Le 7 mai 2018 notre collectif d’apprentis rédacteurs se montrait officiellement aux lecteurs, amis cinéphiles et autres curieux qui arrivaient sur notre webzine fraichement intitulé « Good Time ». Fruit de plusieurs mois de travail et de consolidation d’une idée commune, le partage de savoir dans sa plus totale liberté et son plus grand sérieux, le webzine aujourd’hui âgé de trois ans, porte le nom d’un film dressé comme un modèle pour le nouveau cinéma que l’on veut défendre. Une jeunesse, une vitalité, une beauté profonde de l’écriture et un goût prononcé pour l’improvisation, tout cela fait partie du socle créatif des jeunes cinéastes Josh et Ben Safdie dont nous continuons de faire l’éloge. Il était temps alors de parler spécifiquement d’un film, après être revenu précédemment dans un long article sur l’ensemble de leur filmographie dans leur relation entremêlée à l’amour et à New-York, et il s’agit ici bien évidemment de ce fameux « Good Time » (sorti le 13 septembre 2017).
Comme le faisait John Cassavetes, les Safdie mettent au centre des enjeux de leurs projets ceux qui normalement sont à la périphérie. Le film se concentre sur Connie qui décide de braquer une banque avec son frère handicapé Nick, qu’il vient de faire fuguer de son hôpital d’accueil. L’opération rate, Nick est arrêté, laissant son grand frère au cœur d’une course-poursuite dans les bas-fonds newyorkais, à sa recherche. Ainsi, le film expulse le braquage dans une longue scène pré-générique, avant de se concentrer sur la perte de Connie dans une nuit sans fin. Toute une nuit, telle une seule et longue séquence, un même mouvement en devenir, afin de filmer la distance entre deux corps, une distance qui s’éprouve et que l’on combat dans le but d’unir ceux qui furent brutalement divisés : deux frères-amis ne pouvant exister l’un sans l’autre. Voici le maigre mais puissant nœud narratif et moral du chef-d’œuvre des frères-cinéastes. Nous allons ici, de façon thématique à chemin entre la philosophie et l’esthétique, quasiment comme un dictionnaire avec différentes entrées, tenter de déplier les enjeux de ce film (sans s’arrêter non plus sur les nombreuses scènes déjà analysées dans l’article précédent).

Pratiquer l’indisponible
Il s’agit d’abord de se dégager progressivement d’une opposition puissance et acte, et penser une puissance qui ne s’oppose pas à l’impuissance. La puissance suprême est le bonheur (cf. Aristote), c’est ce qui soulève chaque acte de leurs personnages. Il faut penser une vie qui doit se réaliser éthiquement et politiquement, c’est-à-dire qui ne s’hérite pas, mais qui se fait par la pensée et l’être-en-commun. Le problème étant que les formes de vie sont conditionnées par les forces gouvernantes : le pouvoir politique dans sa souveraineté qui re-codifie abstraitement les vies en identités juridico-sociales. Chaque individu, de fait, doit prendre une forme attribuée, or les Safdie tenteraient par leur mise en scène de donner à disposition un faisceau de pratiques sociales sédimentées et en partie indisponibles. Nous sommes alors, en tant que spectateurs, confrontés à davantage de possibilités, garantissant la foi du devenir, plutôt qu’à la fatalité de l’assujettissement.
L’asservissement identitaire et social ressurgit pourtant dans chacun des films : c’est dans ce cas le psychiatre de Good Time qui veut interner le frère de Connie. Ces personnages secondaires, contrepoids pétrifiés de nos héros ultra-mobiles, sont là pour corriger socialement les individus. Les citoyens sont exposés à la décision du souverain. Or les Safdie tentent de redonner une valeur éthique à la vie nue, celle mettant en contact le corps avec la vie biologique : les corps qui s’enlacent, à l’image de ces deux frères qui, comme subissant l’attractivité de leur amour naturel, ne peuvent faire qu’un.

Mécanique du geste
Le geste est à la fois expression des désirs de l’individu, et le jaillissement d’une pure communicabilité. Toutefois, chaque geste a sa spécificité. Souvent portés par un unique acteur, un être singulier, les gestes sont à la base d’un lien qui se formera ou sera le support d’une union entre les individus. Si les gestes se répètent ou trouvent des échos entre les individus, c’est que les Safdie cherchent discrètement à tisser des analogies entre eux, par un mimétisme souvent inconscient. C’est à partir de cette complexe dualité, geste conscient et geste latent, que se construit le cheminement moral des personnages. Comme dans le cinéma de Robert Bresson, le geste se substitue souvent au personnage. Dans L’Argent, le faux billet filmé en gros plan devance les actions des personnages contraints de suivre les mouvements de l’argent qui a sa propre autonomie. A la fin du film, la hache tenue par le personnage semble d’elle-même tuer les habitants de la maison d’hôte. C’est l’objet qui contraint le geste, et c’est le geste qui anime le personnage. L’interaction sociale existe sous couvert de mécanisme possessif, ce que l’on retrouve dans The Pleasure of being robbed, dont la narration est guidée par la kleptomanie d’Eléonore, dérobant impulsivement les passants sans recul réflexif sur ses actes (la culpabilité de ses actions n’est d’ailleurs jamais discutée de tout le film).



