Analyse du film Un jour dans la vie de Billy Lynn (1er février 2017) d’Ang Lee (1/2)
Masque et opacité de la guerre
Dans La prisonnière, Proust fait la description d’un tableau de Vermeer, La vue de Delft (1660), œuvre d’une grande lisibilité et même d’une sur-visibilité désorientant le regard. Dans cet amas de détails, Proust s’arrête sur l’un d’eux, un petit bout de « mur jaune », en réalité un toit de maison. C’est le détail qui agrippe le regard, « le pan du détail »[1]. Ce quelque chose dans l’image s’abstrait de son référent, nous désoriente, et fait événement. Nous entrons alors dans le régime de « l’opacité ». L’opacité est ce qui vient contredire « l’ekphrasis » comme capacité de décrire ce qu’on voit. C’est quelque chose d’innommable et d’anormal. Cela se retrouve dans le film d’Ang Lee Un jour dans la vie de Billy Lynn (2016), film tourné en 4K/3D et 120 images par seconde, technique dépassant les capacités de projection d’une salle de cinéma.
L’opacité provient de la condensation étouffante de détails dans l’image. Dans cette sur-visibilité, la focalisation semble ne plus exister. Le hors-champ est annihilé par la netteté permanente conditionnant un monde du visible, où règne la transparence du numérique. Le film raconte une journée du jeune soldat texan Billy, revenant au pays temporairement pour une cérémonie qui lui est dédiée en mi-temps d’un match de football, après une parade de sa section à travers le pays organisée par l’administration Bush. Billy est présenté comme le modèle du héros de guerre, après avoir mis sa vie en danger pour venir en aide à son supérieur, décédé lors d’une intervention anti-terroriste. Le film se conçoit dans l’étirée attente de la cérémonie, avec en perspective le retour en Irak, et la résurgence ombrageuse de l’acte « héroïque » de Billy.
Ang Lee, par son dispositif, met en parallèle la représentation du quotidien américain noyé par l’idéologie, avec la vérité du conflit irakien, en suivant une logique figurative du spectaculaire en permanence annulée. L’image a dépassé sa fonction représentative par le passage au numérique absolu venant surdécouper le mouvement et uniformiser l’ensemble. Il y a un trop-plein de visible qui irréalise ce qui se joue. Le numérique d’Ang Lee appuie la fin du contrat figuratif. La modernité de la technique employée intervient en contrepoint dans une attente mortifère, pour faire émaner l’inmontrable de la guerre. En-deçà de ce voile opaque et idéologique du numérique, il y a la vérité vécue des soldats. La logique du spectaculaire a contaminé le regard posé sur le monde au point de le banaliser, de rendre commune cette vision anormale et dérangeante de l’attraction visuelle. Mais ce commun dans le film est monstrueux. Le film stagne dans une étrangeté incommensurable, et le spectateur est prisonnier d’images d’un hors-temps et un hors-lieu immatériel (le corps même de l’acteur disparaissant derrière un voile pixélisé).
Ainsi, le film se résume à une errance spatio-temporelle et figurative, repoussant le show tout comme la monstration de l’acte de Billy. C’est une errance métaphysique, nous faisant ressentir la perte de l’identité et de la matérialité ressentie du réel au profit de l’idéologisation de l’image. L’ouverture du film (1min40 à 3min) fonctionne comme l’envers de ce qui suit. C’est un plan fragmentaire d’une caméra de surveillance remplie de grain. On assiste en plan fixe à l’acte de Billy (masqué par la forme banalisée du soldat américain), venant sauver son sergent. Une voix documentaire s’ajoute à l’image qui se stoppe, tandis qu’un zoom avant vient fortement pixéliser et défigurer l’acte réel auquel nous venons d’assister en quelques secondes. De cet acte humain, éphémère et impulsif, ne restera que sa reprise fantasmée et contrefaite, aussi irréelle que la numérisation absolue du film.
