Critique de l’album Art of Doubt (2018) de Metric, et retour sur leur concert au Transbordeur du 13 novembre 2018
Metric est un groupe qui m’est cher depuis une petite dizaine d’années. Il faut dire qu’il reste tout de même peu d’artistes pour porter de manière crédible l’étendard d’un rock exigeant restant accessible et universel, qui ne soient pas actifs depuis l’âge d’or du genre. Dans ces circonstances, on pourrait penser que tout serait bon à prendre pour peu qu’il y ait un minimum de travail derrière. Le quatuor canadien, formé en 1998, a d’ailleurs eu ses inconsistances, et ce serait mentir que de parler d’un catalogue irréprochable. Ses deux premiers albums, Old World Underground, Where Are You Now? et Live It Out, sortis respectivement en 2003 et 2005, s’inscrivaient ainsi sans trop d’originalité dans le revival post-punk de l’époque, même s’ils charriaient également des influences plus synthétiques et bruitistes. De même, lorsque le groupe a essayé d’adopter une identité pop et électronique dans Synthetica en 2012, puis Pagans in Vegas en 2015, il a perdu un peu de la saveur de ses compositions tournées vers l’habituel combo guitare/basse/batterie – le juste milieu ayant été atteint sur Fantasies, publié lui en 2009. Cela étant dit, dès leurs premiers essais, et même à travers les choix plus discutables de leur carrière récente, les forces indéniables du groupe se ressentent : équilibre instrumental, puissance mélodique, paroles tour à tour introspectives ou satiriques, progressions singulières… Metric est un ensemble dynamique, versatile, avec son identité propre se ressentant dans chaque création, et qui trouve sa plus grande force dans la voix et la personnalité étincelantes d’Emily Haines.
Forcément auteure des paroles, Haines porte la majorité des compositions, qui se perdent rarement dans des envolées instrumentales, sans non plus que les trois autres membres n’aient la place de briller. Le quatuor préfère simplement resserrer ses talents sur l’émotion et la contestation, choisissant de croire depuis le début au pouvoir fédérateur et conscientisant de la musique. Et il se pourrait bien qu’avec Art of Doubt, leur septième album sorti cette année, le groupe ait justement atteint le sommet de son art. Peut-être est-ce l’indifférence suscitée par Pagans in Vegas – sa tentative la plus poussée de déconstruction des industries culturelles, inspirée par la sensation tenace d’être mis à l’écart lorsqu’on veut délier l’art de sa visée commerciale et de tendre à des idéaux plus spirituels – qui a replongé Metric dans l’urgence de prouver sa valeur et son talent. Peut-être que l’arrivée à la production de Justin Meldal-Johnsen, qui a grandement contribué à la métamorphose de M83 et de Paramore, a permis au groupe de retrouver la synergie qui l’avait mené à composer les inoubliables “Black Sheep” ou “Gold Guns Girls” à la fin des années 2000. Peut-être que le passage par un second disque en solo pour Emily Haines, le magnifique Choir of the Mind sorti l’an dernier, lui a permis de chasser certains de ses démons, et de puiser l’énergie nécessaire pour polir à la perfection une quasi-heure de nouvelles chansons avec Metric. Dans tous les cas, Art of Doubt est un album remarquable réussissant à tirer parti de toutes les expérimentations passées du groupe, qui sonne de nouveau spontané, et qui dans le même temps n’a jamais été aussi aventureux.
