Les Wyoming Sessions de Kanye West : démonstration de force ou aveu d’échec ?

L’un des inévitables évènements de l’année en cours si l’on s’intéresse de près à l’industrie musicale, fut la mise en chantier par Kanye West d’un projet fou : faire paraître cinq albums en un mois produit par ses soins pour son fameux label GOOD Music. J’imagine que nous étions beaucoup à ne pas le croire lorsque West a annoncé ces plans sur Twitter, un mois avant la sortie prévue du premier disque de la série. Qui se souvient du désastreux lancement de The Life of Pablo, le précédent album de West en 2016 ne pouvait après tout qu’être sceptique. Puis West a commencé à déblatérer des platitudes réflexives sur Twitter, avant de renouveler son soutien public à Donald Trump et de sortir des commentaires absurdes sur l’esclavage en interview… Bref, on se demandait bien ce qui allait sortir de tout cela : malgré son talent indéniable et sa très enviable discographie, West commençait à dépasser les bornes, devenant un provocateur sans fond, difficile à prendre au sérieux.

Et pourtant, les cinq albums promis sont sortis aux dates prévues, et certains ont même été très bien reçus. Puisqu’on est ici pour parler de musique, et pas pour analyser l’inconscience du comportement récent de son auteur – ce que d’autres ont d’ailleurs très bien fait – j’ai souhaité revenir sur ces cinq albums, connus sous le nom commun de Wyoming Sessions, du nom de l’État où ils ont été enregistrés. Le projet de West a après tout de quoi surprendre : ces cinq albums contiennent sept à huit titres, durent entre 21 et 27 minutes, et réunissent plusieurs générations et plusieurs genres. À l’heure de la consommation immédiate de la musique et des projets à rallonge cherchant à capitaliser sur l’écoute en streaming, West choisissait un format et une approche complètement à part, qui lui ont permis de s’imposer dans l’actualité musicale pendant plusieurs semaines au lieu des quelques jours habituels. Cela étant dit, et le recul d’un été d’écoute aidant, ces albums auront-ils un impact à long terme sur le monde de la musique ? Rien n’est moins sûr…

Le premier projet à paraître fut DAYTONA, le troisième album solo officiel du rappeur Pusha T. S’il n’est pas un nom confidentiel dans le monde du hip-hop, Pusha T ne me semble pas non plus un artiste des plus reconnus hors des États-Unis. Je peux comprendre aisément que son style ne plaise pas à tout le monde. Après tout, il ne traite à peu près que de deux sujets depuis ses débuts avec son frère No Malice dans le groupe Clipse : son passé de dealer de drogue et sa supériorité par rapport aux autres rappeurs. Pourtant, son approche se prête extrêmement bien à la brièveté souhaitée ici par Kanye West, et il se pourrait bien que DAYTONA éclipse le reste de sa carrière solo, tant il réussit à allier une présentation musicale mémorable à la précision des paroles. Pusha T ne change pas de sujets de prédilection, mais ses couplets sont suffisamment denses, référencés et intelligemment écrits pour qu’on ait envie d’y revenir encore et encore. De plus, on ne tombe pas dans l’écueil d’un rap formaliste et creux : on a plutôt affaire à un portrait sans concession de la rue et du deal, ainsi qu’un point de vue très amer sur l’état du rap actuel. On passe de la vantardise au regret en l’espace de quelques lignes, avec toujours ce regard froidement réaliste et distant, symbolisé par l’âpreté de la performance vocale d’un Pusha T qui semble insubmersible malgré ses blessures.

La production minimaliste, mais très créative, de West – de la répétition quasi-industrielle de “If You Know You Know” à l’atmosphère mélancolique du bien nommé “Hard Piano” en passant par le contraste parfait sur “Come Back Baby” entre la basse implacable des couplets et le sample presque mièvre d’un morceau soul du refrain – accompagne avec brio la voix et les mots de Pusha T. Même les artistes invités – Rick Ross qui pose un couplet sinistre sur “Hard Piano”, Tony Williams qui chante avec passion le refrain de ce même morceau, et 070 Shake qui fait une apparition fantomatique sur le troublant refrain en espagnol de “Santeria” – semblent à leur place ici. Je regrette simplement le couplet de West lui-même sur “What Would Meek Do?”, tant il semble déconnecté de la noirceur du reste de l’album, même s’il est vite rattrapé par l’impitoyable dernier titre “Infrared”, avec lequel il s’enchaîne directement – morceau qui a d’ailleurs mené à une mémorable querelle avec Drake. DAYTONA est pour moi la réussite indéniable des Wyoming Sessions, fruit d’une rencontre idéale entre un format, un rappeur et un producteur.

