Actrices de notre temps – Florence Pugh, maturité et profondeur

Cette série d’articles vise à démontrer que derrière les places de célébrités sexualisées et mythifiées auxquelles elles sont souvent réduites, les actrices sont des figures centrales dans le processus créatif audiovisuel, grâce auxquelles de nombreux points de vue féminins peuvent s’exprimer dans les œuvres artistiques qui nous entourent, et ce malgré les limitations des industries culturelles et de nos sociétés contemporaines. On s’intéressera donc ici à la singularité et l’importance du travail d’actrices encore en activité, d’abord françaises, britanniques et américaines, en espérant leur rendre modestement et distinctement hommage.

Florence Pugh : jouer pour mieux cerner toutes les nuances de l’âme humaine

L’anglaise Florence Pugh, 24 ans, a marqué de son empreinte l’année cinéma 2019. D’abord en incarnant la protagoniste de la comédie de catch Fighting with My Family, première réalisation solitaire de Stephen Merchant, le compagnon de route historique de Ricky Gervais. Puis en devenant la tête d’affiche du remarqué cauchemar existentiel Midsommar, mis en scène par Ari Aster, l’un des nouveaux espoirs du cinéma horrifique, déjà acclamé pour son court-métrage The Strange Thing About the Johnsons (2011) et son premier long Hérédité (Hereditary, 2018). On a pu revoir Pugh dans nos salles françaises en début d’année avec sa prestation décisive au sein de la nouvelle adaptation des Filles du Docteur March signée Greta Gerwig, l’autrice du célébré Lady Bird (2017), pour laquelle elle a été nommée aux derniers Oscars dans la catégorie meilleur second rôle. Le mois de mai devait achever cette « starification » en cours, puisque Pugh est attendue dans l’un des rôles principaux de Black Widow, le très attendu film Marvel, désormais privé de date de sortie, où elle jouera une espionne russe aux côtés de Scarlett Johansson. Si cette attention massive et récente peut surprendre, Pugh a travaillé sans relâche depuis quatre ans, après avoir décroché le rôle principal du marquant film d’époque britannique The Young Lady (Lady Macbeth, 2017), réalisé par William Oldroyd. Ce parcours ne peut que susciter tout notre intérêt et notre considération, comme le démontrent les interprétations singulières qui vont être décortiquées ici.

The Young Lady (Lady Macbeth, 2017) : humaniser l’innommable

Florence Pugh dans Lady Macbeth (2017) de William Oldroyd

Lady Macbeth[1], le film qui a révélé Pugh, du moins aux yeux de la critique, est d’une austérité formelle, narrative et thématique qui tendrait vers l’insoutenable sans la performance habitée et pleine d’ambiguïtés de son actrice principale. Inspiré par une nouvelle russe du milieu du XIXème siècle, le film déplace l’action dans l’Angleterre rurale de la même période, suivant une jeune femme vendue en mariage à un homme froid et désagréable, qui s’éprend en son absence d’un des travailleurs engagés sur les terres détenues par son beau-père. Le récit évolue rapidement vers une violence sèche souvent inattendue, dévoilant toute la brutalité des rapports de genre et de classe, tout en portraiturant sans jugement hâtif une protagoniste qui pourrait bien être monstrueuse. L’intérêt du film vient alors de sa capacité à brouiller les pistes morales et psychologiques, par une mise en scène privilégiant les cadrages fixes et larges au fil d’une discrète esthétique naturaliste, qui laisse ainsi une forte marge de création à Florence Pugh, pourtant régulièrement impassible.

Durant une grande portion de l’intrigue, notre empathie se porte ainsi sur Katherine, son personnage, qu’on croit mue par des pulsions amoureuses, sexuelles et libertaires, compréhensibles dans un environnement qui tend à la contraindre, l’enfermer voire la violenter. Seulement, dans le dernier tiers du film, sans que ne s’opère un revirement absolu, le basculement vers un suspense digne d’un rêve humide de Michael Haneke pose frontalement la question du manque de barrières morales de cette protagoniste, jusqu’à nous faire douter de sa sanité, ou au moins de ses intentions. Une actrice moins convaincante, dirigée avec un peu moins de retenue, aurait fait de Katherine une figure stéréotypée de psychopathe, ou pire, un réceptacle des pires fantasmes misogynes de dépravation féminine. Pugh, par ses regards subtils et sa prestance constamment distinguée, rend son anti-héroïne beaucoup plus ambivalente : est-elle une personne fragile tombée dans une folie amoureuse incontrôlable, une âme insolente et vengeresse poussée un peu trop loin par les circonstances ou une manipulatrice retorse cherchant à semer le chaos ? Jusqu’au dernier plan, d’un fatalisme plombant mais inévitable, le doute reste permis face à cette femme insondable, interprétée avec une juste complexité, impressionnante pour une si jeune actrice.