Anormalité et supra-réalité : l’errance de Billy




Tous les personnages du film sont des contrefaçons (en-dehors de la soeur de Billy, interprétée par Kristen Stewart). Ils semblent tous à la fois isolés dans un vide fantomatique, accentué par la fluidité des mouvements de caméra et la linéarité constante du cadre ; et ils sont en même temps tous unifiés selon les mêmes modalités figuratives. Tous les regards reflètent du vide. Ang Lee conforte alors le regard dans des topoï narratifs et figuratifs. Après une vaine conférence de presse donnée par la troupe de soldats à des journalistes, vient une scène de rencontre amoureuse (32min33 à 36min50) entre Billy et une pom-pom-girl, Faison. Elle est construite sur un champ/contre-champ en apparence classique. Pourtant, une distance morbide rompt la possibilité du toucher des deux corps. Faison, de même que le lieu, condensent la projection idéalisée de la rencontre et de la femme amoureuse. Billy n’est plus maître de son imaginaire, qui coïncide avec l’illusoire auquel on le conditionne.
La séquence est composée de trois temps : d’abord Billy, caché dans l’ombre d’un rideau bleu (le même fond bleu utilisé pour l’ajout numérique), parcourt son regard sur une assemblée où tous se ressemblent ; puis une fille, Faison, vient se placer devant Billy, un court plan les unit dans un salut qui semble sincère, mais la séparation du champ/contre-champ débute au moment où Faison parle de sa généalogie de « pom-pom-girl » puis de sa fascination programmée sur l’héroïsme de Billy ; enfin le découpage est ébranlé par le franchissement soudain du seuil des 120 degrés au moment de la question « es-tu chrétien ? ». Cette question et ce franchissement de seuil révèlent le masque de l’effectivité de cette scène. Faison n’est pas réelle, elle correspond à l’image à laquelle il faut « croire », de même qu’il faut croire en Dieu pour se marier, et croire dans le héros pour être fièrement américain. L’anormalité des individus provient de ce nouveau régime de représentation du réel : une supra-réalité. Les désirs ne conditionnent plus l’emprise de l’individu sur le réel tangible mais viennent se conformer au construit idéologique du monde. « La réalité du temps présent s’irréalise en imaginaire généralisé »[2].

Jean-Louis Comolli donne une définition précise du numérique et de ses enjeux, qui concorde avec notre analyse du film : « Les outils numériques viennent ébranler l’idée que l’on se fait de la réalité, et pas seulement de la représentation du visible, mais de la réalité des rapports sociaux, des réalités vécues dans la société… ça place ou plutôt déplace les corps et les esprits dans des zones de turbulence où les repères sont disloqués… les informations se submergent elles-mêmes. Les spectacles se répliquent à l’infini. Les corps deviennent démontables et ajustables, copiables et multipliables… le numérique engage l’humanité dans la réalisation accélérée d’un rêve ancien, celui de changer cette chose sauvage et incontrôlée qu’on appelle ‘’homme’’ ou ‘’femme’’ non pas en robot, mais en maille d’un filet qui enveloppe le monde, le filet de la réalité augmentée »[3].
Ce sont ces corps démontables et creux présents dans le film. L’irréalité des désirs et du sensible se retrouvent dans la scène du chant de l’hymne américain (51min52 à 52min50). Un gros plan sur le visage de Billy insiste sur ses larmes excessives. Il est raccordé à un zoom avant sur un écran géant où figure Faison, qui se mêle à un fondu enchaîné offrant un long travelling spectral parcourant une maison vide avec fluidité, comme l’âme sépulcrale de Billy projetant ses désirs dans un imaginaire copie-conforme aux publicités télévisuelles. Cette avancée mène jusqu’à une chambre où il est en train de faire l’amour à Faison qui lâche un cri de joie-douleur, raccordant sur les larmes de Billy. Son désir est celui d’un écran, la même image diffusée aux centaines de spectateurs du match. Ces images sont un fantasme désincarné, aussi irréel que ses larmes, qui sont peut-être ironiquement la conséquence d’un joint qu’il a fumé juste avant le match.
