Deux Frères : le tour du monde en une heure

Analyse « track by track » de l’album Deux Frères de PNL, sorti le 5 avril 2019

Il y a un an, jour pour jour, Nabil et Tarik Andrieu ont sorti l’album rap le plus attendu de ces dernières années. Le projet Deux Frères n’a pas seulement répondu aux attentes de leur public, il les a largement dépassées. En une heure d’écoute, PNL nous raconte le tour du monde que les deux frères ont fait en trois ans et nous invite à les rejoindre à travers leur musique.


Au début du mois de mars 2019, PNL a annoncé sur son compte Twitter que le nouvel album, tant attendu depuis la sortie de Dans la légende en 2016, allait enfin être dévoilé. Mais, tout ce qu’ils nous donnaient début mars (et quand je dis ‘nous’, je parle de tous ces fans acharnés ayant passé des heures devant cette fameuse vidéo YouTube montrant des objets volants dans l’espace), c’était un livestream durant lequel on pouvait voir passer sur l’écran les noms de quelques-uns de leurs nombreux classiques : « Le monde ou rien », « DA », « Oh lala » et j’en passe. 

            Le 25 mars à 19h, l’heure était enfin venue : le vaisseau depuis lequel on regardait la terre atterrissait…et pas n’importe où : les spectateurs de la vidéo se retrouvaient sur la tour Eiffel. À ce moment-là, le grand public a découvert le nouveau clip monumental « Au DD ». Aujourd’hui, on serait tenté de ne regarder que les chiffres de vente et d’en déduire que l’album est entré dans l’histoire pour cela – ce qui est vrai, d’ailleurs – mais ce serait négliger une grande partie de l’impact que Deux Frères a eu sur la scène musicale mondiale depuis sa sortie. « Au DD » marque le début d’un tour du monde musical, et c’est au sommet du symbole de la France entière que celui-ci débute. La première phrase prononcée annonce la devise de l’album : « Bats les couilles de l’Himalaya / bats les couilles, j’vise plus le sommet. » Logique, on s’y trouve déjà. A la fin de ce clip légendaire, on a finalement appris la date de sortie officielle de Deux Frères : le 5 avril 2019. 

« Au DD »

« Viens, on se casse, mon frère / avant qu’on se perde…»

Après deux longues semaines d’attente, le tour du monde est enfin lancé. Alors que l’on aurait tendance à penser qu’ils ne pouvaient pas viser plus haut que la tour Eiffel, les deux frères nous ont de nouveau pris à contrepied : s’ils ne visent plus le sommet, c’est parce qu’ils l’ont déjà dépassé et que les dimensions terrestres ne suffisent plus pour capter leur succès. « Autre Monde » nous emmène alors dans l’espace : la voix de N. O. S. semble lointaine, filtrée comme si elle provenait d’une autre planète et qu’on ne l’apercevait que par radio. Le deuxième morceau de l’album fait décoller le vaisseau : le voyage commence. Même si l’on est loin de la terre, la nostalgie propre à PNL résonne toujours dans leurs paroles. Ce sont encore une fois les premiers mots du morceau qui vont donner le ton du reste : « J’ai envie de rentrer à la maison… » Loin de leurs proches, de leur famille et de leurs attaches personnelles, N. O. S. et Ademo n’ont que la seule volonté d’être près de ceux qu’ils aiment. On apprend que c’est un voyage malgré eux qu’ils vont faire : « J’ai envie d’arrêter tout mais la hess m’a traumatisé / Les gens qui m’ont suivi, j’peux pas les abandonner / Alors j’crois qu’j’suis condamné. » Abandonner temporairement la famille pour ne plus du tout l’abandonner après, la mettre à l’abri, ne plus devoir s’inquiéter pour leur petit frère, rendre fier leur père. C’est ce qui les pousse à continuer, à vouloir conquérir le monde (objectif fixé dès leur premier album Le monde chico et atteint avec Dans la légende).

Afin de combattre cette profonde nostalgie, de lutter contre la haine, à la fois démon et inspiration de leur écriture, les deux frères vont effectuer un retour vers le passé dans « Chang ». N. O. S. s’y livre plus que jamais, exposant ses pensées les plus intimes aux auditeurs et nous présente la cité « Gagarine » à Ivry-sur-Seine où Ademo et lui ont grandi, lorsqu’ils vivaient chez leur père. Son couplet est un résumé de ce que les deux rappeurs racontaient sur leurs trois autres projets ; N. O. S. fait passer devant nos yeux des scènes de leur jeunesse : la galère, la haine, le crime mais aussi l’amour fraternel et paternel. 

« Et j’r’viendrai quelques fois regarder la porte, sans toquer, sans sonner, jusqu’à ma mort… »

Rêve qui paraît être impossible pour l’instant puisqu’il se sent obligé de partir pour tuer ses démons et pour trouver la paix. S’y rajoute alors un autre aspect de leur tour du monde : celle de la purification de l’âme. Deux Frères est une catharsis musicale pour N. O. S. et Ademo : s’il se confessent autant sur cet album, c’est parce qu’ils veulent enfin se débarrasser de leur sombre passé. 

