Les spaghetti à la sauce tomate dans le cinéma d’Abdellatif Kechiche (1/2)

Au-delà de l’humour des situations, les spaghetti à la sauce tomate sont, chez Kechiche, un puissant outil de caractérisation sociologique.

Dans le cinéma d’Abdellatif Kechiche — qui ne compte finalement que six films commercialisés —, on boit, on rit, on parle, on joue… et on mange, beaucoup. Que ce soit des plats préparés pour soi-même, pour un repas de famille ou pour des amis, en cuisine, au restaurant ou en pique-nique. Et, parmi tous ces repas, on mange très régulièrement… des spaghetti à la sauce tomate. Dans La vie d’Adèle, trois scènes y sont consacrées — le terme n’est pas peu fort tant leur présence à l’image est toujours très appuyée — et deux dans Mektoub My Love : Canto Uno. Peut-être même en trouve-t-on dans Mektoub My Love : Intermezzo mais je n’ai malheureusement pas eu la chance d’assister à sa première cannoise. En convoquant à répétition ce plat de spaghetti à la sauce tomate, Kechiche crée donc là un motif et comme tout motif, il se charge de significations multiples dont son humour ne doit pas effacer l’importance ni la puissance.

Le « plat du pauvre »

Sans surprise, les spaghetti à la sauce tomate fonctionnent dans le cinéma social de Kechiche principalement comme un symbole… social. Chacun de ces films est une fresque consistant à filmer le quotidien d’un ou plusieurs groupe(s) très souvent issu(s) de classes populaires et de l’immigration. Si les personnages de Kechiche raffolent des spaghetti à la sauce tomate, c’est d’abord parce qu’ils sont identifiés dans l’imaginaire collectif comme le « plat du pauvre ». Les spaghetti sont un plat popularisé par la classe pauvre de l’Italie du Sud au cours du XIXème siècle en raison de son prix très abordable. Mêlés à divers accompagnements, ils ont donné lieu, entre autres, à la (fausse) tradition des spaghetti bolognaises dont la renommée internationale est aujourd’hui due à la grande vague d’émigration italienne aux États-Unis à partir de 1880. L’histoire a par conséquent affectée au plat la situation sociale de la classe qui l’a fait naître.

La caractérisation sociologique par le geste

Le cinéma d’Abdellatif Kechiche, cinéma naturaliste, est avant tout un cinéma du geste. Certes, on y parle énormément mais les paroles n’y ont que très peu de valeur narrative. Elles sont principalement documentaires : elles constituent avant tout un ton, un lot d’expressions, un rythme, etc. Les dialogues ne servent qu’à accompagner l’ensemble des gestes qui se déroulent à l’image. Si Kechiche consacre des scènes intégrales à ces spaghetti à la sauce tomate, c’est d’abord parce que la documentation de pratiques et d’usages quotidiens — la manière de s’exprimer, de manger, de boire, de se comporter, etc. — devient un très fort outil de caractérisation sociologique.

Dans le cours des dix premières minutes de La vie d’Adèle, Kechiche établit une scène de repas utile à présenter le quotidien d’Adèle, chez elle, avec ses parents. La séquence s’ouvre brutalement sur une succession de regards braqués sur le jeu télévisé que la caméra ne montre jamais, trop occupée à examiner les visages de ses personnages aux bouches barbouillées de sauce tomate. Sans détourner le regard, Adèle et ses parents mastiquent, lèchent leur couteau, s’essuient la bouche, lâchent un petit rot… Il ne débute jamais ne serait-ce que l’esquisse d’une conversation. Elle serait de toute façon très rapidement court-circuitée par la télévision. En revanche, on demande à se resservir, on précise la quantité voulue et on se réjouit de la qualité du repas. Puis, la scène s’achève sur un plan large qui révèle très brièvement et pour la première fois le décor : une salle à manger cheap et de mauvais goût. On pourrait considérer ici qu’il ne s’est rien passé et pourtant on en sait déjà bien plus long sur la condition de cette famille qu’un dialogue ou une péripétie n’aurait pu en révéler.