Comme je l’ai signalé plus haut, Art of Doubt est un disque long – 58 minutes pour seulement 12 titres, dont la moitié approche ou dépasse les 5 minutes –, ce qui n’est jamais arrivé auparavant chez le quatuor. Pourtant, le morceau d’ouverture, et accessoirement le premier single, “Dark Saturday”, qui évoque les enjeux des écarts de classes actuels avec consternation, laissait plutôt entrevoir une simplification : riffs de guitare ravageurs, structure ultra-carrée, refrain imparable. “Love You Back” et “Die Happy” prennent quant à eux la direction d’un pop-rock plus dansant et synthétique, sans laisser de côté les instruments traditionnels : la guitare de James Shaw est toujours prégnante, la basse de Joshua Winstead fine et détaillée, et Joules Scott-Key apporte le supplément d’âme nécessaire derrière sa batterie implacable. Néanmoins, c’est à partir de “Now or Never Now” que l’album prend une autre dimension. Porté par une progression linéaire rythmiquement irrésistible, c’est une célébration du pouvoir de régénération de l’âme humaine, symptomatique de ce mélange d’honnêteté désarmante, d’anxiété et d’optimisme qui caractérise l’écriture de Haines. Lorsque la guitare de Shaw explose dans les dernières minutes du morceau, on côtoie tout simplement les sommets.
Le morceau titre de l’album suit avec son ambiance sombre et hypnotique et le martèlement de son refrain, évoquant l’urgence de s’en sortir au plus vite sans qu’on ait besoin de se pencher sur les paroles. “Underline the Black” s’inscrit dans la continuité de cette idée, mais avec une dynamique couplet-refrain plus classique et une empreinte mélodique plus évidente. “Dressed to Suppress” pousse plus loin les changements de dynamiques, se permettant de longs passages presque ambient comme en suspens, qui rendent encore plus marquants les riffs de Shaw et la puissance de jeu de Scott-Key. Haines y traite de manière à peine voilée de la mission prophétique ou du moins réparatrice qu’elle s’impose à elle-même à travers sa musique, sans non plus se montrer dupe, comprenant qu’elle est seulement là pour faire jolie dans l’œil de beaucoup de monde. “Risk” est un autre coup de maître, amenant son récit de la résurgence d’un échec amoureux à un nouveau degré d’universalité, lorsqu’une suite d’accords majestueux, harmonisés entre la guitare et les claviers, prend tout l’espace sonore juste avant le second refrain. “Seven Rules” touche également au sublime, bien que son atmosphère soit autrement plus nocturne et mélancolique – une perte douloureuse de quelqu’un de visiblement très inspirant pour Haines étant au centre du morceau. La chanson se conclut sur un crescendo que je n’aurais jamais cru entendre venant d’un groupe comme Metric.
La détermination du groupe se fait tout de même très vite ressentir de nouveau, puisqu’il a choisi d’accoler à la tristesse crépusculaire de “Seven Rules”, l’immédiateté de “Holding Out”, dernier gros sursaut d’énergie avant une fin d’album plus mesurée. “Anticipate” est construit sur un ostinato de synthétiseurs tournoyant autour de la voix de Haines, qui conte ses angoisses avec son éternelle vivacité. Le final de “No Lights on the Horizon” fait le choix plutôt étonnant d’être dans un pessimisme ouvert, où l’espoir est toujours lié quelque part à l’affection et la chaleur humaine. Sa progression instrumentale finale mène vers une certaine plénitude, mais le doute persiste, le futur reste incertain. C’est bien la conclusion la plus lucide à un album nommé Art of Doubt.
Vous imaginez bien, face à un tel plaisir d’écoute, je n’ai pas beaucoup réfléchi lorsque j’ai appris que Metric allait se produire à Lyon lors de la tournée pour cet album pourtant très mal distribué en France. Et voilà que je me suis retrouvé, dans un Transbordeur quand même loin d’être rempli, un 13 novembre, à enfin assister à un concert de Metric, groupe dont j’étais admirateur depuis que je les avais découvert sur la bande originale du Scott Pilgrim vs. the World d’Edgar Wright. Autant dire que mes attentes étaient assez élevées : comment le groupe allait-il réussir à reproduire sur scène la plénitude, voire la jouissance – osons le terme – provoquée par les meilleurs moments d’Art of Doubt, tout en faisant honneur à leur back catalogue ?