Le film de Robert Bresson place le mécanisme du geste devant le personnage. Cette même soumission au geste sert également à l’inscription dans le genre du thriller pour l’écriture du film Good Time. Connie souhaite retrouver son frère en pleine nuit après qu’il se soit fait arrêter par la police suite à leur braquage raté, mais cette quête le mène rapidement à devoir moduler sa façon d’être à la fois pour ne pas se faire prendre et pour se rapprocher de sa quête. En un sens, il doit arrêter d’être lui et copier l’image qu’il a du monde. La fragmentation de l’espace urbain parcouru par le personnage rend compte d’une perturbation phénoménologique constante. L’individu se meut et se module en conflit avec les autres individus et autres mouvements de l’espace traversé.



Ainsi Connie, de même qu’une majorité des personnages des Safdie, est comme un caméléon adaptant son apparence, donc son être extérieur, en corrélation avec la situation. Les personnages correspondent ainsi aux schizophrènes idéaux décris par Frédéric Jameson dans sa définition du postmodernisme et dans sa description des conséquences du capitalisme, comme des individus altérant l’expression de leur être par les surfaces traversées. Le parcours géographique de Good Time se dessine par les rencontres. Et Connie se métamorphose d’état incompatible en état adapté au milieu. Il se fait passer pour un proche d’un malade dans un hôpital, il enfile le costume d’un gardien de nuit face à la police, avant de s’improviser dealer de drogue, et finalement oublier la raison de sa métamorphose, et l’objet de sa fuite : il doit retrouver son frère.
Le geste émancipateur : analogie avec le cinéma de Robert Bresson
Adoptons l’idée d’un schème itératif, celui du mouvement en train de se répéter dans sa perpétuelle initiation, permettant de se concentrer sur le geste dans sa visée directive. La prédominance du détail, l’attention permettant davantage de se concentrer sur le point de vue subjectif du personnage, rend d’autant plus sensible à l’évolution de son rapport au monde et à l’action. L’action n’est pas tronquée gratuitement, puisque lorsque le geste a lieu, il est filmé dans un respect du corps qui l’entreprend. Il y une réelle beauté du geste dans son accomplissement. Si le schème narratif est celui du départ, les gestes, eux, ont le droit à des formes complètes et c’est l’imbrication de ces mises en forme qui permet l’accomplissement d’un parcours éthique.
De cette manière, c’est bel et bien Robert Bresson qui se dresse comme le modèle des frères Safdie, et le film le plus représentatif est Un condamné à mort s’est échappé, notamment dans Good Time qui s’affiche presque comme un versant newyorkais et contemporain du film. L’œuvre de Bresson raconte le quotidien du lieutenant Fontaine en 1943, arrêté par la police allemande et enfermé seul dans la cellule d’une prison de la région lyonnaise. Tout le film suit sa tentative d’évasion improvisée, qui se poursuit dans sa difficulté, sa longueur, sa prise de risque, sa minutie. Le film de Bresson donne l’impression d’une constante répétition des mêmes gestes, d’un retour sans cesse sur les mêmes objets, les mêmes lieux. Nous ne quittons jamais le personnage central, seule sa quête d’évasion existe. Ainsi les gardiens disparaissent, et toute forme d’autorité répressive et patrouilleuse est substituée par des gestes (présents visuellement ou par le son) : une porte de cellule qui s’ouvre, une assiette qui glisse sur le sol, des pas de relève de garde, etc… Seule l’entreprise de l’unique charge du protagoniste central compte : sa persévérance, ses multiples reprises, son attention à ce qui prime, et sa capacité d’adaptation aux moindres modulations environnantes qui seraient fautives de son échec.


