Thiéfaine 40 ans sur scène : le fou a chanté par-delà nos rêves

Retour sur le concert du 14 novembre à la Halle Tony Garnier de Lyon, et sur la carrière d’Hubert Félix Thiéfaine,  grand auteur-compositeur français 

J’ai rien entendu par ici

Depuis des siècles et ma mémoire

Au fil des brouillards et des nuits

Se perd dans les ombres du soir

La voix du poète s’est transmise dans une gracieuse communion ce mercredi 14 novembre dans la mythique Halle Tony Garnier de Lyon. Hubert Félix Thiéfaine, celui qu’on a souvent oublié, dont l’identité comme sa musique ne sont que mystères, a chanté plus de 2h30 avec ses 10 musiciens d’exception face à un public ému. En fêtant le 40ème anniversaire de son premier album, il a su redonner un éclat à ses plus beaux textes, et une fraîcheur à ses airs inoubliables. En 40 ans, il aura eu une carrière riche et indescriptible, mais trop restée dans l’ombre de ses compères.

De sa solitude et de son imaginaire est pourtant née une diversité d’albums et de poèmes qu’il nous a retransmise le temps d’une soirée inoubliable. « Chaque album est une balise, un moment de ma vie, avec ses envies et ses humeurs » confie le chanteur (interview donnée le 13 novembre dans Le Progrès). Ce sont ses multiples fantaisies, ses profondes aigreurs qui nous font aimer l’artiste qu’il est : ce discret jurassien mélancolique dont la bizarrerie aura donné tant de chefs-d’œuvre. Ma dernière venue dans cette salle fut pour le show exceptionnel de mon idole Roger Waters en mai dernier. Mais face à la magnificence incontestable de l’ancien Pink Floyd, je me suis davantage laissé charmer par le lyrisme et la générosité du troubadour Thiéfaine.

Communément réduit à son fameux titre “La fille du coupeur de joint”, ou rebutant l’attention d’une écoute par l’obscurité de sa plume, Thiéfaine a pourtant une œuvre cohérente et aboutie sur laquelle un retour est mérité. Dès sa jeunesse jusqu’à ses moments de plus grande maturité, il a conservé un gout pour les mêmes thèmes : la mort, les amours perdues, les dérives de la pensée sous la drogue ou la folie. Mais il ne faut pas oublier la prégnance majeure de la politique et son engagement dans des causes fortes.

Parmi les nombreuses critiques acerbes de la société, il y a le sauvage morceau « Exercice de simple provocation avec 33 fois le mot coupable », affirmant non sans ironie notre culpabilité maladive comme l’état devenu normatif de tout individu. Si ses derniers albums le rapprochent plus de la sévérité et de la noirceur d’un Bashung, sa carrière fait écho au mystère du langage de Gérard Manset, à la musique déconstruite d’Higelin, et à l’innovation de Gainsbourg, par l’entremêlement de sa voix au timbre si marqué, et de sa musique complexe bien que souvent minimaliste. Sa poésie est héritière de la violence de Baudelaire, de la jeunesse perdue de Rimbaud, et de l’absurde de Boris Vian. Teinté d’humour noir et de digressions fantasmagoriques, l’art de Thiéfaine consiste à transformer le réel en un imaginaire mystérieux, dont le nihilisme (la négation personnelle des valeurs de la société) est toujours contredit par le possible d’un quelconque plaisir inattendu.

En 1978 sort Tout corps vivant branché sur le secteur étant appelé à s’émouvoir, merveilleux album dont l’identité folk et la vivacité des paroles se retrouvent dans ses deux albums suivants : Autorisation de délirer (1979) et De l’amour, de l’art ou du cochon ? (1980). Réalisés avec la complicité du Très Véritable Groupe Machin, ces 3 opus sont un curieux mélange de country et de folk, entrecoupés de sonorités plus modernes proches du progressif voire de la new-wave naissante. Une insolite proximité s’établit avec un certain Nick Cave, qui se fera connaître peu de temps après. L’apparente simplicité de ses musiques est contredite par diverses ruptures rythmiques, ou autres imprévisibles entremêlements mélodiques, doublés d’une voix au parler-chanter unique. De nombreux morceaux restent mémorables.

