Critique d’En Guerre de Stéphane Brizé, sorti le 15 mai 2018, nommé à la sélection officielle du Festival de Cannes.
Tout métrage est politique, certes, mais quand il l’est d’une manière aussi explicite que l’est En Guerre, il paraît bien difficile de ne pas prendre parti lorsqu’on en veut faire la critique. Aussi me pardonnerez-vous, chères lectrices et chers lecteurs, les quelques dérives engagées que pourra prendre mon papier ici ou là ; il est bien difficile pour moi de vous cacher que j’ai vécu ce film avec une grande intensité, car il a (r)éveillé mes affects comme mes convictions.
En Guerre raconte la fermeture d’une usine française contemporaine, et la lutte désespérée de ses ouvrier.ère.s syndicalistes, mené.e.s par le personnage de Vincent Lindon, pour conserver leur emploi. On comprend très vite que la décision de fermeture de cette usine par sa direction n’est pas due à quelque faillite, mais au manque de compétitivité du site, ce qui renforce le sentiment d’injustice ressenti par les ouvrier.ère.s, dont le licenciement est en fait synonyme de condamnation à la précarité. Les spectacteur.rice.s sont amené.e.s à vivre douloureusement les actions toujours plus désespérées des syndicalistes pour tenter d’être entendu.e.s et, au moins, d’être considéré.e.s en êtres humains, jusqu’au final aussi tragique qu’inattendu, sur lequel je ne dirai mot, bien qu’il ait été sources de critiques. Sur des dizaines de pages on pourrait gloser sur le message délivré, sur le pathétique latent du film (qui ne tombe jamais vraiment dans le misérabilisme), sur la fin critiquable mais néanmoins puissante. On pourrait même relever des points communs intéressants avec 120 battements par minute, dans l’idée de « communauté de douleur » par exemple – à ce propos je ne peux que vous inviter à lire l’article du compère Ulysse sur ce magnifique film. Je tenterai de me contenter ici de n’évoquer que des aspects esthétiques de la réalisation d’En Guerre qui sont eux aussi, vous vous en doutez bien, éminemment politiques.
Le film donne donc à voir une « guerre », une lutte politique acharnée, et il est intéressant de voir comment sa mise en scène met face à face les deux belligérants que sont d’un côté les syndicalistes en lutte, et de l’autre non pas seulement le patronat, mais également les représentants du Ministère du Travail, de la Justice, bref la classe dominante. La séparation entre les deux groupes est assez explicite : il y a celles et ceux qui portent des costumes ou des tailleurs, et celles et ceux qui n’en portent pas. Certes les travailleur.se.s trouveront çà et là un soutien de certains cols blancs, une avocate engagée, un patron un peu plus conciliant que les autres, mais leur présence à l’écran est finalement assez anecdotique, et cette séparation dans l’apparence des corps demeure très riche de sens. En effet l’habillement standardisé de la classe dominante indique en creux sa plus grande force dans la lutte : tous.tes ses membres ont le même objectif, le même intérêt, mènent leur lutte de la même manière, à l’image d’une phalange antique. Par opposition, les syndicalistes sont factuellement distinguables, bariolés, et ils se rendront compte bien trop tard de ce manque de cohésion, lorsque les querelles personnelles et les rivalités inter-syndicats auront semé discorde et démobilisation à l’intérieur même de leurs rangs.