Good Time procède de la sorte : il y a Connie, et tout ce qui ne concerne pas sa quête est tronqué, ou bien est suggéré par la mise en scène (la supposition d’une présence policière ou d’un quelconque obstacle dans la recherche de l’évasion de son frère). La scène où Connie va à l’hôpital récupérer son frère (sans savoir qu’il se trompe de corps) est exemplaire en cela : le découpage est extrêmement précis, laissant le doute sur le hors-champ, et surtout offrant le temps à Connie d’envisager les possibles, et d’exploiter les offres liées à son milieu. L’évasion de son frère prend des formes extravagantes : Connie allant donner à manger à une vieille femme, après s’être fait passer pour le fils d’un malade auprès d’un policier, pour finalement improviser la sortie d’un patient avec une ambulance. Tout se fait à la fois dans l’urgence absolue et dans une grande précision. Il y un sentiment de maîtrise virtuose, mais une maîtrise suggérant l’instabilité (d’où l’erreur finalement commise en se trompant de corps). Le contrôle technique (de l’habileté du jeu de l’acteur, comme de la stabilité de la réalisation) peut s’effondrer à chaque instant. C’est pourquoi leur mise en scène joue sur le contraste d’une immense mobilité (avec des cadrages fébriles et mouvants), avec une chorégraphie démesurée des gestes, où chaque insert semble étonnement à sa place. Rien ne manque à la lisibilité de la scène, malgré la furtivité des gestes.





Le film de Bresson s’ouvre par un carton, telle une plaque commémorative, indiquant l’authenticité de l’action et du lieu. Et pourtant, il ne s’agit pas d’un film réaliste tel qu’on l’entend. Il s’agit d’une quête métaphysique de la survie, de l’itinéraire d’un homme seul, et d’une réflexion sur la foi dans l’acte, une croyance dans la volonté de l’individu. Cette thématique est celle qui résume aussi Good Time. Certes, contrairement à Connie qui se fait arrêter par la police et réprimander par les institutions, Fontaine réussit à s’échapper. Mais la réussite de son évasion n’est pas le vrai intérêt de Bresson, de même que pour les Safdie il s’agissait surtout de se concentrer sur la volonté du personnage et l’expression de celle-ci dans l’espace donné. Ce sont deux films sur la manifestation des dignes puissances des individus pris dans des situations d’extrêmes contraintes et risquant de fortes oppressions (peine de mort pour Fontaine, prison pour Connie). Plus l’individu est dans une situation d’asservissement et de subordination à des autorités, plus il y a matière au déploiement des possibles de sa volonté.

Les deux films sont donc des manifestes à la résistance de l’individu, la liberté étant présentée comme un devoir existentiel. La quête de liberté de Connie peut se lire de trois manières. Il y a une liberté existentielle, sa liberté en tant qu’individu se devant d’accomplir ses choix, c’est pourquoi les Safdie filment avec minutie la détermination de ses actes, et l’ingéniosité du personnage à s’adapter aux situations (déguisement, manipulation, habileté physique, discursive et intuitive). Ensuite il y a sa liberté morale, dressant l’accomplissement de ses actes face à des figures de la répression permettant de contrebalancer ses choix à des discours opposés (la figure centrale étant le médecin qui dit vouloir le bon et le juste pour Nick, notamment au nom de la loi et de la science). Le film se construit alors comme une Odyssée urbaine où chaque lieu est le prétexte de l’apparition d’un nouveau conflit, d’abord physique, puis cachant un défi moral : ainsi Connie croise une série de différents personnages le plaçant face à un problème, comme Crystal, une jeune femme qui accepte de l’héberger et avec laquelle il a une relation sexuelle, création d’une affinité fallacieuse dans le seul but de permettre de se dégager d’une situation d’inconfort. Connie use d’amitiés d’intérêts, celles qui apportent des acquis tout en replaçant les choix de Connie dans une portée humaine c’est-à-dire imparfaite en tant que telle.