Une semaine après DAYTONA est paru le plus décrié des albums des Wyoming Sessions, à savoir ye, le huitième album solo de West lui-même. Je n’ai pas arrêté de changer de point de vue sur ce nouveau cru, mais je pense vraiment que c’est l’album le plus faible et inconséquent de la carrière de West – une tentative ratée de revenir sur des terrains plus introspectifs, qui ne se donne pas les moyens de ses ambitions. Contrairement à DAYTONA, le format resserré n’avantage pas l’album, qui semble une suite de réflexions superficielles sur la vie de West, peu liées entre elles, sinon par cet aspect de récit au présent. Clairement, on a l’impression que les 7 morceaux ont été conçus dans les quelques semaines précédant la sortie de l’album. West fait même référence aux controverses qui ont accompagné son retour entre avril et mai à plusieurs reprises, à croire qu’il a créé du drame pour avoir une source d’inspiration… Pourtant, ye ne commençait pas sur une mauvaise direction avec “I Thought About Killing You”, avec ses samples vocodés très élégants et ce couplet à la forme libre de West, qui parle de sa dépression et de sa bipolarité avec une transparence qu’on n’avait pas entendu chez lui depuis 808’s & Heartbreak. Et puis, l’instrumentation change brutalement au milieu du morceau, avec percussions trap à l’appui et le niveau ne remonte pas vraiment ensuite, avant le final sobre et plus mélancolique de “Violent Crimes”.

Globalement, la production de l’album me paraît médiocre, peu créative, avec ses patterns rythmiques très classiques, quand ils ne sont pas complètement dans les clous de la trap actuel, et ses refrains soul lassants. Les paroles abordent certes les addictions au sexe et aux médicaments de West, ainsi que son rapport compliqué au monde, et notamment aux femmes, mais ce n’est pas nouveau chez lui, et cela fait longtemps que sa complaisance et son narcissisme ont pris le pas sur l’émotion et l’honnêteté… Le problème principal étant que l’absence de conséquence pour West malgré ses débordements – traitée de front sur “Wouldn’t Leave”, où sa femme semble lui jurer fidélité quoiqu’il arrive – lui permet de ne pas avoir à se remettre en question. Par exemple, sa prise de conscience du respect qu’il doit aux femmes sur “Violent Crimes” – grande avancée pour West si elle en est – est parasitée par les commentaires déplacés, voire ambigus, sur le mouvement MeToo de “Yikes” et évidemment l’obsession libidineuse restant très primitive de “All Mine”… Finalement, West fait un pas en avant et deux en arrière, y compris musicalement : quand on pense tenir un bijou de passion et de tension avec l’assez épique “Ghost Town”, on a en fin de compte affaire à une reprise déguisée d’un titre des années 1960, “Take Me for a Little While”, composé par un certain Trade Martin. ye est décevant parce qu’on connaît les capacités de West, et qu’on sait qu’il peut faire mieux s’il se concentrait plus, et si simplement il passait plus de temps sur ses morceaux. Lorsque ye est sorti, on pouvait légitimement craindre que le reste des Wyoming Sessions suive ce chemin de médiocrité, et que les albums à venir ne soient pas aboutis.

