120 battements par minute : une politique des corps

[120 battements par minute est un film de Robin Campillo sorti en 2017. On y suit Nathan dans son intégration du groupe Act Up Paris, qui défend les personnes atteintes du Sida : Nathan y fait la rencontre de Sean, avec lequel il a une aventure, jusqu’à ce que Sean meurt des suites de la maladie.]

On a beaucoup vu dans 120 BPM un « film de circonstance », dont la valeur serait fondée sur son naturalisme et son usage d’images d’archive qui lui donnent des airs de « fiction documentée ». Or ce qui en fait un grand film réside à mon sens dans tout autre chose que cet aspect documenté : un travail esthétique sur les corps, bien plus souterrain et pourtant profondément à l’œuvre, qui donne au projet de Campillo sa puissance singulière et son intensité propre.

Les corps en effet semblent pris dans une sorte de danger permanent, de menace qui ne cesse de lier le désir et la jouissance à l’horizon – indéfiniment reculé mais jamais aboli – de la mort. Lors des séquences de boîte de nuit, par exemple, l’effet stroboscope nous immerge dans le lieu et le moment de la fête, moment de jouissance par excellence. Et pourtant, lorsque la lumière s’éteint à intervalles réguliers, ce même effet occulte les corps et les fait disparaître soudainement, parfois presque trop longtemps pour simplement correspondre à un usage naturaliste ou immersif de l’image : le lieu de désir suggère alors qu’il peut aussi devenir lieu de mort. Car que les corps soient menacés de disparaître, à la suite d’une maladie qui peut frapper à tout moment et s’immisce dans le rapport que chacun lie à son propre corps et au corps de l’autre, c’est bien cela la nature même du Sida. Au-delà du recours aux images d’archive et à un naturalisme qui accentue le trait documenté de la fiction, c’est donc la possibilité éternellement reconduite de l’absence qui hante l’image, et donne à ces corps en lutte une présence subversive et une puissance proprement révolutionnaire.

C’est que le désir dans 120 BPM est inscrit au cœur d’une ambiguïté profonde, qui fait de lui à la fois une force de création et un risque de disparition. Le dernier rapport sexuel du film le dit bien, qui voit Nathan pleurer Sean dans les bras d’un autre : se mêlent ainsi les deux dimensions du désir, ambiguës et toujours embrassées dans le film. Ou encore lorsque les poussières de la boîte de nuit changent progressivement de forme pour se muer en molécules de virus du Sida, et qu’elles rappellent en cela les cendres de Sean, lui-même mort de la maladie, inaugurant une esthétique des corps en flottement, en suspension. Or c’est bien de suspension qu’il s’agit dans 120 BPM : il faut trouver la force de se mouvoir encore, au gré des amours et des luttes militantes, non en oubliant la maladie, mais en comptant avec elle et comme à travers elle.

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Les poussières dans la boîte de nuit

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Virus du Sida vu au microscope

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Les cendres de Sean sont jetées au cours d’un dîner d’actionnaires en signe de protestation

Ainsi, grâce à l’invention de figures qui lient l’espace-temps de la jouissance et de la fête d’une part, et celui de la maladie d’autre part, figures qui doublent l’image d’une absence où se dit la nature souterraine et insidieuse de la maladie, Campillo parvient à dépasser le simple drame social pour pratiquer un cinéma du corps qui donne à celui-ci sa plus grande force politique. Autrement dit, c’est bien parce que ces corps sont vulnérables, malades et menacés qu’ils acquièrent, dans leur lutte pour continuer de vivre, une puissance de contestation propre.

 

C’est également sous cet angle qu’on peut lire la reprise de l’iconographie picturale chrétienne que pratique Campillo tout au long du film, quoique toujours de manière relativement discrète. Les corps des militants et des malades s’inscrivent dans une tradition d’images qui expriment, dans l’art occidental, une sorte de paroxysme de la douleur, et au premier chef desquelles on trouve le modèle du corps du martyr, dont la passion du Christ est un des exemples les plus évidents. L’esthétique de 120 BPM pratique moins une simple citation – qui pourrait, dans ce contexte, apparaître comme grossière et relever d’un art pompier et convenu – qu’une réactivation : celle d’un motif qui donne à la douleur une forme expressive et une signification politique[1].