C’est pour cela que la troisième lecture de la liberté est politique. Le parcours de Connie, dans ce qu’il a d’humain et d’imparfait, rivalise avec la rectitude de la société qui uniformise les modes de vie. Les Safdie captent l’authenticité de sa virée humaine, avec une rigueur dans le filmage des gestes tout en permettant, par la focalisation restreinte, d’instaurer une introspection sur la consistance de l’action humaine dans nos sociétés contemporaines, et sur la possibilité d’une survivance éthique de la volonté, celle de l’individu qui se forme par l’expérience de la répétition. Replaçant cette possibilité permanente de l’échec dans l’accomplissement de l’acte, les Safdie soulèvent une absurdité de la sur-rationalisation de la société qui fait disparaître le possible de l’échec. Les Safdie laissent une forme de béance narrative, donnant l’impression d’un permanent (re)commencement, afin de ne pas clôturer l’action ni le geste, et d’ouvrir les possibles.
Du pur mouvement
L’axe esthétique, et le socle impulsif à l’origine de la création des Safdie, peuvent se définir comme un mouvement continu en tant qu’incomplétude de l’acte (le film en train de se faire, le personnage en train de s’exposer). Ceci est en corrélation avec une phénoménologie de l’émotion, positionnant la sensation et le pathos comme les supports du devenir de l’individu.
L’ouverture du film est construite comme un seul mouvement de consolidation du lien de deux corps, les deux frères, brutalement séparés durant le braquage de banque. Puis démarre le générique après 20 minutes de film, et tout le reste du film consiste en l’étirement de ce mouvement de séparation, de distanciation tragique et inéluctable des deux frères-amis. L’avancée nocturne de Connie à la recherche de son frère, étirée sur tout le film, l’éloigne peu à peu de l’objet de sa quête. Le film est ainsi un seul mouvement incomplet. La scène durant laquelle tous les éléments figuratifs sont présents se situe de 12min10 à 17min30, le moment juste après le braquage, de l’explosion du sac rempli de billets, à l’arrestation du frère de Connie, Nick. On se situe encore dans l’instant préliminaire du film déployant les enjeux figuratifs. C’est la dernière fois que les deux individus sont puissamment réunis dans le cadre, après un unique enlacement en ouverture du film, lorsque Connie vient chercher Nick chez le docteur, fusionnant les deux individus dans une même sensation partagée. Cette scène de braquage de banque est en réalité la scission d’une amitié dans deux corps qui éprouvent physiquement la rupture. La scène est divisée en trois temps, d’abord il y a un rapport d’aimantation et d’assimilation des corps, puis une friction, et enfin une division des corps prolongeant la solitude d’un mouvement non accompli. Le tout figure non pas une scène de braquage (c’est un prétexte narratif), mais un mouvement de synesthésie (étalement excessif des réceptions sensitives) divisant les corps. C’est une scène sur la douleur de la rupture.


La séquence débute par un rapport d’assimilation des corps. Les deux frères fuient la police ensemble, tous les deux assis à l’arrière d’une voiture. Un champ/contre-champ juxtapose les deux visages, sans aucun croisement des regards. Ce sont deux faces d’une même fuite, la joie et l’indifférence, sans qu’aucun plan n’unisse les deux visages. Il y a identification séparée des deux individus. Le seul lien se fait par la transmission du sac rempli d’argent en gros plan. Le sac est la raison de leur coprésence, et l’objet de leur potentiel réussite : voler de l’argent pour s’acheter une vie ensemble. Mais ce sac va les marquer d’un même destin tragique. Il y a un double rapport d’assimilation avant une division définitive. Du sac se dégage un fumigène rouge aveuglant les deux personnages. L’écran devient un monochrome rouge. Dès lors, il y a une disparition de la figure pour l’abstraction. La fuite de la police se transforme à ce moment en la figuration d’un affect contagieux qui envahit le cadre. En ressortant de la voiture, les deux frères sont couverts de rouge, ils suffoquent. Après avoir porté un même masque durant le braquage, ils sont recouverts de la même marque. Les deux individus sont unis dans un semblable élan de survie, dans une souffrance similaire. Leur identité d’abord distincte mais aimantée dans une même action (la fuite), est ainsi confondue. C’est un rapport d’identité à l’autre « je suis comme l’autre dont je suis séparé ».




Puis vient le moment de la friction. Les deux corps se rencontrent et se confondent enfin dans les mêmes cadres. Il y a une même identité, une similitude figurative et un partage du mouvement. Nick hurle « Mon visage me brûle », outre une réelle souffrance physique, c’est aussi symbole de la disparition de sa singularité identitaire derrière l’abstraction de l’individu. Les deux frères se regardent, mais comme dans un miroir. Si Connie ordonne d’ouvrir les yeux, c’est pour lui dire « Regarde-moi, tel que tu es ». Le nuage rouge fait disparaitre le monde environnant, au profit de la découverte des deux corps qui se regardent enfin, dans cet ultime moment de détresse. Aveuglés, ils se retrouvent dans la sensation physique, avant leur séparation. Il y a ainsi une contamination du rouge sur tout l’espace diégétique (dès 13min40), puis une mutation de l’espace avec le conflit du corps qui se déploie (sur le rouge des grillages, des portes, des enseignes de magasins…). Désormais des travellings analogues suivent un univoque mouvement des corps. Ces mouvements de caméras forment un élan vital, de survie, d’entremêlement et de confusion des deux personnages derrière l’abstraction de la fuite. Les deux corps ne sont plus distincts et deviennent un seul mouvement. Ils ne sont plus deux visages comme en ouverture de film, leur visage est masqué par la lutte de l’affect qui contamine la diégèse. En tentant de se laver dans les toilettes d’un fast-food, de se défaire de cette ressemblance, comme un refus de se voir dans leur ipséité, ils finiront par se séparer.


