Scream VI : Au nom des pères

Le procédé est désormais bien connu : avant l’apparition du premier plan, la sonnerie d’un téléphone retentit. L’ouverture du Scream de 1996, monumentale, investit un objet des plus quotidiens d’une tension insoutenable, au point où il est impossible de ne pas se remémorer l’œuvre de Wes Craven à chaque occurrence d’un appel téléphonique dans d’autres films. En un mot : la mise en scène du maître a imprégné un imaginaire cinématographique et horrifique contemporain. Là réside toute la difficulté de l’entreprise à laquelle s’adonnent les réalisateurs Tyler Gillett et Matt Bettinelli-Olpin depuis quelques années. Leurs images sont préalablement porteuses d’un sens – connotées, en somme. Exploit esthétique de Wes Craven : le signifié engloutit le signifiant. Les objets ont depuis longtemps perdu la quotidienneté qui pouvait préalablement les caractériser pour ne devenir qu’une myriade de signes mortifères et paranoïaques. Que faire d’un tel héritage ? 

Dans un premier temps, le souligner. Scream VI s’ouvre de la même manière que les précédents films. Une sonnerie s’élève et un téléphone apparaît en gros plan, posé sur un meuble quelconque. Un travelling arrière change progressivement l’échelle du plan et révèle une femme décrochant le combiné avant de mettre rapidement en attente la personne à l’autre bout du fil. Elle est occupée à accueillir des personnes au sein d’un restaurant plutôt huppé. Dans cette opération de cadrage réside davantage qu’un gag. Il faut y voir l’expression d’un trope : l’objet est libéré d’un poids héréditaire, démythifié. Le téléphone retrouve une quotidienneté perdue, conjuré du signifiant cravennien. Le ton ne pouvait être donné plus clairement. Dans Scream VI, il s’agit, ni plus ni moins, de faire tomber les masques, d’annihiler au besoin la persona préexistante afin de proposer une autre expérience du sensible. De là le double mouvement inhérent au geste remarquable des deux réalisateurs : reconnaître l’héritage d’une mise en scène et proposer de nouveaux signes. 

Il n’en faut pas plus pour comprendre le sentiment de fascination qui se dégage de la suite de la séquence. Balayant le restaurant, le plan finit par cadrer une jeune femme assise au bar. Enseignante de cinéma à la faculté – la saga n’a eu de cesse de convoquer des figures de cinéphiles très variées -, elle attend assez nerveusement l’arrivée de son date. L’inconnu l’appelle, prétextant s’être perdu en route, et la convie à le retrouver dans une ruelle. Sans réelle surprise, elle finit par se faire massacrer. Le geste de mise à mort intervient suite à une succession de plans à la mise en scène hautement cravenienne. Tyler Gillett et Matt Bettinelli-Olpin travaillent de nombreux points de fuite conviant les regards vers l’obscurité la plus totale (à l’image du fond de la ruelle où passe furtivement une silhouette) et convoquent des espaces en marge : ici, ce qui ressemble à l’entrée d’un entrepôt plongée dans le noir – autant de hors champs suggérant la présence de Ghostface. La brutalité du meurtre, comme souvent, survient dans une zone non loin de laquelle passent de nombreux individus, à la frontière d’une quotidienneté, au cœur d’un territoire vénéneux où retentissent violemment les coups de poignard et les râles de la victime. Surgissent évidemment les souvenirs du meurtre de Casey (Drew Barrymore) à la fin de l’ouverture du premier Scream, étendue à l’entrée de sa maison, alors que ses parents viennent d’y pénétrer.

Scream VI (Paramount Pictures France)

Seulement, au moment où Ghostface achève sa victime, l’habituelle apparition du titre du film n’a pas lieu. La séquence se poursuit. Le meurtrier, dans un gros plan à la longueur insolite, contemple sa victime avant de retirer son masque. Silencieux, l’individu – un jeune homme, à peine la vingtaine -, enlève le reste de son costume, le range dans un sac à dos et rejoint la foule à l’extrémité de la ruelle. Des plans le dévoilent en train de marcher dans New York, traverser une rue, arriver sur un campus et croiser un groupe d’amis – parmi lesquels se trouve Tara (Jenna Ortega), personnage du film précédent – se rendant à une soirée organisée par une fraternité. En somme, la figure qu’est Ghostface est totalement vidée de sa substance mythique par le surgissement progressif d’un quotidien, définitivement appuyé par la réplique que prononce le personnage en rentrant chez lui : “Honey, I’m home”. Condenser les signes avant d’opérer des déplacements, telle pourrait être la clé de voûte d’une mise en scène qui a de quoi décontenancer de prime abord.