Pour définir l’image du film, l’extraordinaire résolution et l’hyperréalisme qui en découlent, parlons de « supra-réalité ». C’est le moment de franchissement d’un seuil invisible au-delà duquel on perd l’effet de réel pour le retourner en son contraire : une anormalité dérangeante. Cette augmentation technique et esthétique vise à démultiplier non seulement notre perception du monde (en tant que spectateur), mais notre sensation, nos émotions, donc nos pensées du monde. Il y a une altération du regard menant à une altération individuelle : une conformité des individus par la conformité des pensées visuelles du monde. Or ce surplus sensitif du numérique, Ang Lee l’use pour révéler l’appauvrissement des individus de langage et d’Histoire. Le film est une sorte de pur présent-intemporel en inaction. Le monde va tellement vite qu’il est en suspens. Les 120 images par seconde sont au service de plans très longs, peu mobiles, avec une inaction des personnages (le film narre l’attente d’un show qui ne vient pas) et une béance de l’image. Le surplus de mouvement est mortifère. Nous avons dépassé le réel vivant pour revenir à la mort. Deleuze parle de « chronosignes »[4] pour montrer comment le cinéma devient le laboratoire de variations temporelles. La numérisation est l’aboutissement de l’accélération du mouvement et du temps offrant un compactage du visible. Cette transfiguration du numérique[5] nous perd et nous étouffe.
Ainsi s’exprime l’horreur de la guerre. L’Irak est un conflit post-moderne. Il a détruit notre rapport au réel et modelé notre perception, au profit d’une adéquation de la pensée à la mort dans notre quotidien. Le souci de spectacularisation vient banaliser notre vie. L’errance de Billy est lazaréenne. Il est revenu du conflit en ayant vu et vécu des événements qu’il ne pourra ni transmettre, ni se souvenir. Son expérience de ce nouveau quotidien se substitue à son trauma. Billy individu est mort et revient aux Etats-Unis comme le héros-construit d’un acte que personne ne peut envisager dans sa matérialité. Impossible à envisager autrement que par le prisme de l’attraction (sur laquelle nous reviendrons). Lors de cette cérémonie on ne lui demande pas d’être lui (aucun rapport d’intimité), mais d’être l’image faite de lui, celle dont tombe amoureuse la pom-pom-girl.


Tous les personnages sont des cadavres, animés par la facticité du numérique. Les regards le confirment. Le dernier trait de l’anormalité est la constance des regards caméras. Ils sont présents lors de tous les dialogues, et lorsque Billy s’arrête dans chaque nouveau lieu pour observer le monde. Leur singularité, c’est qu’ils semblent dépossédés. C’est le gouffre de ces âmes perdues. Les personnages regardent le spectateur en même temps qu’ils plongent dans le vide derrière le seuil infranchissable de « l’objectif » de la caméra. Ces regards semblent à la fois vouloir « toucher » du regard, à défaut de toucher par le corps, tout en révélant la facticité des corps. L’une des dernières scènes du film (1h40min33s à 1h41min53s) montre enfin le moment de « l’acte héroïque » dans l’intimité d’un soldat qui doit tuer un inconnu et voir mourir un ami. S’enchaînent trois regards : en premier le regard du soldat arabe étranglé par Billy (seul moment de toucher viscéral du film, et dernier instant d’une sensibilité par la suite révolue) ; puis il y a le regard du sergent, les yeux grands ouverts perdus dans l’objectif de la caméra ; enfin il y a le raccord sur le regard de Billy, qui voit désormais un monde immatériel à travers des yeux marqués par la mort. Tous les individus qu’il rencontre ne sont que les fantômes fictifs d’un traumatisme inaudible et invisible. Rétrospectivement, le regard du sergent est la marque de tous les autres.