La Vie d’Adèle, © Pathé

L’autre intérêt de la scène, qui ne se révèlera que plus tard, c’est de créer un décalage entre la condition d’Adèle et celle d’Emma, la nouvelle petite amie d’Adèle avec qui elle découvre une homosexualité naissante — je dis « une » car il semble qu’Adèle soit bisexuelle et non radicalement homosexuelle. Lorsqu’Emma invite Adèle à rencontrer ses parents, Kechiche rejoue le motif du repas, rendant la référence à la scène précédente explicite : les parents d’Emma, BCBGs de classe moyenne, reçoivent Adèle autour d’un large plat de fruits de mer et d’une bonne bouteille de vin blanc qu’ils savourent pour l’occasion. La qualité de l’expression et de la conversation des parents — on parle art et culture — contraste avec l’attitude « banlieue » d’Adèle qui parvient difficilement à dissimuler sa gêne, inconsciemment sensible au décalage. Puis, paroxysme : sans gêne, Emma embrasse langoureusement Adèle devant ses parents, qui ne semble pas le moins du monde dérangés par leur geste. Le fossé de classe est creusé : Adèle ce sont les pâtes à la sauce tomate, Emma ce sont les fruits de mer.

La Vie d’Adèle, © Pathé

On attend évidemment le renvoi de balle : à quoi ressemblerait la situation inverse, Emma invitée chez Adèle ? Kechiche ne résiste pas à la tentation : la rencontre est organisée autour… d’un plat de spaghetti à la sauce tomate. Désormais, c’est au tour d’Emma d’être dans une grande position de gêne et, elle, semble plus lucide quant au décalage. Emma, à l’aise socialement, est moins impressionnée par ce contexte de rencontre que ne l’était Adèle. En revanche, le plat qui lui a été servi semble éveiller quelque chose en elle. Elle qui, pourtant, se revendique ouverte d’esprit — elle est une étudiante aux Beaux-Arts —, paraît décontenancée face à la simplicité de ce repas. Sa classe sociale, avec le lot d’exigences qu’impliquent la réception d’un invité, semble prendre le dessus : son regard s’emplit d’indignation. Puis, la soirée se déroule et tous les a priori d’Emma sont confirmés : on sert du vin grossièrement là où précédemment, chez elle, on le dégustait. On aspire ses spaghetti avec une bouche en cul de poule là où on tenait gracieusement son fruit de mer frais à bout de lèvres tout en prenant le soin de placer l’autre main en-dessous afin d’éviter toute tâche. Autour de la table, à l’exception d’Emma, tous s’expriment dans un langage familier et à propos de conversations triviales menant à des débats sans argument autour de sujets de société complexes. Par ailleurs, Adèle n’a pas avouée à ses parents qu’Emma était sa petite amie, elle la fait passer pour une copine qui l’aide pour ses devoirs de philo. Elle se doute très bien que ses parents ne comprendraient pas — elle-même parvient déjà difficilement à gérer sa nouvelle orientation sexuelle. Point d’orgue, sans même se rendre compte de sa phrase, le père avance : « C’est bien d’avoir une fibre artistique mais il faut un vrai métier derrière. Un métier qui vous permette de vivre ». Adèle se tait, honteuse. Emma, intelligente, sauve les apparences et ponctue la conversation poliment : « Elles sont délicieuses vos pâtes en tout cas. Bravo ! C’est simple mais c’est… ».

La Vie d’Adèle, © Pathé

Ce « plat de pauvre » achève la caractérisation financière de ce foyer (la famille n’a très certainement pas les moyens de servir de larges plats de fruits de mer accompagnés d’une bonne bouteille à chacun de leurs invités) mais elle s’agrémente également d’un nouveau type de pauvreté : un manque de raffinement — que déjà les regards rivés sur les jeux télévisés laissaient entrevoir.

