Hommage aux cinéastes Tobe Hooper, George A. Romero et Wes Craven
Trois monstres immortels
Que serait le film d’horreur sans ces trois cinéastes apparus lors du Nouvel Hollywood ? Avec le survivant John Carpenter (Halloween en 1978, The Thing en 1982, Invasion Los Angeles en 1988), ils sont sans aucun doute les quatre plus grands cinéastes américains du film de genre. Ils ont su réactualiser le film d’épouvante, le subvertir, le politiser…
Le canadien Romero s’est popularisé avec sa saga de films de zombies, série de satires du libéralisme, de l’armement, et du consumérisme américain. Resteront indémodables La nuit des morts-vivants (1968), grande critique de la guerre du Vietnam et des conflits raciaux, et Zombie (1978), dénonciation de la société de consommation et de l’idéologie néolibérale. Tobe Hooper a quant à lui réalisé le psychédélique, traumatisant, et désormais extrêmement culte Massacre à la tronçonneuse (1974), dont la censure lui a empêché d’avoir une carrière prolifique. Mais sa condamnation n’aura pas su effacer ses travellings éternels, confondant à jamais les hurlements de femme et de machine dans un même tumulte infernal. Hooper est également revenu en force avec son Poltergeist (1982), fable spielbergienne sur la classe moyenne américaine bouleversée par une horreur hallucinatoire. L’hypnose de son écran de TV n’a rien à envier à Hideo Nakata (Ring, 1998).

Enfin Wes Craven est l’un des dignes héritiers du suspens hitchcockien. D’abord incendiaire (La dernière maison sur la gauche, 1972), crasseuse (La colline a des yeux, 1977), fantasmagorique (Les griffes de la nuit, 1984), jusqu’au démesuré pastichage pulsionnel (Scream, 1996), la mise en scène de Craven s’est maintenue dans cette cohérence des grands cinéastes : elle nous provoque sans immoralité, et nous désoriente viscéralement. Les cris chez Craven résonnent aussi puissamment que ceux de Psychose (1960), les regards assassinent comme chez Brian De Palma, et ses fantasmes d’artiste inconvenant et audacieux, sont les cauchemars propagés à notre imaginaire contemporain.

Malgré ces forts succès critiques et publics, la plupart des œuvres de ces cinéastes sont quelque peu oubliées, voire totalement enterrées. Or certaines méritent que l’on revienne dessus, car dans ces films plus mineurs on trouve une vraie identité, et la réelle marque de ces auteurs si singuliers. Pour rendre hommage à ces génies, tous trois disparus dans la décennie venant de se clore, revenons un bref instant sur 6 films qui enchanteront vos prochains ciné-clubs : Massacre dans le train fantôme (1981) et Le crocodile de la mort (1977) de Tobe Hooper, Martin (1978) et Le jour des morts-vivants (1986) de George A. Romero, et L’emprise des ténèbres (1988) et Shocker (1989) de Wes Craven.
Tobe Hooper (1943-2017)
Attraction et artifice : Massacres dans le train fantôme, 1981
Le projet du film a été imposé par les producteurs afin de faire un slasher, sous-genre du film d’horreur qui avait une popularité naissante. Or l’intelligence de Tobe Hooper est d’avoir détourné les attentes et les mécanismes de ce sous-genre déjà très conventionnel. Plus de la moitié du film ne repose que sur une simple déambulation dans un parc d’attraction. Ainsi, le spectateur du film est confronté aux mécanismes et aux artifices du lieu qui excite et motive le parcours des protagonistes. Dans un second temps, les mêmes procédés sont réemployés et détournés afin de servir la narration et amener l’horreur à proprement dite. Hooper ne cesse donc de jouer sur le parallèle qui existe entre l’art forain et l’art cinématographique, la magie et les effets spéciaux.