La prochaine étape du voyage musical sur Deux Frères est la Jamaïque…ou le Japon ? PNL nous propose un mélange de deux de leurs plus grandes influences sur le morceau « Blanka » : les premiers sons qu’on y entend sont visiblement issus de la sphère musicale asiatique tandis que les basses lourdes et la voix planante de N. O. S. font plutôt penser à une soirée enfumée en Jamaïque. Le morceau est envahi par la fumée des joints et par l’atmosphère de la jungle : le clip du morceau joue également sur cette impression-là. Ademo la renforce encore en disant : « Sous Jamaïca, j’sors un flow comme Sanka ». Alors, où sommes-nous ? À l’auditeur de choisir sa destination préférée. Et c’est là justement l’un des nombreux points forts de Deux Frères : chacun y trouve des influences, des sonorités, des flows, des instrus qui correspondent à ses goûts personnels. PNL réussit la prouesse de nous faire visiter deux pays géographiquement éloignés l’un de l’autre.            

« Blanka »

 Suit le cinquième morceau de l’album qui donnait déjà en 2018 un avant-goût de son immense palette musicale. Les auditeurs qui jouent au jeu vidéo GTA s’imaginaient tout de suite à Los Angeles en train de rouler en décapotable. Des sonorités funk s’invitent sur l’album, lui donnant une touche ensoleillée bien nécessaire après un triptyque de morceaux plutôt sombres, voire mélancoliques. Et pourtant, le soleil est trompeur : malgré l’enchaînement de nombreuses destinations de voyage, la nostalgie et la monotonie semblent rester ancrées dans leurs vies : « J’fais le tour du monde, je m’enfume, je m’ennuie ». Même s’ils essaient de fuir cet ennui, celui-ci les hante et les suit partout, jusqu’aux coins les plus lointains du monde. Le voyage, à la fois symbolique et musical, tout en étant réel, apparaît ici comme une auto-thérapie psychologique contre un état d’esprit destructeur que les deux frères ont adopté dès leur plus tendre enfance. Il est aussi bien un moyen apaisant leurs maux qu’un catalyseur de ceux-ci. L’expression de ces maux suit sur le champ avec « À l’ammoniaque », deuxième son sorti en 2018 : on s’y retrouve dans le désert. Le paysage correspond parfaitement au vide émotionnel d’Ademo et de N. O. S. : 

« Ouais, c’est l’désert dans la te-tê / J’remplace centimes par sentiments / Mon cœur se transforme en billets. » 

« À l’ammoniaque »

On pourrait être tenté de dire qu’ils ont assez d’argent pour sauver la famille et pour vivre tranquillement, mais non : « Crois pas qu’on est riche, mais crois pas qu’on est pauvre / Et j’ai honte pour ceux qui attendent qu’on les sauve » (« Celsius »). Les deux ressentent le besoin d’en gagner encore plus : d’un côté pour assurer la subsistance de leurs proches et, de l’autre, pour se divertir, ou plutôt se distraire de la misère du monde.

Ensuite, au milieu de l’album, on retourne à Ivry et à la jeunesse des deux frères. Ce n’est pas un hasard que « Deux frères », titre éponyme de l’album, se trouve à ce moment de l’écoute. Le son annonce la suite de l’album ; il est en même temps tourné vers l’avenir et vers le passé. Le côté futuriste est souligné par l’instru trap/cloud qui plane au-dessus du récit rétrospectif. Quant au passé, le clip du son (comme toujours chez PNL) n’est pas à négliger. On y plonge dans le quotidien de la jeunesse d’Ademo et de N. O. S. : quotidien marqué par une ambiance tendue éclatant finalement en émeutes de jeunes banlieusards et par la vente de stupéfiants dans le hall de leur cité. Se terminant sur la phrase « Allez, c’est l’heure » qui sonne comme un nouvel appel au départ, l’instru se fond de manière imperceptible dans celle du morceau suivant « Hasta la vista ». Le titre semble être la devise pour la suite : après une petite pause, le vaisseau PNL repart et nous emmène en Orient ou en Amérique latine…Encore une fois, l’auditeur ne sait pas exactement où le voyage musical l’emmène. Cette guitare à l’arrière-plan, si présente et pourtant si légère, nous fait penser aux musiques traditionnelles orientales tandis que la mélodie principale provient de la musique latine. Si les paroles du morceau représentent toujours le côté nostalgique, leur attachement à la cité et leur vie d’avant, « Hasta la vista » est constitué de mélodies et choix musicaux on ne peut plus internationaux : pas besoin de prendre un avion et de voyager à travers le monde si l’on peut écouter du PNL tranquillement chez soi. 