Des frontières poreuses

Mais, à l’instar d’une grande tragédie classique, l’amour est plus fort que tout et ce cloisonnement de classe entre fruits de mer et spaghetti à la sauce tomate n’arrête pas la romance d’Emma et d’Adèle. Au contraire, les deux jeunes filles surpassent les obstacles et mènent à bien leur histoire d’amour. À travers leur parcours, Kechiche explore tout un lot de situations où les différents milieux se mêlent et complexifie cette allégorie de classe sociale dont les spaghetti à la sauce tomate sont le motif. Parmi l’une des situations, Kechiche développe une scène d’une ingéniosité redoutable : lors de l’exposition des peintures d’Emma dont Adèle est le modèle, la jeune lycéenne comble son incapacité manifeste à rejoindre les conversations intellos en servant (et on imagine préalablement en préparant) un large plat de pâtes à la sauce tomate pour toutes et tous. Adèle alimente les conversations. Elle en fournit le support, favorisant donc l’évènement social d’une classe qui, inconsciemment, l’exclut. Et alors, c’est un moment kechichien qui s’ouvre : tout le monde accourt et se réunit, présentant son assiette et soudainement l’action ne tourne plus qu’autour des spaghetti à la sauce tomate. « Je veux bien de la sauce », « Tu peux m’en mettre plus s’il te plaît ? », « Y a du parmesan ou pas ? », « Ça va ça pique pas trop ? », « C’est un verre de terre qui sort de spaghetti et qui dit : « Ouf, quelle partouze ». On joue avec les pâtes, les glissant dans sa bouche avant de les aspirer, les plaçant dans la bouche d’un autre, piquant dans une assiette qui n’est pas la sienne… À la suite de ce service s’ouvre alors toute une situation qui vient enrichir le motif. Adèle est largement remerciée pour son plat et elle n’est désormais plus exclue de l’évènement puisque les spaghetti ont été l’élément qui l’a ralliée à cette classe cultivée. Pour autant, les discussions intellos ne s’interrompent pas pour elle mais Adèle est néanmoins abordée et trouve quelqu’un avec qui discuter agréablement et sur des sujets qui lui sont accessibles. Les spaghetti à la sauce tomate, figure du cloisonnement social d’Adèle, deviennent ici la raison même du décloisonnement mais d’un décloisonnement seulement partiel. C’est dans cette ambivalence que réside toute la complexité des frontières poreuses entre classes si chère à Kechiche.

La Vie d’Adèle, © Pathé

Mais, à mon sens, là où réside toute la puissance de son cinéma se trouve moins dans l’analyse minutieuse des mécanismes sociaux — dans l’intellectuel — que dans l’efficacité de la représentation collective — dans le sensitif — où une euphorie générale semble toujours régner. C’est-à-dire que le sentiment dégagé par la scène est plus fort que son sens. Et, de ce point de vue, Kechiche me semble, en réalité, beaucoup plus proche d’Adèle, personnage plébéien venant d’un milieu connu pour ses qualités de bons vivants, que d’Emma, personnage sensible, intellectuel et cultivé. Mais, évidemment, l’identification du cinéaste à ses personnages n’est pas aussi simpliste, il ne se positionne pas d’un bord ou de l’autre, c’est dans la tension entre Adèle et Emma que sa figure s’inscrit. En tout cas, le cinéma social de Kechiche associe toujours le populaire au collectif. D’ailleurs, ce qui se révèle toujours de la communauté et ce qui l’extirpe de sa pauvreté — si pauvreté il y a —, c’est la joie de vivre qui se dégage du groupe.

La Vie d’Adèle, © Pathé

L’instant, et rien d’autre

Dans Mektoub, les spaghetti à la sauce tomate ne répondent quasiment pas à cette fonction de symbole social — pour la simple raison que la différence de classe, ici, n’importe pas, rien ne laisse à penser que même un seul de ses personnages soit dans une situation précaire. Ici, les spaghetti sont réduits à leur plus simple expression, c’est-à-dire à une fonction utilitaire : se nourrir facilement et rapidement pendant une séance plage après que tous se soient épuisés pendant une baignade intense où quasiment l’intégralité des protagonistes du film, qu’ils soient de premier ou de second plan (une bonne quinzaine), aient joué ensemble dans une euphorie générale. Une scène de cinéma pur où son exaltation se reporte sur la séquence suivante du repas grâce la continuité musicale créée qui lie les deux scènes. Le « moment kechichien » type se rejoue : en partageant ces spaghetti à la sauce tomate, cette fois dans des contenants profonds en carton — sortes de semi-boîtes — et avec des fourchettes en plastique, on rit, on met sa fourchette dans la bouche d’un autre, on s’essuie la bouche mutuellement, etc. Certains ont une petite assiette, d’autres un plat très opulent qu’ils ont même agrémentés de fruits de mer. Comme toujours, on ne s’offusque pas de la simplicité ou de la répétition du repas, au contraire on prend le soin de commenter la qualité de sa préparation. « Momo, trop bonne tes pâtes ! », « juste un peu relevé. Excellent, vraiment bonnes ! ». Et, comme toujours, une fois toutes les remarques sur le repas apportées, la conversation peut commencer. On échange des ragots, ponctués de blagues, à propos de la nuit précédente en boîte de nuit. Il n’existe ici aucune fonction symbolique quelconque des spaghetti, absolument rien d’autre que la beauté de l’instant, de l’enjouement général. Chez Kechiche, documenter le groupe passe d’abord par la restitution de l’énergie qui s’en dégage.