Du 1er album on retient notamment « Je t’en remets au vent », une des plus belles chansons d’amour témoignant d’une sincère tendresse du chanteur, et contredisant l’idée réductrice de son identité sceptique et négative. S’ajoute à ce titre le nébuleux « Chant du fou » révélant les plaies et nombreux vices de l’artiste faisant la profondeur de ses textes et l’envolée de ses mélodies. Enfin « 22 Mai », réécriture subtile du Dies Irae, est un exemple de sa parenté au rock que Thiéfaine apportera de plus en plus à sa musique, doublée de son goût pour le débitage d’histoires à la narration invraisemblable. Son deuxième album est marqué par le puissant « L’homme politique, le roll-mops et la cuve à mazout », mais surtout « Alligator 427 », devenu un classique de son répertoire grâce à sa colère et sa modernité. Du troisième je ne cite que « L’agence des amants de madame Muller », un de ses titres les plus déjantés, dont le réarrangement très rock et frénétique fut l’un des grands moments du live.

S’ensuivent ses deux plus grands albums : Dernières balises (avant mutation) en 1981 et Soleil cherche futur en 1982. Très certainement ses œuvres les plus personnelles dans les sonorités, entremêlant avec brio son origine folk avec son goût pour l’expérimentation et les sons modernes, le tout teinté d’une tonalité beaucoup plus rock et moins comique que ses précédents opus, ce sont surtout la perfection des textes qui me fait les retenir. Il y a d’abord le tube maintes fois joué « 113ème cigarette sans dormir », puis s’ajoutent les sulfureux « Narcisse 81 » et « Ad orgasnum aeternum », le répulsif portrait féminin de « Cabaret Sainte-Lilith », le fabuleux riff et l’humour de « Solexine et ganga », l’ambiance planante du lugubre « Les dingues et les paumés », et la ténébreuse ballade « Autoroute jeudi d’automne. » Mais pour éviter de citer toujours les mêmes chansons, écoutons simplement « Une fille au rhésus négatif », petit condensé de tout l’univers sauvage et désespéré du chanteur.

La troisième partie de sa carrière débute par la rupture avec le groupe Machin pour approfondir une collaboration avec le guitariste-bassiste Claude Mairet. Ensemble, ils effectuent un virage marqué dans une période berlinoise, teintée de sons électroniques, de boites à rythme, et de boucles mélodiques. C’est une rupture totale avec ses sonorités folk et country, et d’autant plus avec le comique et la présence de personnages atypiques faisant jusqu’alors la singularité de ses textes. Cette pénétration dans un univers plus underground, marqué par le précédent virage post-punk de beaucoup d’artistes anglo-saxons (Bowie, Iggy Pop), aboutit à 3 albums : Alambic/Sortie Sud (1984), Météo für nada (1986) et Eros über alles (1988).

Malgré la constance qualitative de son écriture, créant d’autant plus un univers planant et énigmatique, ce tournant expérimental est assez inégal voire insuffisant. Mais cela témoigne en revanche de la volonté perpétuelle de l’artiste de vouloir se renouveler et étendre toujours plus son univers. Beaucoup de titres de cette période font d’ailleurs partis de ses meilleurs écrits, et sont devenus pour certains de vrais classiques de son répertoire. Lors de son live on a pu écouter avec entrain « Chambre 2023 (et des poussières) », « Sweet Amanite Phalloide Queen », « Errer Humanum Est », dans lesquels le minimalisme électronique s’entremêle intelligemment avec la folie maladive des textes. C’est également dans cette période qu’ont été composés deux de mes coups de cœur : « Droïde song » et « Stalag-tilt ». Ces deux titres révèlent ce goût proto-punk de l’artiste, s’orientant vers un monde mécanique et automatisé, où la solitude contagieuse nous fait pénétrer dans une terrifiante noirceur du monde.

Les années 90’ sont sans doute les plus oubliées, même de ses fans. Thiéfaine est de nouveau seul à la composition, permettant une meilleure cohérence avec son écriture. Ce sont des années de retour à un rock plus traditionnel et d’une nouvelle mélancolie naissante. C’est d’abord un passage aux Etats-Unis avec un diptyque Chroniques Bluesymentales (1990) et Fragments d’hébétude (1993), enregistrés avec des musiciens de studios américains. Puis l’artiste renoue avec des sonorités plus proches de ses débuts, et des textes parlant d’une redécouverte de soi et de son altérité venant le soutenir dans sa solitude, comme ses enfants ou ses nouvelles amitiés. Il s’agit ici d’un nouveau diptyque La tentation du bonheur (1996) et Le bonheur de la tentation (1998).