C’est le troisième temps de division inéluctable. Les mêmes travellings qui les unissaient dans le mouvement de la course vont également figurer un mouvement de séparation. La fuite finale dans le centre commercial, avec l’arrestation de Nick, est le moment de rupture de l’unicité du mouvement unificateur. Ce qui était un seul élan communiant, la fuite de deux frères pris dans une confusion du corps et de l’affect, devient le mouvement d’un homme solitaire qui s’oublie dans une quête de son double. Ainsi c’est d’abord Nick effrayé qui fuit, et Connie qui tente de le rattraper. Puis Connie devance Nick, et l’oublie dans sa course, sans se retourner pour le voir se faire arrêter. Le travelling final de Connie fuyant les autorités est un mouvement affranchi, ou bien en manque, de tout objet, de toute finalité. C’est un mouvement pris dans sa vanité libératrice. Une course sans quête nommée, c’est ce que devient le reste du film. Connie a déjà oublié son frère.

La passion
La passion est une implication aveuglante, faisant du mouvement (l’incomplétude) un acte dépossédé de tout principe d’actualisation. Dans la scène vue précédemment la passion l’emporte sur l’action, l’émotion aveugle la raison. L’agir pour l’autre se transforme dans l’individualisme de la survie. Ce sprint final n’est pas le simple mouvement du corps fuyant les autorités répressives, c’est la fuite de l’ami comme soutien moral et présence physique. Connie se retrouve seul et cette solitude est appuyée par le travelling. Plus jamais il ne sera avec son frère.
Ce mouvement de la course solitaire dans la rue se déploie sur tout le reste du film. Le film est un seul mouvement fluctuant, étiré, incomplet et finalement inachevé de par l’arrestation de Connie au lever du jour. Le tout est baigné d’une sensibilité et d’un pathos aveuglant la visée de l’objet. Le monde est contaminé par cette plongée dans l’unicité de la course. Connie seul, n’a plus de juste relégation du bien visé. Il en oublie de sauver son frère et seule son arrestation lui rappelle l’objet de sa quête. Le spectateur, comme Connie, oublie peu à peu le but de la virée nocturne, du fait de la surenchère actantielle (juxtaposition de légers conflits narratifs). Les actes perdent lentement de leur sens, avant une résurgence soudaine dans la scène d’arrestation. Le film parle donc des limites de l’action orientée vers le bien de l’autre : Nick, le frère de Connie. Le braquage était destiné à sauver Nick des institutions. Durant le braquage, Connie a abandonné son frère, donc il l’a condamné, et a lui-même oublié le bien final de ses actes.




C’est alors que le travelling filmant la fuite de Connie en ouverture du film se retrouve au moment de sa propre arrestation en fin de film (cf. 1h32min53s). Connie est stoppé par les policiers et, dans la voiture de police, il regarde un autre individu inconnu fuir seul, filmé en panoramique latéral depuis la vitre arrière. Ces deux fuites se répondent. C’est une fois dans une posture passive de spectateur que Connie peut se voir lui-même, mais dans une figure extérieure à lui. L’altérité est le point de repère dont il avait besoin. L’ouverture du film est une même trajectoire dans deux corps fuyant ensemble les autorités (deux frères) qui se retrouvent séparés, amenant à la continuation solitaire de la fuite. Et dans ce panoramique lors de son arrestation, Connie a la perception de son image passée. Il y a une concordance entre son action (et son incomplétude), et sa propre perception passive, amenant à l’arrêt du mouvement. De la même manière qu’il demandait à son frère d’ouvrir les yeux pour se voir lui-même en l’autre qu’est son frère (ce dès la séquence d’ouverture où il vient chercher son frère à l’hôpital en lui affirmant « tu es mon seul ami »), Connie se voit enfin lui-même dans son impuissance.
Le mouvement du film s’arrête sur cet échec, Connie finit en prison et Nick en centre de réinsertion. Cet élan porte cette perspective morale d’une action partagée qui se consume dans l’errance d’un corps aveuglé par une synesthésie contagieuse, faisant perdre l’unité initiale porteuse d’une possible complétude des corps. Cette complétude des corps est le bien visé mais échoué. Toutefois, en-deçà de cet échec social et narratif, relevons la visée morale de cette synesthésie, de ce surplus émotif parcourant l’ouverture du film, déplaçant les enjeux narratologiques classiques d’un film de braquage vers l’apprentissage des individus au monde par la primauté du pathos et de l’énergie.