Comme à son habitude, l’esthétique s’extravertie derrière un baroque fantaisiste. Il y a une utilisation permanente de références cultes qui éveillent tout un imaginaire réactualisé, pour mieux le dénaturer. Ainsi le film s’ouvre par un long plan subjectif dans le regard d’un tueur à la manière du Halloween (1978) de John Carpenter. S’ensuit une scène de meurtre sous une douche avec exactement le même découpage que le film Psychose (1960) d’Alfred Hitchcock. Les références renaissent dans une facticité exacerbée. Le geste cinématographique est trucage et tromperie. Ainsi la scène introductive s’achève par un gros plan sur le couteau qui se plie au contact de la peau, alors même que chez Hitchcock, aucun plan ne montrait le couteau planté dans la chair.
L’usage de la figure du monstre de Frankenstein prolonge ce jeu de dévoilement du mystère cinéma. Le masque de ce monstre permet de cacher un autre monstre qu’est le serial killer du film de Hooper. Masques et décors sont les outils du cinéma de Hooper. Tout fonctionne selon un jeu de dupe, chaque objet est l’apparence détournée d’une réalité plus artificielle que le faux-semblant. C’est un cinéma d’emprunt, de revêtement et d’illusions éphémères prêtes à se disloquer. La bête prend vie et meurt par une forte décharge d’électricité, comme s’il fallait invoquer des forces du passé pour faire renaître ce qui a nourri l’imaginaire des premiers cinéastes du film de genre, avant une dernière révérence ensanglantée.

Un espace, une nuit, un film. Un lieu labyrinthique et confus. La mise en scène de Hooper est à l’image de ce lieu, le parc d’attraction. C’est un cinéma que l’on visite sans regarder derrière soi, et, pris dans les rouages du cycle attractif sans fin, tournoyant au rythme du manège, la maison hantée s’écroule sur nous avec le poids de nos désirs secrets.
Folie meurtrière : Le crocodile de la mort, 1977
Ce film repose sur le succès des films d’animaux tueurs lancés notamment avec Les dents de la mer (1975) de Steven Spielberg. Mais encore une fois Hooper détourne les contraintes des producteurs. Ça n’est pas la créature qui l’intéresse, ce sur quoi il se centre c’est la folie humaine. Il poursuit son travail effectué dans Massacre à la tronçonneuse (1974). Le vrai monstre dans ce film est le gérant du motel, lieu dans lequel tout le film se passe. Cet homme, figuration de la folie, a un passé troublant et mystérieux qui semble être perturbé par les conflits militaires de la guerre du Vietnam. C’est un film très gore et inconfortable, dont la stagnation spatiale et narrative nous engouffre, tel le marais vaseux dans lequel les victimes hurlent en vain.

Comme à son habitude, Hooper choisit le psychédélique. Couleurs électriques et scènes tournées en monochrome, tout un éclairage excessif à la manière des giallo de Mario Bava ou Dario Argento. Cet onirisme permanent, ou plutôt ce cauchemar diffus, rendant la nuit perpétuelle et omnipotente, dissout le réel. Le jour ne viendra plus, et l’usage du son distordu accentue cette perte de repère meurtrière. Ce son est déconstruit, et le peu de musique (généralement country) est assourdie et doublée par des bruitages inaudibles et éreintants. Cette stylisation particulière ne cesse d’appuyer l’artificialité du décor et des effets spéciaux. Il y a une dimension fortement théâtrale, avec l’unicité du lieu, l’emploi de monologues, la facticité exposée des décors, et un jeu exagéré et presque faux des acteurs.
Ce film est un choc esthétique, à l’humour noir ravageur. Il expose un perpétuel tiraillement des corps (avec une ouverture sur une scène de viol) et une folie meurtrière des personnages (des gestes et de la forme burlesques du tueur, aux cris stridents incessants des femmes meurtries).
George A. Romero (1940-2017)
Etre intérieur et monstre révélé : Martin, 1978
Après avoir créé la figure contemporaine (désormais pop et usée) du zombie (sans pour autant oublier les précurseurs, notamment le Vaudou de Jacques Toruneur en 1943), Romero est revenu avec Martin sur le monstre sacré du cinéma, déjà rempli de codes qu’il ne va faire que détourner, contrarier, contredire : le vampire. Dans ce chef d’œuvre, Romero se réapproprie tous les usages de cette vieille culture fantastique, et tourne en dérision les croyances populaires du mythe fantasmagorique du vampire. Plus qu’un film d’horreur, Martin est un drame sur une jeunesse tourmentée, dont les codes du genre servent à condenser la folie auto-mutilatrice.