Mektoub My Love : Canto Uno, © Pathé

Un plat italien et pas maghrébin ?

La majorité des scènes de Mektoub se déroule dans et autour du restaurant tunisien des mères respectives de Tony et Amin, à Sète. Charlotte et Céline, toutes deux françaises en vacances, sont invitées au restaurant et par là immergées dans la culture maghrébine où on se questionne sur la formulation arabe de « je t’aime », on danse sur du raï, la famille proche est le centre des conversations et des fréquentations, on vante les plats traditionnels et, de manière générale, on joue, toujours avec dérision et humour, sur ses propres stéréotypes culturels. Et, pourtant, ce repas sur la plage — alors qu’il pourrait très vraisemblablement provenir du restaurant tunisien — n’est absolument pas traditionnel. À la place, voici une dizaine de franco-maghrébins et quelques français qui partagent un plat italien. Pourquoi ne pas avoir plutôt placé un plat traditionnel maghrébin ? Parce que ce que Kechiche cherche ici, c’est d’abord à exploiter la fonction sociale du repas — cette pratique si méditerranéenne utile à réunir ses proches — et non sa fonction culturelle. En faisant le choix des spaghetti à la sauce tomate, Kechiche exprime mieux la convivialité que s’il avait fait le choix d’un plat maghrébin moins connu de tous. Ce plat, dont l’universalité a fini par le déconnecter de son pays d’origine, est donc beaucoup plus apte à restituer l’énergie pure du collectif qu’un plat traditionnel appartenant à une culture bien déterminée.

Du social au collectif

La Graine et le Mulet, © Pathé

Six ans auparavant, dans La graine et le mulet, Kechiche réalisait une grande scène de repas traditionnel où le couscous, justifié au vu du contexte général du film, s’offrait dans la mise en scène comme l’équivalent des spaghetti à la sauce tomate. Et déjà, à bien y regarder, ce qui en définitive ressortait de cette tradition relevait moins des enjeux politico-sociaux liés au personnage principal que d’un pur sentiment collectif. Pour le dire totalement, j’affirmerais même que Kechiche, d’une certaine manière, a en horreur la tradition. Elle est trop hermétique. Traditionalisme rime avec conservatisme et tout le cinéma de Kechiche consiste en l’ouverture de frontières sociales, pas en leur fermeture sur elles-mêmes. Si le cinéaste convoque la tradition, au sens identitaire du terme, c’est pour une raison très souvent — si ce n’est tout le temps —, sociale voire politique. Et, si l’on voulait se tenter à la sur-interprétation, dans Mektoub, on pourrait déjà voir en ce repas italien partagé par des maghrébins dont la conversation s’attache à faire deviner la nationalité d’une jeune fille russe le symbole d’un mélange culturel où l’identitaire ne fait plus sens.

Mektoub My Love : Canto Uno, © Pathé

L’Histoire a fait de la recette des « spaghetti à la sauce tomate » un plat qui n’appartient plus véritablement à son peuple d’origine tant il est partagé par tous dans le monde entier et tant il connaît de variations. Ils sont devenus un plat moins accroché à un peuple et à une culture qu’à un sentiment collectif de partage. De ce point de vue, la recette des spaghetti à la sauce tomate offre une analogie parfaite pour penser le cinéma social d’Abdellatif Kechiche : tous groupes, en se rencontrant, s’unifient intégralement en un seul, chacun se chargeant des spécificités de l’autre, jusqu’à former, non pas un mélange culturel, mais un tout irréductiblement universel. Le cinéaste, lui, s’emploie moins à expliquer les mécanismes de cette formation qu’à en filmer l’énergie cinétique.

De films en films, Kechiche ôte aux symboles culturels leurs signifiés, réduisant chaque signe à sa plus simple expression, passant du registre symbolique à celui strictement esthétique. Avec Mektoub particulièrement, son cinéma sensitif culmine. C’est l’objet de l’article suivant, toujours construit sur le motif des spaghetti à la sauce tomate, à retrouver ici.

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