En effet s’il n’est pas le précurseur de ce procédé, Guillermo Del Toro, amoureux de Lovecraft (qu’il désire adapter) et des légendes immémoriales, est sans aucun doute le cinéaste du XXIème siècle qui a su le mieux humaniser les créatures de son bestiaire, si bien que l’on émet face à ces monstres les mêmes jugements et opinions que pour les autres personnages. Et pourquoi ? Car le cinéaste, loin de se servir de son bestiaire comme un simple ressort de terreur et d’effroi, donne à ses petits protégés un nom, une identité, surtout, un visage : ils sont incarnés par un acteur.
« Je leur donne la vie, je les entoure d’attention avec la même ferveur que quelqu’un qui attendrait un miracle, non pas des choses de ce monde mais d’un univers qui existe uniquement dans notre imagination la plus intime. »
Guillermo Del Toro lors d’un entretien avec Charlotte Largeron
Deltorographie :
Pour étudier plus en détail la conception du monstre du cinéaste, il faut étudier sa conception de leur représentation. A l’exception de Pacific Rim, sa filmographie prouve qu’il n’est pas féru des effets spéciaux numériques, dont il se sert seulement en complément. Mais tous ses effets spéciaux se basent sur un procédé dont il est devenu maître : le maquillage. Le réalisateur s’est spécialisé dans cette discipline durant ses études, et a travaillé sous la tutelle de Dick Smith, la crème de la crème, qui exerçait son art dans des films tels que L’exorciste, Taxi Driver, Voyage au bout de l’enfer ou encore Amadeus et bien d’autres. Del Toro a marché dans les pas de son maître, et la majorité de son bestiaire est incarnée par des acteurs maquillés. Le cinéaste est connu pour entretenir des liens très forts avec les personnes qui travaillent avec lui (les membres de son équipe de tournage, quasiment inchangée au fil de ses films, confient qu’ils « prendraient tous une balle » à sa place). C’est ainsi que Doug Jones (qui, à l’instar d’Andy Serkis aka Gollum, est plus connu pour ses autres visages) incarne une majorité des monstres iconiques de Del Toro, et parfois plusieurs au sein du même film: le faune et l’homme pâle dans Le Labyrinthe de Pan, etc…
Le cinéaste a fait sienne l’une des observations de Ray Harryhausen qu’il a rencontré en 2002, soit 2 ans avant Hellboy : « La plupart des gens animent les monstres comme s’ils devaient agir en créatures vicieuses et destructrices alors qu’il faut d’abord les penser comme des animaux. Vous devez toujours imaginer le monstre au repos. Ne l’imaginez pas faisant des choses horribles, imaginez-le tel le lion que vous observeriez lors d’une expédition en terre africaine. » Laissons ce bon vieux Ray vaquer à son safari annuel pour relever une constance du cinéma de Del Toro : le monstre devient personnage, dans la mesure où sa fonction ne se réduit pas à faire peur au spectateur ou gêner les héros.
De bouille et d’os :
Guillermo Del Toro n’est pas un grand partisan des spectres ou des créatures immatérielles (les fantômes de Crimson Peak sont aussi des acteurs maquillés). De même, il ne désire pas créer de monstres « impersonnels », sans individualité ni traits caractéristiques. Ainsi, le cinéaste s’évertue à donner à ses créatures une consistance ou du moins, à les circonscrire dans des formes (comme on le verra par la suite) et à leur façonner un visage.
Mimic, ou la narration au service du visage

Hellboy : le cas du Docteur Krauss

Le masque, garant de la représentation du monstre :
Qui dit masque dit visage. Et celui qui incarne le mieux cette dualité au sein de l’oeuvre de Del Toro, c’est probablement Kroenen, l’un des antagonistes principaux de Hellboy I et à mon sens l’un des méchants les plus classes de tous les temps. Ici, il y a une opposition entre visage et masque qui n’est pas tant une opposition entre authenticité du visage et facticité du masque, mais plutôt variabilité du visage et immuabilité du masque. Au fil du temps et des blessures, le visage s’altère. Kroenen est un être immortel mais dont le corps se détériore progressivement. Il a ainsi un visage meurtri, décomposé puis suturé, qui tombe en lambeaux. Pour contrecarrer ces variations et ces altérations inéluctables, et préserver le caractère iconique de sa posture monstrueuse, Kroenen a recours au masque qui, lui, ne change jamais.
Dans une séquence du film, Kroenen se réveille nu sur une table d’autopsie et se rend au bureau où est entreposé son matériel pour revêtir son masque (ou son identité monstrueuse ?). La question serait ici de savoir si le monstre est ce Kroenen écorché ou si, à l’instar d’un costume de super héros, il n’y aurait pas une posture iconique monstrueuse qui dépendrait du masque. Au sein du film, c’est sa seule scène « à fleur de peau ». C’est derrière ce masque qu’il commet des actes horribles et inspire la peur.

Monstre voyant, monstre vu :
Sur ce dernier point, je me focaliserai sur l’importance de l’œil et de la vision dans son cinéma.
Voir autrement :
Le personnage de l’oracle, dans Hellboy 2, est aveugle (comme à peu près n’importe quel fichu devin de toute l’histoire de l’humanité, #Tiresias). Sauf que justement, comme pour signifier une élévation spirituelle, ses yeux se situent sur les plumes de ses ailes.
Dans le même film, Hellboy et ses collègues doivent se servir de lunettes spéciales pour déceler les monstres qui prennent une apparence humaine. De même, dans Le Labyrinthe de Pan, la petite Ofélia ne pourra voir les créatures merveilleuses qui l’entourent qu’après avoir replacé dans le creux d’une statue un œil de pierre. Les monstres de Guillermo Del Toro ne sont pas que des monstres. Et pour les voir, il faut les regarder autrement.
Voir, ne pas voir, voir trop, voir ce que l’on n’est pas censé voir :
Invisible et monstration sont au cœur du cinéma de Guillermo Del Toro. On est très souvent confrontés à l’œil monstrueux, on croise le regard de la créature. Pour cela, on pense à la séquence d’ouverture du premier Hellboy : les nazis ont ouvert un portail sur une autre dimension, un projecteur passe à travers le champ magnétique et s’introduit dans ce nouvel espace ; le vacarme engendré par le dispositif disparaît, le projecteur flotte silencieusement dans une nouvelle dimension et éclaire l’œil démesuré d’une immense entité extraterrestre. Alors qu’il nous est donné de regarder de l’autre côté, non pas dans l’espace, mais dans un autre monde, nous sommes regardés.
Enfin, il me semblait adéquat de conclure sur le point d’orgue du bestiaire du cinéaste : L’homme pâle (le single du rappeur Lomepal s’intitule « Yeux disent ». Coïncidence ? Je ne crois pas). Pour celles et ceux qui ne mettent pas un visage sur ce nom, c’est le monstre qui a traumatisé toute une génération. Vous savez, l’immense silhouette pâle et maigre qui insère ses yeux dans les stigmates de ses mains pour regarder et dévorer des fées ou des petites filles. Ce qui est intéressant, c’est qu’il va tout d’abord reproduire un visage en portant ses mains-yeux à la hauteur de ses tempes. Puis il jettera son œil devant lui en même temps qu’il étend le bras, comme pour mieux réduire la distance scopique et physique qui le sépare d’Ofelia. L’œil-main se fait haptique, transcende les perceptions ordinaires. Et surtout l’œil-main fait de ce monstre un corps-visage. Et ici plus que jamais, il est question de dévorer du regard.

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