Des visages
Si le flux et l’informe sont au cœur des enjeux figuratifs des frères Safdie, c’est afin d’être contrebalancés par ces moments intenses de figuratif, celui de visages qui se regardent et de regards qui touchent. L’un de ces instants les plus marquants est au début du film après que Connie soit venu chercher son frère dans le bureau du médecin, les deux visages se touchent, la caméra unit les deux individus dans cette intense expérience du regard partagé. Les deux frères à cet unique instant ne font qu’un : la primordialité de leur amitié est contenue dans ce puissant échange de regard qui ne se retrouve dans aucune relation de tout le film.

En comparaison à cette modalité de fusion des visages, il y a les visages qui eux sont scindés, opposés, inégaux dans leur rapport de force. C’est le cas dans l’instant préliminaire de la diégèse : Nick, le frère handicapé de Connie est face à un psychiatre qui lui pose une série de questions dans un langage pesé et accueillant ; une tempérance et une mesure créant une immédiate froideur également conditionnée par l’espace cloisonné et aseptisé de cette salle de consultation. Le médecin pose un regard persistant, il ne baisse jamais les yeux, tandis que Nick refuse l’échange. Il regarde ses pieds, le vide qui peut le secourir du poids de l’échange de regard forcé. Le découpage scinde les deux individus, dans un brutal champ/contre-champ. Il y a incommunicabilité. D’autant plus que l’échange tourne autour de la communication : il s’agit pour Nick de trouver le juste mot, la bonne expression correspondant à l’image que le médecin lui affiche. Cette confrontation des deux visages, filmée dans une très longue focale étouffante, et une lumière terne (une froideur agressive), est l’opposé absolu de la fusion des visages des amants Ilya et Harley de Mad Love in New-York. En comparaison, cette autre ouverture peut ainsi être définie comme le temps d’une pure exposition. « L’exposition est le lieu du politique » nous dit Giorgio Agamben (Moyens sans fins). L’homme, contrairement à l’animal, cherche à s’approprier son image, son apparence. Le fait de l’offrir à l’autre d’une telle manière, pleinement et sans gêne, désigne la digne responsabilité de reconnaissance dans la justesse et la bienveillance de l’autre regard.


La parole, le mot
La parole a un rôle essentiel pour structurer tous les enjeux esthétiques et moraux traversant le film. Tout d’abord, impossible d’évoquer le cinéma des frères Safdie sans se souvenir de ces multiples manières de parler, avec tout cet argot, ces accents, ces cris, ces chuchotements, ces insultes et ces mots d’amour. Le premier mot est le nom que l’on attribue à l’autre, à commencer par le prénom, comme les deux amants de Mad Love in New-York qui se nomment dans un échange de colère en début de film après avoir exprimé leur amour dans le silence.
La parole dans ce film est diffuse, souvent incohérente, contradictoire et emmêlée. C’est le cas dans une scène de dispute absurde sur la quantité de dose de drogue à prendre (42min à 46min). C’est une longue scène de dispute entre Harley et Mike, son amant et dealer, dans cet appartement où va surgir deux autres individus prenant part au débat. Harley insiste pour avoir ses deux doses dans l’instant plutôt que de les avoir le lendemain. L’intérêt n’est alors absolument pas dans ce qui se dit, mais dans la manière dont c’est dit. Il y a un puissant mélange de comique et de tragique, un brouillage de tonalité correspond au brouillage spatio-temporel dans lequel nous sommes immergés. L’invraisemblance des mots et des discussions, la fusion des tonalités, l’arrivée d’une colère qui aurait dû s’exprimer plus tôt dans le film expose une grandeur du dérisoire.
Le dérisoire c’est la sensation pour le personnage, comme pour le spectateur, que l’instant n’a aucune valeur car il ne vaut que pour lui-même. Et pourtant l’instant s’étend. Cette séquence s’étire de façon inattendue. Il y a une jubilation intense du moment dans son caractère accidentel. Ce moment, comme tant d’autres, est fugitif. Ce filmage des contrastes, de la confusion, de l’indiscernabilité du ton permet lentement de faire perdre les comportements de référence. Notre attention se porte sur ces temps de parole, qu’ils soient dans la norme ou l’excès, permettant de prendre en considération une pluralité de manière d’être et rendant compte d’une exposition de sentiments et d’états.
Ce premier apport sur l’importance du langage et du laisser-aller des situations nous amène à interroger une importance du choix des mots et un sens sous-jacent dans des scènes de dialogue. Si le langage est affranchi dans leurs films, car ce sont toujours des personnages libérés de toutes contraintes y compris (et avant tout) langagière, un mot non-anodin surgit dans ce flux de parole, une occurrence souvent significative : « l’ami ». Revenons à notre objet-film, Good Time, leur film le plus significatif dans cette importance du langage du fait de la présence d’un psychiatre venant s’opposer à la fois au mutisme de Nick et au flux de parole incessant de Connie. Si la fin de ce film est autant révélatrice de la force unissant les deux frères-amis, avec la brutale révélation de la scission des corps des deux frères, l’un en prison et l’autre en centre de rééducation, c’est surtout grâce à la construction de son ouverture qui s’appuie à la fois sur la mise en scène précise des corps et celle du langage. Le double principe de fusion et de scission (étudié lors de notre analyse de la scène du braquage dans « Du pur mouvement ») n’a de réelle portée que par l’usage corrélé avec la parole, et notamment l’usage du mot « ami ». Se dire l’ami de quelqu’un, c’est aussi affirmer tout ce que l’on n’est pas et, pour Connie, il s’agit de s’opposer à la société qui le rejette.

