Critique du film Opéra (1987) de Dario Argento
Film restauré et inédit en France, disponible depuis le 28 juin 2018
En 1987, Argento réalisait son rêve, celui de transposer son cinéma dans le lieu avec lequel il s’accorde le mieux : un opéra. Sa vision du cinéma est celle d’un art total. Cette dimension opératique est condensée dans ce film oublié, pourtant l’un de ses plus personnels, et dont la sortie française aura été retardée de 30 ans. Argento, c’est la combinaison d’un contrôle absolu de l’espace, d’une forte musicalité du montage, et d’une destinée surplombant les personnages, plongés dans une tragédie fantasmatique, dont les incohérences scénaristiques se justifient par la démesure et la grandiloquence. Ce film est l’hommage fait par le cinéaste lui-même à son propre cinéma, tout en étant la mise en bière de ses films passés. Œuvre transitoire, on y retrouve tous les effets ayant permis ses succès, en même temps que l’accomplissement de ses désirs adolescents (comme faire correspondre le lyrisme de Verdi avec le métal de Steel Grave). Mais la fin des années 80 est l’annonce d’une mort, comme d’un renouveau. Il en est fini du temps des thèmes de Goblin et des atmosphères de Morricone. C’est la dernière fois que le giallo peut frapper, dans un dernier élan avant de succomber. Tout se joue en trois actes. La situation initiale est celle d’une œuvre à accomplir (l’opéra dans le film, et le film lui-même). Acte 2, l’héroïne impuissante est témoin des meurtres, comme une rétrospection de tout le gore dont Argento nous a tant de fois rendus spectateurs. Acte 3, l’opéra a enfin lieu mais ne peut être joué qu’une seule fois, avant un absurde épilogue servant de coup de tampon de l’auteur, annonçant la fin de son cinéma tant apprécié.
Opéra est un film plus froid que ses précédents films. Les thématiques de la sexualité et de la perte de l’innocence rentrent en résonance avec son actualité. La figure féminine est centrale, comme dans le reste de son cinéma, et dans les plus grands opéras. Mais ici elle est davantage malmenée, et la jeunesse du personnage permet d’instaurer un questionnement sur la filiation. Betty, soprano novice, est la nouvelle génération souhaitant se détacher de sa mère, également chanteuse et figure d’autorité. De même Argento souhaite se défaire du genre traditionnel qu’il a popularisé : le giallo. Ainsi tout le film se construit dans un jeu de dualité et d’attirance. Une relation macabre sadomasochiste s’instaure entre une héroïne et un tueur en série, un rapport à la fois de séduction et de rejet, de plaisir et de douleur. Cela métaphorise l’aspect transitoire du film dans la filmographie du cinéaste. Tout en convoquant un fantastique déjà archaïque et daté, le film annonce la modernité esthétique du film Le syndrome de Stendhal (1996), traitant de ce même dédoublement psychique de la victime et d’une séduction malsaine avec son agresseur. Et ici, comme dans les opéras, la jouissance est corrélée à la douleur, et la frigidité de l’héroïne est confrontée au punctum, le moment fatidique de l’abandon de la cantatrice-victime : le cri.
Le fantastique codifié de l’auteur permet de concilier toute son œuvre dans une grande cohérence. La nature si précieuse à Argento ouvre et clos le film. Opéra débute avec le cri d’un corbeau, et se termine avec l’aboiement de chiens. Sa filmographie est unifiée par l’omniprésence de l’animalité, symbole de l’animosité intérieure de l’homme, comme une nature pulsionnelle dirigeant nos actions. C’est ainsi que l’épilogue du film, dans ce paysage forestier et montagnard, convoque tout de suite l’univers de Phenomena (1985), avec cette même photographie de série Z et une tonalité comique. Le vol des oiseaux, dans la magistrale scène de découverte du tueur où la caméra adopte le point de vue des animaux, rappelle indéniablement la scène d’attaque des rats dans Inferno (1980), ou la course poursuite avec le chien dans Tenebre (1983). L’œuvre d’Argento est unie autour de cette volonté de révélation de la violence animale mais inexplicable de l’homme. Le fantastique souvent grotesque a toujours été la modalité de figuration de cette animosité, depuis la célèbre ouverture de Il était une fois dans l’ouest (1969) qu’il a scénarisée, dans laquelle un cowboy suant et poussiéreux se débat avec une mouche.
Ce retour sur toute l’esthétique de son univers peut permettre une réflexion sur l’entièreté de son oeuvre. C’est bien là son film qui interroge le plus le regard de ses spectateurs. L’héroïne est contrainte à regarder passivement des atrocités, tout comme le spectateur dont la jouissance provient de la contemplation des horreurs, sans intervenir sur les images. Le spectateur, comme Betty, est dans une posture de voyeur, dont le regard est à la fois douleur et source de plaisir. C’est pourquoi le film démultiplie les points de vue. Opéra, a contrario d’un film sur l’écoute comme le suggère le titre, est un film sur le regard. Ainsi presque la moitié du film se déroule dans un cadre subjectif ou semi-subjectif : celui de l’héroïne, comme celui du tueur, des victimes, des animaux, voire des objets. On pénètre dans le regard de l’altérité avant d’être confronté à son visage. Argento oriente d’emblée notre vision du monde avant d’informer la nature de cette focalisation. Et de cette rencontre des divers regards, la chorégraphie du temps et de l’espace peut se déployer. Le monde peut se déréaliser, les contrastes peuvent s’intensifier, l’œuvre totale et baroque d’Argento peut s’exhiber.
Opéra est le film dans lequel Argento est le plus présent. De nombreux plans correspondent au regard du cinéaste, traversant les décors artificiels de son film, dans une grande fluidité des travellings, dans une accentuation des décadrages, dans un dérèglement des couleurs. Et quel plaisir on éprouve devant la splendide scène de l’appartement kaléidoscopique, s’étirant sur 15 minutes, et s’achevant par une course-poursuite angoissante dans les conduits d’aération de l’immeuble. Chaque plan du film célèbre ainsi la vision du cinéma d’Argento, ce monde de folie et de génie.
Crédits : Les Films du Camélia