J’ai du mal à ne pas considérer cette tournée comme un triomphe, une sorte de preuve ultime de la vivacité de musiciens ayant largement dépassé la quarantaine, et qui conservent pourtant un enthousiasme contagieux sur scène. Emily Haines est d’un charisme incontestable sur scène, réussissant par son énergie à emporter toute la salle, pourtant particulièrement compliquée à séduire ce soir-là. Je ne connais pas le public du groupe en France, et je ne saurais vraiment dire s’il y avait beaucoup d’auditeurs fidèles au Transbordeur, mais force est de constater que l’ambiance a mis du temps à monter malgré un choix de morceaux quasi-irréprochable. Évidemment, j’ai été déçu que le groupe laisse complètement de côté Pagans in Vegas, que je considère comme l’un de ses meilleurs albums. Cela étant dit, et contrairement à ce qui est le plus courant de nos jours, Metric a fait la part belle à leur dernier rejeton.
Ouvrir le concert avec “Youth Without Youth”, extrait de Synthetica construit sur un motif de basse entêtant, était un choix intéressant, d’autant plus que ce morceau prend tout son sens en public. Enchaîner ensuite “Risk” et “Dressed to Suppress”, c’est quasiment un coup de génie : nous asséner de telles mandales en entrée de jeu, ça devrait être interdit. “Breathing Underwater” a ralenti la cadence, avec son refrain rassembleur, mais le groupe a tout de suite réaffirmé son envie d’en découdre en entonnant “Art of Doubt”, rendu avec toute sa ferveur post-punk. J’ai été étonné du choix d’inclure en milieu de parcours “Artificial Nocturne”, morceau d’ouverture au long cours et à la structure alambiquée de Synthetica, mais la performance était absolument sans fausse note. Je pourrais dire de même pour “Black Sheep”, qui s’impose définitivement comme l’un des morceaux les plus captivants du groupe.
Après “Holding Out”, Haines a souhaité rendre hommage à son père en français, moment gâché lorsque la chanteuse s’est emportée contre un spectateur l’invectivant de repasser à l’anglais. Le groupe avait prévu de jouer ensuite “Seven Rules”, qu’on a compris être probablement adressé à ce père disparu : la beauté de la chanson a pu tout de même pleinement s’exprimer malgré le malaise nouvellement apparu. “Now or Never Now” a ouvert la voie à une deuxième partie de concert tourné vers la célébration collective, où on a notamment pu entendre les singles phares de Fantasies – l’indémodable “Gimme Sympathy”, et sa fameuse interrogation « Who’d you rather be, The Beatles or The Rolling Stones? » en tête.
Au bout d’une heure et quart de concert, le groupe s’est absenté quelques minutes, avant de revenir pour un rappel bref mais intense, ouvert par “Dark Saturday” – qui pourrait franchement devenir le cri de ralliement de clôture de ses concerts, tant il est efficace sur scène. On a eu droit également aux deux classiques extraits d’Old World Underground, Where Are You Now?, à savoir “Combat Baby” et surtout “Dead Disco”, qui n’ont pas pris une ride et sont toujours joués avec passion. Je comprends le choix de nous quitter définitivement sur “Help I’m Alive” – quel morceau résume mieux ce mélange d’élan vital et de désarroi existentiel au cœur des chansons de Metric ? –, mais sincèrement, ce n’est pas le genre d’apothéose dont j’aurais rêvé. Je pense qu’un “Stadium Love” ferait sûrement mieux l’affaire ; mais après tout qui suis-je pour critiquer la sélection d’un groupe qui fait encore preuve de tant de générosité et d’authenticité en 2018 ? Metric assure toujours, et n’a pas mis longtemps à emporter mon adhésion. J’ose espérer que le quatuor s’amuse autant que son public sur cette tournée, qui certes est sans doute encore trop confidentielle face au talent du groupe, mais qui est à la hauteur du travail admirable et nécessaire qu’il fait : remettre le partage, la joie et l’espoir au centre de la musique, sans snobisme, mais avec rigueur.
Crédits pochette Art of Doubt : Justin Broadbent (Design), Metric Music International (Publication et distribution)