Ainsi, lors de la manifestation finale, les corps des militants d’Act Up sont allongés les uns à côté des autres sur le sol en portant des croix, comme exhibant leur vulnérabilité et leurs souffrances pour en faire un instrument de lutte. Cette posture de la plus grande passivité est paradoxalement celle qui rend possible une véritable action politique : dans 120 BPM, les « manifestations » sont d’abord manifestation de cette fragilité, de cette force de pâtir. Or le film retrouve ici ce qui constitue la puissance proprement politique de la passion christique : que le pâtir devienne une forme d’action et une force de lutte, au point d’une véritable subversion contre l’ordre établi. En cela, Campillo débarrasse le motif de la passion du corps christique de ses oripeaux strictement religieux, pour l’ouvrir à la reprise de sa force revendicatrice par une communauté opprimée. On peut bien alors parler d’une communauté de douleur à l’œuvre dans 120 BPM, au sens où ce qui lie les corps et les personnages, c’est leur souffrance, mais cette souffrance n’est plus seulement fragilité et vulnérabilité : par leur mise en commun, la douleur et la passion, sans être jamais effacées ou niées, se transforment en autre chose, une possibilité d’action qui fait de l’affirmation de sa souffrance la voie d’une lutte contre l’oppression des corps dans une société qui refuse de voir en la maladie du Sida autre chose qu’une affaire marginale et négligeable.

 

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De même, lors de l’avant-dernière séquence du film : la mort de Sean et la veillée de son corps par ses camarades d’Act Up. La scène, très intimiste, évite avec soin le pathos pourtant aisément convocable à propos de ce genre de sujets, et mobilise de manière souterraine un thème iconographique classique : la Déploration (ou Lamentation) du Christ.

Cet épisode de la Passion, qui voit des personnages bibliques pleurer la mort du Christ, a été traité selon des manières tout à fait diverses ; j’en vois deux principales. On peut représenter, à la façon de Bronzino par exemple, le corps de Jésus comme déjà appelé par un au-delà salvateur, rédempteur et transcendant : le corps est alors traité selon une esthétique de la sacralité, qui en fait un objet divinisé et idéalisé, presque désincarné. Chez Bronzino, c’est une dynamique verticale ascendante, qui, par l’usage de la couleur, l’organisation du cadre et la composition des lignes graphiques, mène du corps meurtri au Ciel, lieu par excellence de la rédemption et du sacré : manière de figurer le corps mort comme déjà sauvé, déjà divin.

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Agnolo Bronzino, La Déploration sur le Christ mort, vers 1540

 

A l’inverse, on peut représenter le corps christique comme une humanisation du divin : c’est ce que fait, entre tous, Mantegna. Ici le corps est comme écrasé – le mouvement du tableau ne s’étage d’ailleurs pas du tout de bas en haut, mais bien dans la profondeur, selon une perspective dont le point de fuite n’est qu’une tête de lit, une béance de l’image qui dit bien l’inactualité de la salvation – et l’accès à la transcendance semble interdit, ou du moins hors d’atteinte. Le corps nous apparaît dans sa plus grande matérialité, comme une chair d’homme avant d’être chair divine. Enfin, le cadre ne nous donne pas sur ce corps humanisé un regard central, et comme purement frontal face au tableau – point de vue abstrait qui, dans la peinture chrétienne classique, permet justement l’assomption au sacré et à la transcendance – mais légèrement en surplomb par rapport à lui. C’est comme si nous étions au-dessus du corps du Christ ; et l’on sent bien toute la dimension profane, subversive même, qu’une telle position peut recouvrir. A bien y regarder, cette situation du regard du spectateur sur le tableau n’est sans doute rien de moins que celle d’un veilleur : devant le corps du Christ, nous sommes comme l’un des apôtres qui le veille – autrement dit, dans un rapport d’intimité, de coprésence avec lui ; nous sommes presque pris à témoin de ses souffrances et de sa mort.