Comme toujours, Romero fait l’usage du film fantastique afin de mieux faire le reflet critique de notre propre société moderne. Ici il y a d’abord une forte critique de la religion et de ses artifices. En effet, le catholicisme est mis sur le même plan que les croyances mystiques, la prière semble l’égal du rite païen. L’autre propos est la dénonciation des travers de la classe moyenne américaine et notamment de la force destructrice exercée dans les structures familiales. Martin est un jeune homme exclu et solitaire, défait de toutes normes sociales. Le film est le chemin d’une rédemption, l’histoire d’un pardon impossible, et du poids de la société sur le construit de l’individu.
Toute cette fable politique se fait par une affirmation des codes du genre, avant leur détournement. Cela se fait dès l’ouverture fracassante, sans doute l’une des plus belles scènes du cinéaste. Tout se déroule dans un train lancé à pleine vitesse dans lequel Martin va minutieusement planifier le meurtre sanguinaire d’une femme. La scène est très découpée, faite d’une succession de gros plans d’une précision folle. La séquence se livre d’abord comme une séduction vampirique auprès d’une jeune victime se faisant sucer le sang. La scène est ainsi baignée d’un onirisme particulier, par l’usage d’un fort érotisme, insistant sur le topos de l’hypnose vampirique. Or il y a une reprise inversée, exposant l’artificielle banalité du jeune homme. Le vampire n’use pas de ses charmes mais d’un produit chimique.

La problématique de Romero est alors déjà posée : Martin est-il un véritable vampire ou un jeune homme psychotique corrompu par les travers de l’âme et du désespoir ? Tout le long du film, le cinéaste laisse une interprétation ouverte, maintenant le doute sur l’identité de Martin. Le film repose sur cette tension entre ce qu’il est extérieurement, un monstre rejeté, et intérieurement, un homme inadapté, incompris et monstrueux. Le Monstre, c’est-à-dire celui que l’on Montre, celui qui est étranger au groupe.
Dégradation humaine : Le jour des morts-vivants, 1986
Jusqu’à présent le zombie était ce monstre qui sortait de la terre et envahissait le monde des vivants qui devaient leur échapper. L’intelligence de ce film est de maintenir une tension entre les morts qui sont à la surface et les vivants qui se sont camouflés dans le sol. Ainsi les morts-vivants cherchent à retourner dans la terre afin de tuer ceux qui ont fui leur monde dépéri. C’est donc un film en huis-clos, dans ces grands sous-terrains, avec une quasi-absence des monstres maintenus à l’extérieur. C’est sur ce retournement du mécanisme, mis en place dans ses deux premiers films de la saga, que Romero va développer de nouvelles critiques sur l’Amérique, en plein cœur des années Reagan. C’est un film de survie, mais non pas contre les zombies. Il s’agit d’une solitude de l’homme face à la dictature de l’impérialisme et de l’armée américaine.

Avec ce film, Romero questionne ce qui fait la civilisation, et comment l’homme de raison (l’homme de langage, l’homme de science, l’homme de loi, ou l’homme armé…) peut en venir à se corrompre, se détruire. Ici l’individu n’est plus un être altruiste. Il sert uniquement de chair à canon, il est chosifié. L’autre n’est plus un ami, il est la véritable cause d’une peur permanente. L’armement, l’autodestruction massive, la sur-rationalisation de la société… sont les divers maux causant les plaies incurables de nos communautés non plus en devenir, mais en extinction.
La force de ce cinéaste est d’avoir actualisé à chaque nouveau film le monstre qu’il a créé pour les écrans. Encore une fois il use du gore, de scènes d’actions percutantes, et fait preuve de trouvailles stupéfiantes pour un film jubilatoire, terrifiant et troublant. Chaque scène, voire chaque mort laissent une image indélébile dans nos mémoires de spectateurs confrontés à nos propres phobies et traumas du réel. La moindre posture, geste ou cri deviennent des motifs figeant à jamais les torts de nos civilisations libérales. Après ce film Romero nous livrera encore trois autres films pour conclure sa longue saga satirique avec laquelle il achèvera sa filmographie, qui mérite d’être vue et remise en valeur dans son intégralité.