Enfin il y a le tournant des années 2000 l’amenant progressivement à découvrir un nouveau son, un nouveau timbre de voix, une plus grande propreté de ses productions, faisant bientôt sa renaissance musicale. C’est un premier essai dans le mineur Défloration 13 (2001), avant un album résolument blues en compagnie du grand guitariste Paul Personne (Amicalement Blues, 2007), mais c’est surtout le très beau Scandale mélancolique (2005). C’est une période dans laquelle ses textes sont moins marquants, mais alternent intelligemment entre un profond spleen et une grande exploration de son univers blues-rock. Un seul titre peut permettre de refléter cette période qui vaut le détour, c’est le morose et torturé « Confessions d’un never been », dont l’interprétation durant le concert fut un grand moment de magie planante.

Sa fin de carrière est un retour magistral avec deux albums qui figurent dans ses meilleures œuvres, le dernier Stratégie de l’inespoir (2014), mais surtout Suppléments de mensonge (2011), un des meilleurs albums de rock de ces dernières années : à la fois ses écrits les plus noirs, les plus mystérieux mais aussi les plus politiques. Thiéfaine a une perfection dans la stylisation de ses textes rarement atteinte. Il y a beaucoup de longs morceaux, avec une déclamation mystérieuse faisant de ses paroles des énigmes parfois dérangeantes, souvent bouleversantes. La production et les arrangements musicaux sont d’une très grande propreté, servant à de grandes chansons telles que « La ruelle des morts », « Petit matin, 4h10, heure d’été », « Lobotomie sporting club », « Karaganda (Camp 99) », ou « Les ombres du soir », sans doute une de ses plus grandes réussites artistiques, malheureusement mise de côté pour le concert.

Malgré ses 70 ans récemment fêtés, Thiéfaine a gardé toute son énergie, et son plaisir à jouer sur scène, à partager la richesse de ses textes tout comme l’envolée de ses mélodies. Le concert a débuté par une première partie inattendue mais très attrayante. Un nouveau groupe français intitulé The Gluteens sortant son premier EP, dont l’énergie et l’électro-pop soignée me fait attendre impatiemment les prochaines compositions. Puis arrive le maître sur scène face à un public qui l’acclame. Ses 40 ans de carrière ont été intelligemment remaniés et modernisés. Il a su à la fois conserver l’esprit de ses vieux morceaux, tout en offrant un live dynamique et résolument rock. En effet il y avait beaucoup plus de places aux instruments et notamment aux solos par rapport à ses enregistrements studios. Ce qui était guitare sèche est ici électrique. Les arrangements étaient d’autant plus appuyés par un entremêlement des cuivres avec les cordes (notamment des violoncelles). La rythmique était plus marquée avec un doublon percussion-batterie, de même que l’aspect planant et électro provenait de deux synthétiseurs en parfaite adéquation.

Au bout d’1h20 tous les musiciens quittent la scène, après un concert satisfaisant pour un artiste vieillissant. Toute la salle appelle son retour pour ce qui serait un rappel, mais Thiéfaine revient à la charge pour plus d’une heure de concert d’autant plus vive et comblant toutes nos attentes. Il y a autant de place à ses textes portés par sa voix si forte, qu’aux musiciens à la si grande générosité : divers guitaristes, violoncellistes, saxophoniste, claviéristes, tous méritants. Tout au long du concert le dialogue avec le public est fort, et les tubes s’enchaînent avec euphorie. Le concert terminé, Thiéfaine appelle tous les techniciens (éclairagistes, régisseurs…) à monter sur scène. La solitude si inspiratrice de ses textes a été substituée par de nombreuses rencontres lui ayant permis de devenir l’artiste qu’il est. Dans un dernier élan, une dernière vigueur, l’artiste nous fait tous chanter a capella, puis disparaît laissant derrière lui une joie collective, et le sentiment d’avoir vécu un grand concert.

Mon top perso des meilleurs albums de Thiéfaine 

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