 

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Andrea Mantegna, La Lamentation sur le Christ mort, 1480

 

Dans cette idée d’un corps christique humanisé, ancré du côté matériel et sans salvation transcendante, je vois également Le Christ mort de Holbein, qui pousse peut-être à l’extrême ce refus du pathos et d’idéalisation du corps souffrant. Le Christ ne semble ici rien de plus qu’un cadavre, une simple chair souffrante, et la composition horizontale si particulière du cadre dit bien l’enfermement total, l’impossibilité de ce mouvement (traditionnellement vertical) qui, ailleurs, conduisait à la salvation et à la divinisation. Ici nous n’avons, littéralement, rien d’autre qu’un corps, corps terrestre et qui semble voué à le rester. On peut y voir le refus de toute transcendance face à la mort, une sorte de nihilisme convaincu et irrépressible. Mais on peut aussi voir dans cette esthétique de la matérialité une affirmation plus puissante encore de la possibilité du salut : pour qu’il y ait résurrection et divinisation, il faut d’abord que la mort vienne, avec tout ce qu’elle comporte de terrestre et de flétrissant.

 

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Hans Holbein le Jeune, Le Christ mort, 1522

 

Si l’on en revient au corps de Sean mort, il me semble que la manière dont il est filmé convoque une sorte de survivance de cette tradition iconographique de la Déploration du Christ : le corps d’un martyr veillé par les compagnons de route et les disciples, enfin par une véritable communauté de douleur, qui se rassemble dans son chagrin, il semble bien que 120 BPM en hérite dans cette séquence. Et le traitement que Campillo choisit me semble bien plus proche du corps humanisé et matériel de Mantegna et Holbein que de celui, idéalisé et transcendant, de la peinture plus classique du Quattrocento. L’esthétique de la séquence est absolument anti-pathétique, et résolument intimiste : le corps de Sean est marqué par les stigmates, presque réifié et figé à l’état de cadavre. Il est avant tout caractérisé comme corps souffrant. Ainsi, dans ses cadres et son traitement de la chair meurtrie, Campillo convoque à mon sens une survivance de ces images du corps mort que sont les Déplorations de Mantegna et d’Holbein.

 

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Le corps de Sean après sa mort, veillé par ses proches

 

C’est justement là que réside le fond de la force politique du film : il s’empare ainsi d’un modèle profondément ancré dans l’art occidental, qui lui permet de penser la puissance subversive de la mort et de la vulnérabilité. La dimension politique du corps et du martyr christiques est bien celle-ci : que la passion devienne une action, que le subir devienne une force de lutte. C’est dans l’exhibition du pâtir que l’action politique, dans 120 BPM, trouve son véritable fond, le plus intense et le plus frappant : l’une ne va pas sans l’autre, elles s’entremêlent constamment et sont conditions l’une de l’autre. Ainsi se définit dans le film une politique incarnée dans les corps, une politique charnelle, celle de corps qui ne cessent de lutter contre la disparition à laquelle ils sont pourtant irrémédiablement promis.

Et, quand le film s’achève et que le générique défile, sans un son, peut-être peut-on y voir cette même logique à l’œuvre. Il ne s’agit plus de parler, mais de se taire, et c’est paradoxalement ce silence et cette absence qui sont la condition d’une parole et d’une présence politiques authentiquement revendicatrices. C’est à mon sens la grande valeur de 120 BPM : de conjuguer une documentation et un naturalisme rigoureux, à une mise à l’épreuve des corps. Corps qui s’éprouvent tout à la fois dans l’expérience de la jouissance et dans celle de la maladie, et qui acquièrent par ce double mouvement une grande force de vie.

 

 

[1] Pour cette analyse de la reprise d’une tradition iconographique non comme simple citation, mais comme réactualisation d’un motif antérieur et anthropologiquement chargé de sens, je me réfère aux études sur l’iconologie analytique initiées par Aby Warburg au début du XX° siècle, et reprises en France depuis les années 1970. Pour un excellent ouvrage à ce sujet, voir Les pensées figurales de l’image de Luc Vancheri (Armand Colin, 2011).

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