High Life : Premier Toucher

Critique de High Life (7 novembre 2018) de Claire Denis

Ce sont d’abord des pleurs. Les cris d’un enfant retentissent dans l’infini de l’espace, assourdissant Monte, le père flottant contre la mécanique usée du vaisseau-mère. Claire Denis ouvre son film sur la douleur, sur le corps peut-être déjà mort d’un Robert Pattinson stagnant dans le vide, face à l’invraisemblable trop-plein de vie d’un nourrisson, prisonnier du cocon artificiel d’une navette spatiale. Dès cette ouverture nous basculons dans un autre temps, celui de l’expérience de nos propres limites. Si la réalisatrice est héritière de la violence organique des premiers films de Cronenberg, dans lesquels la finalité de l’homme n’est que sa brutale autodestruction, elle réinvestit cette cruauté dans un rapport premier et tangible au réel. Elle se place a contrario de Cosmopolis, dans lequel l’ancien grand cinéaste de la détérioration physique use de la figure statique de Pattinson pour témoigner d’une déliquescence artificielle, et d’une existence préfabriquée, enclavant tout rapport intelligible au monde. La singularité de High Life est d’exploiter le même acteur, dans une condition mortifère, afin de faire ressurgir une sensibilité oubliée de notre fragile et insignifiante existence. Ce film révèle la difficile rencontre de l’esprit au monde découvert sans entrave pour la première fois, ou pour la dernière. C’est le parcours d’un environnement spécifique, un vaisseau rectangulaire archaïque et claustrophobique, se confondant au déploiement de sujets conscients et apathiques. Toute expérience dans ce film est prise dans sa beauté primaire, et dans sa plus grande cruauté. Les premiers pas d’un enfant sur un sol sans vie, la contemplation d’un univers déployé dénué de sens, le sexe sans jouissance, la terre glissant de nos doigts, le regard, le toucher… Par la concrétisation des gestes les plus primaires voire triviaux, par la rupture de la servitude physique établie, une profonde beauté du monde naturel est révélée.

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Ce retour au primitif interroge moralement la nature humaine. Racontant l’errance spatiale d’anciens prisonniers volontaires pour une mission-suicide, High Life métaphorise l’acceptation de notre vanité et de notre inévitable disparition, après une vie sans aucuns autres fondements que ceux que nous nous imposons nous-même. Sans connaître le passé de Monte, nous sommes confrontés à la rédemption d’un homme qui choisit de ne plus faire l’amour comme de ne plus être violent, sans aucune autorité pour le lui dicter. Le vaisseau est la reproduction d’un habitat artificiel dénué de hiérarchisation, avec aucun autre but que la destination vers l’inconnu. Dans cet éloignement absolu de notre monde, de ses lois, de ses construits sociaux et autres doctrines morales, le tabou devient choix personnel. Tout est alors égalisé au stade de l’apprentissage, même les actes les plus obscènes : le viol, le meurtre, l’inceste, …

Ainsi même le temps disparaît dans une dissolution du récit. Dans une scène toute l’équipe regarde leur rapide avancée dans l’espace, « à 99% de la vitesse de la lumière », constatant que les étoiles vont étonnamment vers l’avant. Il n’y a plus de repères, le temps peut s’arrêter de même que le vaisseau est perçu comme suspendu dans le vide. De fait, tout le rapport physique et philosophique au monde est ruine et devenir.

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Le toucher est notre sens le plus convoqué dans cette œuvre haptique révélant tout corps comme tout objet dans sa puissance charnelle. Une sensualité émane de la froideur des espaces et de la paralysie des choses. Tout est sexualisé, les individus remuant la terre comme on caresse la peau. La matière est dominante et transmissible : la terre, le lait, le sang, le sperme… Il y a une exposition et un entremêlement des flux, participant à la condensation des individus dans leur enveloppe corporelle. Ces flux, ce sont surtout les jeux de lumière créant le mouvement du film. Une lumière tantôt éclairant, tantôt éblouissant, avant de nous ramener à la froide pénombre du vaisseau mourant. L’organique et les diverses matières se heurtent à l’étrange mécanique des intérieurs.

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Il n’y a pas de stylisation de la science-fiction, avec un déploiement des techniques futuristes, justement pour ce retour élémentaire à la matière. C’est le traitement étrange des corps dans un appauvrissement des décors, faisant par exemple du sexe une pratique irréelle et rebutante. La terrifiante scène où Dibs (Juliette Binoche) se masturbe violemment dans l’énigmatique Fuck Room manifeste la mécanique corporelle, se confondant à l’univers inhumain et incontrôlé nous engloutissant. Cet intérêt de la matière se concorde à un travail sur la plastique même du film, alternant entre la lumière grisâtre du vaisseau confondant corps et métal, et des moments de surexposition meurtrière représentant l’univers en un magnifique danger. De même, les quelques scènes sur Terre en pellicule 16mm témoignent d’une fragilité des espaces oubliés, de la mémoire se dissolvant dans les tableaux numériques du vaisseau-tombe.

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Le film se construit dans sa logique globale entre un monde carcéral clos et restreint, et une ouverture vers l’infini impalpable. Les personnages sont dans une double posture de liberté absolue et d’emprisonnement mortifère. En effet, rien d’autre ne nous est raconté que la découverte d’un inconnu toujours plus grand, toujours plus beau ; tandis que l’homme succombe, à la fois replié sur lui-même, et dans cette immensité nous dépassant éternellement. Monte et sa fille devenue adolescente sont les deux derniers survivants de cette expédition privée de quête. Ils découvrent ensemble une navette lugubre remplie de chiens mourants. Monte se retrouve face à son reflet, tel un animal vieilli et oublié. Il n’a plus que son enfant. Mais plus qu’une fille, elle représente l’altérité, l’amour, la tentation, le réconfort d’une chaude présence face à cette haute existence, celle de l’univers qui continuera de briller dans son puissant éclat bien après leur mort.

Crédit photosHigh Life, Wild Bunch distribution (2018)

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