d’Armageddon Time de James Gray – chez le personnage de Sam. Au contraire d’une prise de conscience qui serait comme le point de passage vers ce qu’on appelle couramment l’âge adulte fait de désillusions et de renoncements-, Sam réaffirme sa position esthétique à son camarade « tant que le film est meilleur, autant idéaliser le réel ». Crédo qui nous rappelle la leçon de L’homme qui tua Liberty Valance, mis en avant à deux reprises par le film : la première fois lors d’une séance de cinéma perturbée par les remarques grivoises de ses copains et la seconde pour clôturer un panoramique circulaire en hommage au maître. La leçon du chef d’œuvre de John Ford est bien de préférer trahir le réel – en s’illusionnant sur le vrai héros ayant tué Libery Valance afin de sauver l’idéal démocratique – plutôt que de montrer la réalité mensongère et duale de toute image. Là encore, il s’agit de faire comme si l’adulte Spielberg préférait  ne pas voir afin de garder intact cet état d’émerveillement qui, il est certain, fait toute la richesse (et la limite) de son cinéma. Une richesse, car l’enfant apparaît souvent comme un être malade, s’illusionnant dans une société qui ne peut plus l’être et de ce décalage naît la beauté mortifère de ses plus beaux films. Mais une limite, car lorsqu’il aborde plus directement l’Histoire, son cinéma se cogne à cette vision univoque du réel, incapable de penser le contradictoire, comme si le personnage-enfant avait contaminé l’Amérique elle-même, préférant s’illusionner à mesure que la réalité s’écroule. 

Crédits : The Fabelmans, Universal Pictures International France 2023 A.I : Intelligence artificielle, Warners Bros Pictures

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