Deux entités ont cependant une place ambiguë au sein de la lutte, la rendant de facto moins manichéenne que ce que l’opposition cols bleus/cols blancs pouvait laisser transparaître. Tout d’abord les médias : de façon régulière, le film va adopter le style d’un reportage de JT ; un logo France 3 ou C News s’affichera dans un coin de l’écran, et on entendra une voix off journalistique décrivant les événements d’un point de vue extérieur aux protagonistes. Le renversement de posture est alors intéressant puisqu’il invite à imaginer un envers du décor qui, dans « la vraie vie », est en fait son endroit, la parole que tout le monde entend. Cela donne une grande profondeur à la réflexion que peuvent se faire les spectateur.rice.s sur la légitimité réelle des actions des syndicalistes, notamment celles violentes qui nous paraissent parfaitement naturelles au vu de ce que vivent les protagonistes au cours du film, mais qui ne le seraient peut-être pas si notre point de vue, et avec lui notre sensibilité, étaient différemment orientés. En Guerre pose alors la question de la puissance évocatrice et mobilisatrice des images que peut contenir un documentaire, filmique ou journalistique. Mais n’étant pas spécialiste de la question du documentaire cinématographique, je préfère m’arrêter là – connaissant mes collègues de Good Time, je suis convaincu que plusieurs articles sur le sujet seront publiés dans les temps à venir. La seconde entité « à part », c’est le personnage de l’adjoint au Ministre du Travail qui jouera régulièrement le rôle de médiateur entre le patronat de l’usine en fermeture et les représentant.e.s des syndicats, et très notamment durant l’une des dernières scènes du film durant laquelle les syndicalistes obtiennent enfin une rencontre avec le grand patron de la firme. Il représente toute l’ambiguïté des pouvoirs publics qui, en droit, défendent les emplois des travailleur.se.s mais qui, de fait, sont tenus par des cols blancs et n’ont donc pas d’intérêt à remettre en question le système de domination perpétré par les autres cols blancs en lutte, à savoir le patronat. L’homme d’Etat qui se montre si conciliant dans ses discussions avec Vincent Lindon et ses camarades a contre lui de ne pouvoir s’opposer ni aux décisions de justice qui donnent raison aux patrons « ennemis » ni aux actions des CRS venant au secours de ces mêmes patrons lorsqu’ils peuvent être mis en danger.
Le décor est donc planté, le champ de bataille est fixé, les groupes en lutte sont définis, il faut voir à présent comment ceux-ci sont amenés à s’exprimer et à agir. Pour ce qui est de l’expression verbale, il faut signaler ici que le script d’En Guerre a la particularité de ne pas présenter des dialogues écrits, mais simplement la trame scénaristique autour de laquelle les comédien.ne.s improvisent leurs répliques. Il a été dit de ce procédé singulier qu’il était un moyen de donner une « impression de réalisme pur absolu » (je cite ici la fiche Wikipédia du film). Certes, mais si le « réalisme pur » est pour vous un but en soi, alors arrêtez tout de suite de regarder des films, et regardez simplement autour de vous, vous en aurez à la pelle, du « réalisme pur absolu ». Non, ce qui est intéressant ici c’est que ce procédé implique que les comédien.ne.s (parmi lesquel.le.s Vincent Lindon est le seul professionnel) vont parfois un peu galérer dans leur discours : on bégaie quelques fois, on répète un peu la même chose, on gueule, on souffle, on s’énerve, les voix se mélangent, s’interrompent, etc. Et si tout cela est soigneusement laissé au montage, c’est que Stéphane Brizé est conscient de l’image évoquée : les syndicalistes sont agité.e.s, ont peur, noient cette peur dans le ton colérique donné à leur discours. Dans une scène, les protagonistes fêtent une (très mince) victoire obtenue grâce à une de leurs actions, et jouent à un jeu : il faut réussir à prononcer rapidement la phrase « nous ne nous désolidariserons pas ». Aucun n’y parvient ; à l’écran on rit de bon cœur, dans la salle on rit jaune : tout est dit. Par opposition le ton du patronat est parfaitement mesuré, clair, stoïque, il n’a jamais un mot plus haut que l’autre, ne tolère à aucun moment d’être interrompu ; son discours, parce qu’il est celui employé par tous les puissants dans le film, est légitime. De ce fait ses locuteurs et locutrices ont de la valeur dans la lutte lorsque les syndicalistes, qui n’ont que la fureur pour elleux, n’ont pas ce privilège. Chaque chapitre du film est ponctué par le même motif musical : un crescendo d’une musique extrêmement lourde, assourdissante, mélangeant guitares saturées et sonorités électroniques, rappelant évidemment cette dite fureur des personnages en lutte – cette musique sera systématiquement et brusquement interrompue par un fond noir et un silence, cette réduction au silence agissant comme une annonciation morbide de l’échec de la lutte pour les ouvrier.ère.s. Le « calme » des dominants victorieux est donc autant une marque de leur discipline que de l’aspect mortifère de leurs décisions.