Ainsi le film s’ouvre sur un dialogue, filmé dans un champ/contre-champ resserré en très longue focale, entre Nick et un docteur qui lui fait faire des tests. Aucun plan n’unit les deux corps, de même les regards ne se croisent pas. Nick refuse le regard de l’autre et refuse sa parole qu’il ne comprend pas. La mise en scène insiste sur le mur invisible qui sépare les deux individus. Le docteur est dans une forme de théâtralité. Il pose ses mots comme il calme ses gestes. Il atténue la virulence de ses propos, de même qu’il insiste sur l’accueil fraternel de son corps. Tandis que Nick est dans un rapport sincère et non-altéré de sa manière d’être, en témoigne sa larme qui finit par couler, comme un jaillissement incontrôlé de son inconfort et de sa détresse, appuyé par l’aspect exiguë et étouffant de la pièce.
Toute la scène repose sur la question de la compréhension, avec un exercice « d’interprétation de phrases ». Le docteur l’interroge sur la signification d’expressions : il teste sa capacité à trouver l’objectivité du langage. Le médecin se place dans une posture d’autorité, une autorité qui est d’abord celle du langage. Il est le maître et Nick l’ignorant, a contrario d’un modèle démocratique de l’échange de la parole tel que décrit par Jacques Rancière. Pour le médecin, le langage, même métaphorique, reste prédicatif et rationnel. Le médecin insiste sur le fait qu’il s’agisse d’un langage du quotidien. L’incompréhension de Nick amène implicitement au docteur à délier Nick du reste du monde commun, car il ne partage pas le même langage objectivé et rationnalisé que les autres.
Face à cela le langage de l’ami intervient, un langage passionné et déraisonné. Connie surgit soudainement dans la pièce sans frapper et emporte son frère avec lui. Une longue traversée du couloir unit progressivement les deux corps. Ils sont d’abord tous les deux divisés par deux plans symétriques. Puis les mouvements de caméra viennent unir les deux frères, les séparant du reste du monde par la très longue focale. Connie affirme : « C’est juste toi et moi. Je suis ton ami. Je t’aime. » Ces paroles se superposent à un enlacement unissant les corps dans une seule masse abstraite, avec l’arrivée de longues notes au synthétiseur. Le corps ressenti s’oppose à la froideur et à la rationalité de l’institution figurées dans le langage et la personne du médecin. Par ailleurs Connie s’approprie son frère, il en fait son unique ami, afin de corréler leurs deux identités autour d’un même mouvement partagé d’errance dans un monde hostile. La parole de l’âme s’unit à la parole du corps. Le titre du film apparait après cette scène introductive. Dès lors, toutes les actions entamées et poursuivies par Connie auront une portée morale et ne seront pas vaines, alors même que cette introduction présente davantage son frère, Nick. Mais la parole « je suis ton ami », indique une projection de ses actes dans la personne de son frère. Nick ne peut plus se défaire de cette transcendance : il est l’ami de son frère Connie, pour qui agir signifie partager un mouvement de l’âme et du corps.

A la fin du film, les deux frères ne se retrouvent pas. Mais il y a deux nouvelles occurrences de la désignation « ami ». Tout d’abord le docteur retrouve Nick et le présente au groupe de réinsertion pour personnes handicapées comme étant « son ami Nick ». Mais il y a une passivité du corps de Nick qui n’interagit pas avec le milieu social dans lequel on impose son immersion. Toutefois, à la toute fin du film, durant l’exercice « Cross the room if » (« Traverse la pièce si »), Nick décide de traverser la pièce à l’affirmation « si tu as un ami ». Ce déplacement du corps répond à l’enlacement de l’ouverture du film. Nick ne subit plus la transcendance imposée par son frère, de même qu’aucune interaction corporelle ne lui est forcée. Ce n’est pas son frère Connie qui le prend dans ses bras pour lui dire « tu es mon ami », mais c’est Nick seul qui décide de se mouvoir pour affirmer que Connie est son ami, et que son mouvement se fait pour lui-même. Dans la dernière minute du film, durant le défilement des ultimes noms du générique, il y a ainsi une inversion des rapports de force entre les deux frères.