À vrai dire, c’est à peu près mon ressenti sur les trois albums restants : tous contiennent de très bonnes idées, et ont du potentiel, mais aucun ne va au bout de ce qu’il entreprend. Évidemment, les raisons de ce semi-échec divergent dans les trois cas. KIDS SEE GHOSTS, la collaboration entre West et Kid Cudi, sortie une semaine après ye, est probablement le projet des Wyoming Sessions qui aura le plus d’influence par la suite, car c’est le plus original et singulier en un sens. Le duo a cherché à intégrer des influences rock et psychédéliques de manière fluide dans leur hip-hop, au point que KIDS SEE GHOSTS ressemble davantage à un album de fusion qu’à un album de rap. La production et la performance des deux artistes sont vraiment les points forts de l’album. Dès “Feel the Love”, le morceau d’ouverture, on comprend qu’ils essaient de créer un son puissant, ancré émotionnellement dans la lutte bien connue des deux hommes contre la dépression. La performance viscérale de West, le refrain entêtant de Cudi, les très beaux ornements autotunés, la précision de la percussion : il y a beaucoup à aimer dans ce titre, mais je ne peux m’empêcher de penser qu’il manque une structure réelle. Le signe qui ne trompe pas étant ce couplet hors-sujet de Pusha T, apparemment enregistré quelques heures avant que West n’aille faire écouter le projet fini lors d’une de ses listening parties… C’est particulièrement frustrant de se dire que le duo avait tout pour réaliser un petit chef-d’œuvre mais que le format et probablement le temps les ont contraints à un effort moins impressionnant. Reste que les trois derniers morceaux “Reborn”, “Kids See Ghosts” et “Cudi Montage” sont particulièrement réussis, détaillés et émouvants – j’aurais simplement aimé plus, surtout que les deux artistes s’ouvrent à une réflexion sur les causes systémiques du racisme et de la violence, dont ils pourraient tirer plus.

Les deux derniers albums sortis, NASIR du légendaire Nas dont on était sans nouvelle depuis 2012, et K.T.S.E., second disque de la très méconnue chanteuse de R&B Teyana Taylor, ont montré que West ne pouvait éternellement se cacher derrière sa notoriété pour que les foules s’intéressent à ses productions. NASIR en particulier passa vite aux oubliettes, même si pour le coup le problème vient probablement de Nas lui-même : ses couplets où il essaie de se donner le rôle de rappeur concerné, engagé, poète et humaniste ne tiennent pas la longueur, et on sent à plusieurs reprises qu’il ne se sent pas à l’aise sur la production très élégante de West, qui manque régulièrement de sobriété. Je citerai en particulier l’introductif et épique “Not for Radio”, où Nas semble noyé sous les cordes et les percussions, et surtout “everything”, sorte de ballade de presque 8 minutes où l’on ne se souvient que du refrain de West et The-Dream… J’ai tout de même beaucoup aimé “Cops Shot the Kid”, qui traite de la brutalité policière envers la communauté afro-américaine, sur un sample vocal irrésistible de Slick Rick, et qui contient l’un des meilleurs couplets récents de West…

Quant à l’album de Teyana Taylor, disons que je suis assez triste que ce soit l’artiste la plus méconnue qui paie les frais du comportement erratique de West, qui n’a pas publié l’album à temps, et a visiblement pris les rênes du projet contre l’avis de l’artiste pour qui il le produisait, elle qui voulait un album plus long et mieux structuré… Pourtant, Taylor a du potentiel : sa voix sensuelle et douce brille tout au long de l’album, et la production pour le coup extrêmement organique et luxuriante l’accompagne très bien. Là où je mettrais un bémol, c’est que Taylor ne creuse pas de voie à elle : le disque tourne quasi-exclusivement autour des relations amoureuses et de l’amour charnel – parfois de manière très excessive, comme sur “Hurry” et “3Way” –, et le traitement est sans grande originalité. Évidemment, il fallait que West laisse une dernière surprise, avec le huitième titre “WTP” – je vous laisse découvrir le sens ô combien subtil de cet acronyme – qui délaisse le R&B sensuel et nostalgique pour des percussions et une basse house, rappelant “Fade” de The Life of Pablo. Encore une fois, quel dommage que West ne cherche pas à concevoir des projets consistants et cohérents de bout en bout, et qu’il entraîne avec lui une artiste qui méritait mieux. Malgré les réussites et l’intérêt indéniable de ces Wyoming Sessions, on peut vraiment voir tous les défauts de ces albums comme le reflet de l’imprévisibilité lassante de leur producteur.

Illustration : G.O.O.D. Music, Def Jam

En complément :

Un autre point de vue sur les Wyoming Sessions : https://www.youtube.com/watch?v=aj0sPfdSl2c

Un classement des titres des Wyoming Sessions avec remarques à l’appui : https://djbooth.net/features/2018-06-25-kanye-wyoming-sessions-summer-album-series-songs-ranked

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