D’héritage, il est également question dans le Scream de 1996. Les lycéens échangent régulièrement au sujet des films d’horreur, plus particulièrement des slashers. Dans la dernière partie du film, une soirée a lieu dans la maison de Stu Macher (Matthew Lillard), au cours de laquelle le Halloween de Carpenter est explicitement cité en images. Les plans cadrant Myers et Laurie Strode trouvent un écho indéniable au sein de ceux de Scream, les deux œuvres finissant par dialoguer. Aussi, il ne faut pas s’y tromper : Craven, contrairement à ce que de nombreuses critiques pourraient le réduire, propose moins un jeu méta-cinématographique qu’il ne dresse la généalogie de sa mise en scène et érige par la même occasion un tombeau au sous-genre du cinéma horrifique qu’est le slasher. 

Scream (Les Films Number One)

Pour Tyler Gillett et Matt Bettinelli-Olpin, il ne s’agit pas de profaner les tombes, de déterrer les vieux cadavres en proposant uniquement une reformulation des clichés et gimmicks de mise en scène d’une saga (une telle chose pourrait être reprochée au pourtant talentueux David Gordon Green et aux suites décevantes de son Halloween de 2018). Comme Wes Craven, les deux cinéastes choisissent d’employer la citation dans le but de caractériser un geste de mise en scène. Deux films sont convoqués en images dans Scream VI : le trop méconnu et pourtant exceptionnel Vendredi 13, chapitre VIII : L’Ultime Retour (Friday the 13th Part VIII : Jason Takes Manhattan) de Rob Hedden et L’invasion des profanateurs de sépultures (Invasion of the Body Snatchers) de Don Siegel, qu’on ne présente plus. Dans la séquence d’ouverture, un plan où Jason Voorhees brise un miroir après y avoir surpris son reflet apparaît lorsqu’un personnage allume sa télévision et, plus tard dans le film, un psychiatre regarde Kevin McCarthy hurler aux passants que des créatures vivent parmi eux. Afin de mieux saisir ce qu’y se joue formellement et politiquement dans Scream VI, il est nécessaire de revenir rapidement sur ces deux œuvres.

L’invasion des profanateurs de sépultures (Théâtre du Temple)

Le tour de force de Rob Hedden réside dans sa mise en scène du corps de Jason Voorhees, une figure dont les capacités physiques hors-normes excèdent totalement l’espace dans lequel il atterrit. Manhattan devient un terrain de jeu où le tueur, silhouette quasiment spectrale, semble en mesure de se téléporter d’un toit à l’autre, d’un étage au rez-de-chaussée, d’une ruelle à une grande rue, et cela uniquement durant le temps que durent les coupes du montage – Jason se déplace ainsi moins au sein des plans qu’entre les images. L’occasion, pour le meurtrier, de laisser dans son sillage encore plus de corps inertes que durant les précédents épisodes de la saga.

Les deux gestes de Rob Hedden – déplacement d’une figure mythique et accumulation de cadavres – se perpétuent dans Scream VI.  Ghostface, aussi vif que maladroit, est plutôt habitué à traverser des territoires où prônent une certaine horizontalité géographique :  Woodsboro, le campus de Scream 2 ou encore le Los Angeles de Scream 3. Les espaces new-yorkais imposent donc à un corps cinématographique une verticalité qu’il ne connaît pas nécessairement. L’une des nouveautés que Scream VI apporte à la saga réside dans cette déterritorialisation. Alors, Ghostface fait preuve d’une frénésie sans pareille, multipliant les coups de poignards, allant même jusqu’à poursuivre ses proies dans une épicerie où il se met à égorger les clients, voler au patron son fusil à pompe avant de le retourner contre lui.