Midsommar (2019) : figurer un parcours émotionnel douloureux et sinueux

Florence Pugh dans Midsommar (2019) d’Ari Aster

Midsommar est un film qui frappe d’abord par son étrangeté dans le paysage cinématographique actuel, et bien plus tard par sa cohérence interne et sa force existentielle monumentale. Pourtant, le sens de la prédestination au cœur du second long-métrage d’Ari Aster, qui débute par un plan fixe sur une fresque qui reproduit à échelle réduite et symbolique l’ensemble de l’intrigue, tout comme son choix d’une secte païenne comme cadre à l’action, semblent nous préparer à une expérience prévisible voire pénible. Cette dimension programmatique semble d’ailleurs entrer en conflit avec une ampleur apparemment démesurée pour un film d’horreur – 2h50 dans la version souhaitée par le cinéaste –, qui achève de nous alarmer avant de découvrir l’œuvre… Comment Aster s’est-il alors débrouillé pour dérouler sur une aussi longue durée un récit aussi simple tout en réalisant tout de même ce qui ressemble pas mal à un chef-d’œuvre ? Forcément, de nombreux éléments participent à élever Midsommar vers les sommets – la mise en scène aérienne d’Aster, la photographie solaire de Pawel Pogorzelski, la musique hypnotique signée The Haxan Cloak… – mais le film tient avant tout sur l’impressionnant travail accompli par Florence Pugh, sur laquelle repose toute la sève émotionnelle du projet.

Le pré-générique nous présente notre protagoniste, Dani, en proie à un terrible traumatisme familial, qui la laisse plongée dans une violente dépression. Son compagnon, Christian, manipulateur éreintant d’inconséquence et émotionnellement distant, lui propose à contrecœur de venir avec lui et ses amis, opportunistes étudiants en anthropologie, pour leur voyage en Suède dans la communauté païenne où a grandi l’un des leurs, Pelle. Si le film s’efforce alors de montrer, avec un sens dialectique aigu, la rencontre difficile des cultures d’une société occidentale moderne et totalement pragmatique, et d’une secte ancestrale aux rituels morbides et mystiques, il prend aussi et surtout le parti de suivre avec une empathie constante le parcours émotionnel complexe et sinueux de son héroïne, qui trouvera en fin de parcours une résolution déconcertante à ses traumatismes. Ce final aussi jubilatoire qu’éprouvant, dont on taira les tenants et aboutissants, est tout simplement magistral, ramenant l’ensemble des péripéties de Dani à un voyage intérieur universel autour du poids du passé et de la nécessité de faire des choix douloureux pour avancer, et apprendre à vivre au présent.

Midsommar est, en un sens, tout entier à l’image de la performance de Pugh, qui modèle par son jeu une beauté paradoxale. Dani passe ainsi par d’effroyables épreuves, qui la forcent à gérer une souffrance qui menace sans cesse de l’étouffer, sans compter sur la sensation d’isolement immense qui va avec. Malgré cela, la caméra parvient à capter ses pulsions de vie dans toute leur profondeur, gardant toujours un temps pour filmer avec précision les émotions transmises par Pugh, dont on ne peut imaginer le degré d’implication, tant le résultat est d’une crédibilité impressionnante. Il n’y a pas de dolorisme dans Midsommar, ce qu’on aurait pu craindre vu les thématiques abordées, mais on ne peut pas non plus prétendre qu’on est face à un objet de célébration exaltée de l’existence. Ce que réussissent à évoquer Aster et Pugh en se concentrant sur la trajectoire de Dani, c’est toute l’ambiguïté de l’âme humaine, notre besoin d’appartenance et des quelques illusions qui viennent avec, notre capacité à guérir du pire comme à l’engendrer, et la subjectivité indépassable qui anime nos corps et esprits. À ce titre, le dernier plan, là encore crucial, et qu’on peut lire en résonance inversée avec celui de Lady Macbeth, nous laisse indécis face aux fondements même de nos valeurs et de notre morale, ébahis par un tel tour de force artistique et collaboratif, dont Pugh pourrait bien être le cœur battant.