Cette opposition entre agitation et discipline est particulièrement efficace à l’écran quand elle entre en résonance avec la mécanique des corps tels qu’ils sont mis en scène. D’une part le discours de la colère ouvrière est à mettre en parallèle avec l’action des corps syndiqués, qui est brouillonne, extrêmement bruyante (généralement avec une forte musique en fond, comme celles venant clore les chapitres) ; de l’autre, celui légitime de la classe dominante est mis en mouvement par les corps des CRS qui viendront à plusieurs reprises réprimer les manifestant.e.s, pour « recadrer ». Ces CRS, bien qu’ils ne soient pas omniprésents à l’écran, sont très intéressants d’un point de vue esthétique : tout comme le patronat, ils sont standardisés, stoïques, froids – le bleu de leur uniforme rappelle bien sûr celui des cravates et vestes de costume, soient d’autres uniformes. Mais au contraire du patronat, ils ne parlent absolument jamais, si ce n’est pour lancer un ordre ; c’est donc que lorsque les syndicalistes agissent toujours tout d’un bloc, leurs adversaires divisent leur travail pour être plus efficaces : certains parlent et ordonnent, d’autres frappent et exécutent. Cela donne à voir une opposition non pas seulement entre deux groupes aux intérêts divergents, mais entre deux visions du monde, comme le laissait présager le titre provisoire du film : Un autre monde. On peut alors comprendre que les boucliers et les matraques des CRS sont des armes faites de la même matière que les éléments de discours utilisés par le patronat : « compétitivité », « réalisme », et j’en passe. Ce discours dominant peut tout à fait être insultant voire meurtrier, il n’en demeure pas moins légitime, aussi légitime que l’est la violence froide des CRS. Ainsi, lorsque l’un des syndicalistes évoque à la table des négociations la quasi-impossibilité pour les personnes licenciées de retrouver du travail dans la région, son contradicteur, le patron de la filiale amenée à être fermée, répond plein de cynisme : « eh bien vous n’aurez qu’à déménager dans une autre région ». En réponse, des insultes fusent du côté des syndicalistes qui se lèvent, agitent les bras, font entrer leur corps en action pour manifester leur indignation, quand celui du patron reste parfaitement impassible. Et le médiateur (un col blanc) d’ordonner aux deux parties qu’elles s’excusent. Le patron s’en sortira sans subir le moindre préjudice, en disant : « si mes propos ont pu vous choquer, je m’en excuse ». Une drôle de façon de construire une excuse, qui porte à croire que ce ne sont que les affects des ouvrier.ère.s qui sont responsables de leur offense, et qui exprime sans le dire à quel point le patronat est intouchable. Cela rappelle ironiquement les derniers mots du morceau « Monsieur Madame » de La Canaille :
« Moralité en guise de chute
La vulgarité ne dit jamais « fils de pute »
« Enculé d’ta race » ou « va niquer ta mère »
La vraie vulgarité ne tient pas c’vocabulaire
Elle se cache derrière de belles familles, de belles carrières
De sourires hypocrites et de bonnes manières
Tu la reconnais au ton condescendant
La vraie vulgarité se lâche comme ça en plaisantant
[…]
Vénale, sans complexe, elle s’étale
Dégueulasse, elle a ce mépris de classe qui fait mal
Elle est vicieuse, elle est sournoise
La vraie vulgarité, elle est bourgeoise »
Crédits photos : En guerre – Stéphane Brizé – Eric Dumont – Nord-Ouest Films – Diaphana Films – 2018