Wes Craven (1939-2015)
Zombification : L’emprise des ténèbres, 1988
Wes Craven a l’art d’inscrire ses inspirations abracadabrantes et déréglées dans des cadres réalistes, ou mettant en exergue des contextes spécifiques. On se souvient de son goût pour la violente critique de la guerre du Vietnam, son avis sur les conséquences des expérimentations du nucléaire, voire de sa vision cauchemardesque des conséquences du capitalisme (Freddy, ou que serait une existence privée de sommeil ?). Rien de mieux pour lui, pour s’approprier le mythe du Zombie, que de partir des faits réels survenus à Haïti, et adaptant les travaux scientifiques de Wade Davis The serpent and the Rainbow. Pour Craven, le zombie est celui du vaudou, de l’esclavagisme par la drogue, dans un contexte politique houleux, et une géographie hostile. Ce sont des forêts anthropomorphiques dont les délirantes mutations sont les échos d’une révolution naissante.

L’étrangeté de ce film est la mise à égalité entre une approche quasiment documentaire, voire anthropologique, et une forme d’hypnose progressive, confondant la pédagogie de l’exploration et les dérives hallucinatoires. C’est ce qui en fait un des films les plus violents du cinéaste, et sans doute son plus dérangeant. Nous oscillons constamment entre une fascination, et un malaise profond. Le film alterne entre grandes scènes d’horreur, mêlant animosité, monstruosité et tout un féroce imaginaire sauvage et sans limite, face à un excessif rationalisme prolongeant une enquête sans fond. Le folklore mêlé à la science est le cadre idéal pour Craven qui fait se confondre les espaces et les temporalités. Haïti devient un long rêve éternel, comme le gouffre mystique d’une terreur sans nom, la source de visions qui s’étendent jusqu’à nos contextes les plus intimes. Ainsi le soulèvement final universalise une colère innommable, après l’exploration des capacités demeurées cachées de la pensée, matérialisée par l’hypnose.

Dans ce film, la peur est palpable. Le rêve est sensible. La science est le socle d’un onirisme dévastateur. Wes Craven a trouvé ici son surnaturel le plus éclaté et débridé, sans jamais sombré dans la gratuité formelle. Il joue sur les limites du rêve et du savoir, sans qu’aucun ne soit la limite de l’autre.
Electrique médiatisation : Shocker, 1989
Les névroses de Wes Craven deviennent les monstres de ses films. Après Freddy, Shocker en est l’autre preuve. Désormais, la télévision et les médias, ces dangers à la fois omniprésents et dématérialisés, sont les tueurs sanguinaires de ce bijou trop méconnu de Craven. Derrière son apparence de téléfilm nanardesque, Schocker électrise le regard, brouillant les espaces et les corps, dans un montage éclectique et des trouvailles dignes du cinéma expérimental.

C’est l’époque de la démultiplication des images et des écrans, et de son étalement dans nos rythmes de vie. Le réel est devenu surface. La violence s’irréalise en fiction médiatisée. Les nations comme les individus se virtualisent dans des modalités de consommation : consommons l’information, comme nous consommons la nourriture, les drogues, et les corps. Pour Craven, le citoyen est un addict du savoir factice, un accro du JT. Délié du sensible, la mort perd son aspect rebutant. Elle est banalisée, et n’a d’effectivité que dans la télévision.
C’est pourquoi le tueur de ce film n’est autre qu’un ancien tueur en série devenu électricité. Il ne prend forme que dans les écrans, il se déplace entre nos appareils, vogue d’habitation en habitation. Nos « chez nous » en apparence si déliés, si individualisés, sont tous les maillons d’une chaîne abondante, où la mort peut frapper sans gêne et sans conséquence. L’image vient épurer la dureté du réel. Le comique est alors très présent dans le film. Ce qui devrait faire peur ou dégoûter, est masqué par un burlesque inhabituel. Le tueur du film se meut tel un personnage animé d’un cartoon. Car c’est la même violence absurde qui opère.

Wes Craven, avec ce film, avoue la condition fictive du cinéma. L’image est venue impacter sur notre rapport au réel. Il ne reste que les bribes morcelées et desséchées d’une réalité horrifique. Le slasher, genre auquel le film emprunte les codes, se teinte de tout un appareillage hybride, interrompant incessamment le confort du regard. On est dans la comédie, le teen-movie, le ghost-story, l’épouvante… Notre vision passive de spectateur satisfait est désamorcée. On est rebuté par tant de fractures narratives et esthétiques, et on se perd entre les images dans un montage inconvenu. La vraie violence du film est celle faite par les images qui s’entrechoquent et forment un patchwork visuel au cynisme incisif.
Photo de Couverture : Les griffes de la nuit, Warner Bros France