Il suffirait de regarder les noms des titres de la seconde moitié de l’album afin de savoir quels coins lointains de la planète on va découvrir grâce aux deux rappeurs du 91. « Shenmue » est une référence évidente au jeu vidéo éponyme dont l’action a lieu au Japon. Tout au long du morceau, on retrouve des références à ce pays, la culture manga et des jeux vidéo. Dans le refrain, Ademo annonce la suite logique de l’album lorsqu’il chante qu’il est un « animal jusqu’à la mort » : c’est le titre « Kuta Ubud » qui y succède. Les deux mots composant le nom du morceau désignent des communes sur l’île de Bali, en Indonésie : tandis que Kuta est l’une des destinations touristiques clichées accueillant des personnes qui cherchent à passer la nuit dans l’une de nombreuses boîtes locales, Ubud s’en distingue notamment grâce à sa nature éblouissante et à son complexe templier habité par des singes. Qu’Ademo et N. O. S. se sentent comme des singes dans la jungle, ils l’ont déjà souligné plusieurs fois sur leurs trois autres projets. Ici, cet aspect est encore renforcé par les backs du refrain où l’on entend des bruits de singes imités par Ademo. Les deux frères font même attention au code de la route spécifique en Indonésie : la conduite s’y effectue à gauche ; Ademo est au courant, bien sûr : 

« Et j’roule à gauche, oui / appelle-moi Mowgli »

Le treizième morceau « Menace » nous emmène encore à un autre endroit de la planète. Même si les références mangas perdurent, l’instru aux influences trap américaine sert de tremplin à N. O. S. pour atterrir à la fois à Miami et à Toronto, deux villes emblématiques de l’actuelle industrie musicale. C’est surtout la seconde (le « Six »), lieu de résidence du rappeur le plus connu au monde (oui, c’est Drake), qui nous montre que PNL a percé dans le monde.

 La voix énorme de N. O. S. nous catapulte de nouveau dans les airs pour finalement arriver sur un autre continent : cette fois-ci, c’est de l’Afrique du Sud qu’on fait la connaissance. « Zoulou Tchaing » renvoie à une tribu africaine du même nom vivant majoritairement sur ce territoire. PNL se revendique de la même force morale et physique, ainsi que des mêmes valeurs que ces tribus indigènes, faisant toujours attention aux membres de leurs familles. En ce sens, il n’est pas étonnant d’entendre dire N. O. S. qu’il « [s]’en bat les couilles du trône » ; c’est le bien-être de la tribu qui passe avant tout. 

L’effet auditif qui se produit maintenant à l’écoute de « Déconnecté » et de « La misère est si belle » marque le retour au quartier. L’instru de « Déconnecté » aux fortes influences rock nous fait voler une dernière fois, on a l’impression de se trouver dans un état d’apesanteur et que les voix d’Ademo et de N. O. S. propulsent le vaisseau PNL. Cette impression se manifeste notamment à travers l’affirmation : « J’survole ce monde, terriens me pointent du doigt ». Désormais, tout est clair : les deux frères ne font plus partie de notre monde, grâce à leurs « ambitions herculéennes », ils vivent dans un autre monde que le nôtre. Avec « La misère est si belle » le voyage s’achève sur une conclusion bien plus terre à terre que l’on aurait pu le penser : en évoquant le « zoo », le « bât’C », les lignes RER C et D ou son « toit triste », Ademo nous montre son quartier, l’endroit où le voyage a commencé il y a bien des années. Malgré qu’ils aient fait le tour du monde, c’est finalement là-bas qu’ils se sentent mieux qu’ailleurs. L’album est ainsi basé sur une structure circulaire très complexe : comme Ulysse dans l’Odyssée, qui retrouve après vingt ans sa femme et son fils, les deux frères rentrent chez eux pour tenter d’apaiser leur âme après avoir fait la guerre contre leurs démons, tout en cherchant leur bonheur personnel. La conclusion de ce périple est simple : leur bonheur à eux, c’est d’être près de leur famille. PNL est QLF.


Depuis le 5 avril 2019, PNL et Deux Frères nous font voyager. Les différentes influences musicales, les nombreuses références à la culture pop et la mélancolie permettent une écoute personnelle et différente à chaque auditeur. L’album ne cesse de nous faire découvrir d’autres influences musicales, des détails que l’on n’avait pas captés auparavant et qui nous emmènent loin des problèmes du quotidien. L’aspect de voyage musical et encore bien d’autres rendent unique chaque écoute (que ce soit celle de tout l’album ou d’un seul morceau). Deux Frères n’est pas seulement l’album de l’année 2019 mais paraît avoir les épaules assez larges pour devenir l’un des projets musicaux les plus importants du début du XXIe siècle. Et nous avons déjà hâte de connaître la suite…

Deux Frères est sorti le 5 avril 2019 chez QLF Records.
Crédits photo : QLF Records

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