Transparence, continuité, lisibilité : le spectre de l’Irak
Le film est construit autour d’une même structure globalisante. Tout est linéarisé narrativement et figurativement. En somme, tout semble lisible. La netteté prime. On le remarque dans la manière dont les personnages sont présentés et interagissent dans l’espace, comme lors de la première présentation publique des soldats dans le stade (20min10 à 21min39). Leurs noms prononcés un à un, ils se lèvent devant une foule entière sur laquelle la mise au point est faite. On croit voir le moindre détail, même du figurant (s’il y a vraiment) situé cent mètres plus loin. En parallèle, les visages des soldats figurent un à un sur l’écran géant situé dans le second champ du cadre. Ce qui parait être visible à une distance infinie (comme les traits d’un homme) est extrait de son référent (le corps de l’homme) et agrandi pour encore plus de visibilité. Dans un même cadre, Ang Lee filme le corps du soldat et sa projection publicitaire (le stade agissant comme un microcosme du système, dans lequel on retrouve autant un plateau TV qu’un centre commercial). Entre les deux versions d’un même visage (le visage du corps et le visage-écran), il y a le processus invisible de dénaturation. Cet effet est d’autant plus frappant qu’il intervient juste avant le défilé d’anonymes qui viennent devant Billy pour le remercier de son acte (auquel ils n’ont pas accès). C’est à la fois une mosaïque de visages et une unité uniformisée d’inconnus.

L’image standard de cinéma refuse le flou pour la conformité avec le regard humain (ce qu’André Bazin appelait l’ontologie réaliste du cinéma). Mais tout film est fait de jeu sur la focale, de rapports d’échelles de plan. Plus globalement il y a un montage qui reconditionne le réel, le représente. Mais la mise en scène d’Ang Lee étend la profondeur de champ, et « rend le visible dans une disponibilité totale, sans écart, sans reste »[6]. Cette inquiétante perfection de l’image rend notre regard humain inhumain. C’est une netteté soupçonneuse, sans focalisation. Plusieurs séquences sont de lents parcours de ce microcosme : un stade automatisé, lui aussi corps sans vie organique. Dans ces avancées, il n’y a aucun repère dans l’image. La focalisation omnipotente, c’est la présence de l’absence, c’est la lisibilité du vide. Cette transparence du numérique est une aberration figurative. Le parcours de Billy revenu d’Irak se retrouve dans une sphère globale où tout semble équilibré. Il n’y a plus d’en-dehors du stade, la guerre n’existe plus, l’Irak n’est pas représenté.

Le film d’Ang Lee est construit dans son ensemble autour de ce « bios virtuel »[7].C’est une ère de la simulation où l’image masque l’absence de la réalité. Le principe gouvernant « supra-réalisme » est un monde de signes qui dénouent leurs liens avec le réel et deviennent indépendants de toute réalité. Il y a une impuissance face à cette autonomisation du virtuel. La profusion de ces signes amène à une confusion entre le virtuel et le réel. Il y a le risque d’une perte de la vraie expérience humaine, comme celle vécue par Billy, au profit de l’acte virtuel et non-identifié : celui du masque du héros américain généralisé à l’imaginaire collectif. Or la présence de Billy dans le film vient impacter la linéarité de ce processus. Il y a un conflit des signes, avec la résurgence d’une mémoire, qui se dissipent dans le virtuel. Cette mémoire survit peu à peu et devient une modalité de résistance, comme nous le verrons lors de la mise en scène du show de la mi-temps (à suivre dans la partie 2 de l’article).
[1] DIDI-HUBERMAN Georges, La peinture incarnée, Paris, Les éditions de Minuit, coll. « Critique », 1985.
[2] LYOTARD Jean-François, Moralités postmodernes, Paris, Galilée, coll. « débats », 1993.
[3] COMOLLI Jean-Louis et Vincent Sorrel, Cinéma, mode d’emploi : de l’argentique au numérique, Paris, Editions Verdier, coll. « SC Humaines », 2015.
[4] DELEUZE Gilles, Image-temps, Paris, Les Editions de Minuit, coll. « Critique », 1985.
[5] COMOLLI Jean-Louis, Cinéma, numérique, survie. L’art du temps, Lyon, ENS Editions, coll. « Tohu Bohu », 2019
[6] COMOLLI Jean-Louis et Vincent Sorrel, Cinéma, mode d’emploi : de l’argentique au numérique, Paris, Editions Verdier, coll. « SC Humaines », 2015.
[7] BAUDRILLARD Jean, Simulacres et simulation, Paris, Galilée, coll. « débats », 1981.
Crédit photo : Lee Ang, Un jour dans la vie de Billy Lynn, Sony Pictures Releasing France, 2016, 113 min.
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