Les Filles du Docteur March (Little Women, 2019) : épaissir un second rôle

Florence Pugh dans Les Filles du Docteur March (Little Women, 2019) de Greta Gerwig

Difficile de tenir un discours constructif concernant Les Filles du Docteur March version Greta Gerwig, l’événement cinéma de Noël 2019 aux États-Unis, sorti chez nous le 1er janvier dernier auréolé d’un accueil critique et public favorable. Little Women, le fameux roman de Louisa May Alcott, publié en deux volumes en 1868 et 1869, et connu en France sous une traduction particulièrement inappropriée qui n’a semble-t-il jamais été remise en cause, a déjà été adapté à plusieurs reprises à la télévision et au cinéma. La précédente entreprise cinématographique autour du texte d’Alcott remontait à 1994, date de sortie de l’excellente adaptation de Gillian Armstrong où Winona Ryder incarnait Jo March avec panache et élégance, trouvant l’un de ses plus beaux rôles. 25 ans s’étant écoulés, Greta Gerwig, sans doute la réalisatrice la plus en vue d’Hollywood, s’est attelée à moderniser son matériau pour un résultat qui se voudrait sans doute marquant, mais ne constitue pas en définitive un grand film. On peut ainsi se demander ce qui a poussé Gerwig à s’embarrasser d’une structure éclatée, qui certes crée des résonances thématiques parfois séduisantes, mais interdit à l’ensemble une progression émotionnelle et narrative digne de ce nom. On se retrouve finalement devant une simple collection de moments, qui nous toucheront plus ou moins selon notre sensibilité, mis en scène avec une certaine sobriété, malgré une recherche picturale notable lors de ponctuations de montage assurées par de très beaux plans larges. On peut cependant reconnaître à Gerwig une écriture des dialogues indéniablement soignée, qui aide à construire des personnages complets et complexes, au développement crédible et cohérent, et campés avec intérêt et implication par un casting impérial.

À ce titre, et puisque nous sommes ici pour parler d’elle, Florence Pugh est celle qui, à la sortie du projet de Gerwig, fait la plus forte impression, tant son Amy, la plus jeune et la plus ambivalente des sœurs March, rayonne et émeut. Gerwig ayant laissé à sa comédienne le soin d’interpréter Amy de sa préadolescence à ses vingt ans, contrairement au film d’Armstrong où deux actrices se partageaient le rôle selon l’âge du personnage, Pugh passe d’une énergie comique souvent irrésistible à une maturité émotionnelle tout aussi impressionnante. Le choix de confier à Pugh toutes les scènes d’Amy permet également à l’histoire d’amour de ce personnage avec Laurie – le bourreau des cœurs joué par Timothée Chalamet avec son habituelle nonchalance de branleur lunaire – de gagner une vraisemblance et une force romantique complètement absente du film de 1994. La progression relationnelle entre les deux personnages fonctionne étonnamment parfaitement, et Pugh amène une vérité bouleversante aux sentiments et à l’indécision d’Amy face à ce prétendant trop familier et qu’elle ne peut pourtant esquiver. Gerwig a par ailleurs profité des scènes entre Amy et Laurie pour mettre en avant l’arrangement économique que signifiait à l’époque le mariage pour une jeune femme, et la perte de liberté qui s’en suit : cette tension entre un romantisme traditionnel et une forme de pragmatisme matériel est formidablement retranscrite par une Pugh qui met toute l’expérience qu’on lui devine au service de ces problématiques universelles. Cette capacité à densifier ce qui ne pourrait être qu’un banal second rôle apporte à une œuvre parfois bancale même si aisément aimable, la plupart de ses plus beaux moments. Une preuve de plus du singulier talent de Florence Pugh, qui espérons pourra continuer à enchaîner premiers rôles moins médiatisés et performances moins demandantes mais tout aussi épatantes dans des projets très attendus.


[1] Le film est connu en France sous le nom arbitraire et générique The Young Lady plutôt que sous son titre original.

Image mise en avant : Florence Pugh dans Midsommar (2019) d’Ari Aster

Crédits photographiques : Midsommar : A24 ; Lady Macbeth : Altitude Film Entertainment/Sixty Six Pictures/BBC Films ; Little Women : Columbia/Sony Pictures

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