Good Time ne raconte définitivement pas la simple course de Connie à la recherche de son frère. C’est un film sur un amour partagé, mutuellement désigné et affirmé, et non une amitié à sens unique rendant vaniteuse et narcissique la traversée de Connie. La portée morale de sa virée nocturne n’est réelle que lors de cette ultime traversée de la pièce par Nick, qui corrèle en un court instant mouvement du corps et mouvement de l’âme dans la puissante parole silencieuse « J’ai un ami ».
Face au corps ressenti, la parole joue un rôle essentiel dans l’instauration des amitiés et leurs parcours dans l’œuvre des frères Safdie. La parole répond au geste, le complète, le contredit. La parole défigure l’ami, lorsque le mouvement le constitue. Elle l’anoblie, lorsque le corps le détériore. Nommer son ami, lui donner concrètement le nom d’ami, c’est le faire exister. La parole témoigne de la pensée de l’amitié. C’est la preuve du langage, donc d’une raison humaine en mouvement. La parole c’est aussi l’excès, l’émergence d’un flux de mots contradictoires conditionnant un certain rapport expérimenté à autrui. Le mot « ami » porte un poids moral considérable. Ses occurrences dans les films des Safdie sont minces, mais toujours signifiantes.
Les nouveaux corps : mutation et aliénation
Une courte scène de Good Time expose parfaitement le phénomène de la société du spectacle décrit par Guy Debord, ainsi que l’emprise du Capital sur nos rapports aliénés entre individus. Connie est chez une inconnue, Crystal, chez qui il s’est réfugié avec celui qu’il croit être son frère. Il regarde la télévision dans l’obscurité d’un salon qu’il se fait sien. C’est le seul temps de pause de tout le film, la seule séquence où le flux continu est rompu. Lorsque l’individu est seul, coupé du monde, il se place devant la télévision et contemple une image construite de la société, puis il s’identifie à l’image et il se retrouve dans ce construit publicitaire de l’humanité. Ici, Connie regarde une téléréalité bien connue aux Etats-Unis, Cops, qui suit le quotidien de policiers dans des enquêtes invraisemblables. Connie assiste alors à l’arrestation mouvementée d’une femme qui insulte la police. On pourrait rire de ce parallèle avec la situation de Connie, du comique de la scène filmée, mais dans cet écran on devine aussi un devenir de Connie, lui-même prisonnier d’une image construite.


Il semble que la société est habitée par des nouveaux corps qui se confondent avec le construit animé et généralisé de l’image (cf. notre analyse du film Un jour dans le vie de Billy Lynn d’Ang Lee). L’identité disparait derrière la réification du corps et des représentations. Même les classes sociales semblent avoir disparues, ou du moins sont éradiquées des représentations. L’individu parait dénué de pathos, il n’est qu’impropriété. Or si cette impropriété correspond à une généralisation des modes de vie, il y a aussi ceux qui subissent l’écart avec leurs désirs enfouis. Les sans classes qui n’appartiennent pas à la petite bourgeoisie généralisée, ceux que l’on ne regarde pas, habitent les films des Safdie et se retrouvent entre eux dans leur imperfection.

(Sans) frontières
Une des dernières particularités que nous pouvons désormais relever de la mise en scène des Safdie, permettant miraculeusement de condenser toute notre analyse et d’achever en beauté ce long article, est cette façon qui leur est propre de concevoir leur générique. Le générique de début se situe toujours après un premier long moment d’instauration de la diégèse, de présentation des personnages et de leurs désirs, et le générique de fin intervient avant la clôture narrative. Si on peut le voir comme un simple effet de style permettant la pénétration dans le rythme du film, comme cette façon dans Good Time d’étaler le générique sur quasiment 25 minutes, il s’agit surtout pour eux de démontrer la possibilité d’étendre le devenir des personnages en dehors des limites bornées et conventionnelles du format filmique. Aucun de leurs films n’échappe à cela, de telle sorte que leurs plus belles séquences sont souvent celles du générique de fin, comme la traversée de la pièce par Nick déclarant silencieusement son amour pour son frère sur le magnifique morceau lancinant d’Oneothrix Point Never, avec la voix grave et pénétrante d’Iggy Pop qui résonne à jamais dans nos esprits.
Love, make me clean
Love, touch me, cure me
The pure always act from love
The damned always act from love
The Pure and the Damned, 2017, Oneothrix Point Never et Iggy Pop
Crédit : Good Time, Ad Vitam 2017