Scream VI (Paramount Pictures France)

Il ne faut pas s’y méprendre, c’est parce que Scream VI s’inscrit dans l’héritage de Jason Takes Manhattan que Tyler Gillett et Matt Bettinelli-Olpin s’adonnent à la surenchère, et non pas parce que la saga devient désormais une franchise – ce qu’affirme maladroitement un des personnages (« plus de morts »). Du film de Don Siegel, il faut retenir le penchant paranoïaque, lequel pourrait se résumer à une question : à qui peut-on faire confiance ? La réponse est pour le moins déroutante, et formulée par un personnage plutôt secondaire, Danny (Josh Segarra), voisin et amant de Sam (Melissa Barrera) : à personne, pas même ses proches. Une telle sentence rappelle à quel point le concept de communauté est déjà malmené dans les récits cravenniens. Si le genre du slasher a pour habitude de mettre en scène des bandes d’adolescents issues de la middle-class américaine et confrontées à une altérité prenant forme le plus souvent dans des figures mortifères et masquées (Halloween, Vendredi 13 – Chapitre 2 : le tueur du vendredi, Meurtres à la Saint-Valentin, The Burning), Scream fait émerger cette entité du groupe social représenté. Ghostface ne vient pas seulement saccager un territoire et la communauté qui y est ancrée, il en fait déjà partie : la présence extérieure à un espace, menaçante et meurtrière, devient une présence intérieure – un mal souterrain. Concernant plus précisément Scream VI, il est tentant, compte tenu du penchant schizophrénique de Samantha (déjà présent dans le film précédent), qui voit régulièrement apparaître le spectre de son paternel Billy Loomis (Skeet Ulrich) l’invitant à prendre la relève, de prolonger l’affirmation de Dan : on ne peut faire confiance à personne, ni à ses proches et encore moins à soi-même.

Cet héritage complexe (entre déplacement géographique et esthétique d’une figure, surenchère et paranoïa mettant en crise la communauté représentée) est condensé dans la séquence qui est peut-être la plus mémorable du film. Espérant enfin parvenir à piéger le meurtrier, le groupe d’amis se rend en métro le soir d’Halloween dans un lieu où prendra place la confrontation finale du film. Entassés dans les rames, de nombreux individus sont déguisés, masqués – parmi eux, quelques Ghostface. Les plans coupent rapidement, des champs et contrechamps ne cessent d’avoir lieu entre personnages et meurtriers potentiels – le tueur pouvant être aussi bien la silhouette assise à côté d’eux ou une autre les fixant à quelques mètres. Qui plus est, le fait que les membres du groupe se trouvent dans deux métros différents augmentent la tension déjà présente. En résumé, la séquence, hommage détourné à Jason Takes Manhattan, où Voohrees prenait déjà le métro, est investie d’une dimension paranoïaque qui découle du film de Don Siegel.

Jason Takes Manhattan (Paramount Pictures)
Scream VI (Paramount Pictures France)

Dans leur numéro de juillet-août 1997, les Cahiers du cinéma affirment que le premier Scream peut être vu comme “une belle fable politique”, dans le sens où “les ennemis, puisqu’ennemis il faut, ne sont pas forcément ceux qu’on croit” (p.13). Reformulons les choses à l’aune du travail proposé par Tyler Gillett et Matt Bettinelli-Olpin : les ennemis, puisqu’ennemis il faut, peuvent être n’importe qui. Un horizon politique, sans doute pas encore assez affirmé, est dessiné par les deux réalisateurs : si communauté il y a, elle ne peut plus prendre forme au sein de l’espace urbain entendu comme vecteur sociétal – territoires du contrôle. Dans un monde où on ne peut plus faire confiance à la loi (voir le rôle de certains membres des forces de l’ordre dans le film…) ou à la médecine (le psychiatre de Sam refuse de continuer à la suivre dès qu’elle lui décrit ses traumatismes), les liens possibles unissant les individus apparaissent bien fragiles. D’où l’idée géniale, loin d’être naïve, de Chad (Mason Gooding) : la création du club des quatre. Marginaux, traumatisés et laissés-pour-compte avancent en se tenant la main, recouverts du sang de leurs ennemis et déambulant au sein de salles obscures peuplées de visages fantomatiques. Reste désormais aux deux réalisateurs à souligner plus clairement cette acception pour le moins radicale de la communauté.

Scream VI (Paramount Pictures France)

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