Critique de Bones and All, de Luca Guadagnino (sorti le 23 novembre 2022)
Ça arrive comme ça. Cadrées en plongée, deux adolescentes sont allongées à même la moquette d’un salon, côte à côte, épaule contre épaule. Au premier plan de l’image, placés sur une table en verre baignant les deux corps dans une intimité partielle, divers objets s’éparpillent : assiettes où refroidissent des restes, flacons de vernis à ongle et autres ustensiles de maquillage – autant d’éléments qui témoignent de la soirée ayant lieu dans le reste de la pièce, événement que les deux jeunes filles cherchent visiblement à fuir quelques instants (l’occasion, peut-être, de se rapprocher). La banalité de leur discussion – Maren (Taylor Russell), située sur la gauche, essaye de s’intégrer au sein de sa nouvelle école – est contrebalancée par l’installation d’une tension quasi-érotique. À la proximité des corps s’ajoutent des regards insistants, le rapprochement d’un visage. Bientôt, Maren prend la main de sa camarade, délicatement, avant d’introduire l’un de ses doigts dans sa bouche. N’en ressortent que des os où peinent à tenir des lambeaux de chair, tandis que des effluves de sang se répandent. La jeune fille ne peut s’empêcher d’agir ainsi. Elle se nourrit d’autres personnes depuis son plus jeune âge, comme l’indique son père sur une cassette audio qu’il lui a laissée avant de disparaître. Sur cet enregistrement, il insiste sur le fait qu’il n’a jamais essayé de comprendre pourquoi elle agissait ainsi, l’ayant toujours acceptée telle qu’elle est : comme ça.

Si, finalement, l’impression que laisse le nouveau film de Luca Guadagnino est teintée de déception, certaines de ses promesses retiennent tout de même l’attention. Dans la première partie du film, des propositions de mise en scène s’évertuent à appliquer l’idée formulée par le père de Maren. Refusant de mettre les pieds dans le plat, le cinéaste repousse tout jugement moral ou attrait du spectaculaire. La jeune fille, se réveillant un matin, trouve Sully (Mark Rylance) en sous-vêtements et à quatre pattes sur le plancher, en train de dévorer la propriétaire des lieux – une vieille dame venant à peine de rendre son dernier souffle. Et, lors des premiers instants passés en compagnie de Lee (Timothée Chalamet), celui-ci finit par sortir d’une bâtisse, torse nu, le corps recouvert de sang – repu. Dans Bones and All, le cannibalisme est souvent un déjà-là ou un déjà-vu.
Luca Guadagnino s’applique plutôt au déploiement d’une errance : Maren et Lee, paumés, traversent différents É(é)tats et, lorsqu’ils n’égorgent pas un père de famille au milieu d’un champ en pleine nuit, s’arrêtent au bord des lacs et rivières. Tout au plus, un horizon d’attente assez flou demeure dans l’évocation d’une mère disparue, dont le nom figure sur le certificat de naissance de Maren. De fait, Bones and All s’inscrit au sein d’une généalogie cinématographique qu’il est difficile de ne pas prendre en considération. D’un côté, les trajectoires empruntées par Maren et Lee font ressurgir celles de Holly (Sissy Spacek) et Kit (Martin Sheen) dans La Balade sauvage (Badlands, Terrence Malick, 1973), tandis que l’assouvissement d’une pulsion que les corps ne peuvent contenir – un trop plein d’énergie – invoque irrémédiablement les spectres des monstres de Massacre à la tronçonneuse (The Texas Chain Saw Massacre, Tobe Hooper, 1974) ou Délivrance (Deliverance, John Boorman, 1972), pour ne citer qu’eux. Si, régulièrement, Maren et Lee se retrouvent au sein de plans larges, isolés dans le cadre et écrasés par les grands espaces qui les entourent, cette dynamique est souvent freinée par l’élément venant initialement les caractériser : leur soif de sang. En cas de besoin, Bones and All invite à assister frontalement et sèchement à différents carnages.


Cependant, dans un film comme Massacre à la tronçonneuse, le trop plein d’énergie qui émanait des corps trouvait une forme de justification : la fermeture des abattoirs (espace d’ailleurs convoqué dans le film de Luca Guadagnino, le temps d’un premier baiser entre les deux amants) empêche la famille de satisfaire leurs pulsions meurtrières et sadiques – en somme, la nation fabrique ses propres monstres. Comme indiqué précédemment, dans Bones and All, les actes des cannibales sont un déjà-là. Alors, à l’image du travail proposé dans son remake de Suspiria, Guadagnino se réapproprie un héritage cinématographique et invente sa propre mythologie.
Lors de l’une de leurs escapades nocturnes, les deux amants rencontrent Jake et Brad, des semblables plus expérimentés avec lesquels ils passent la soirée. Alors qu’ils discutent au coin du feu, Jake révèle la signification de l’expression “bones and all” : il s’agit d’un stade avancé du cannibalisme, où les dévoreurs ingurgitent même les os de leurs victimes, ne laissant ainsi aucune trace de leur passage. Voilà donc les monstres de Guadagnino : des êtres convoquant régulièrement un imaginaire vampirique, susceptibles de dévorer entièrement leurs victimes. De cette manière, au premier horizon d’attente narratif (l’existence d’une mère) s’ajoute cette dynamique. Elle vient l’enrayer, invoquant l’expectative d’un autre parcours semé d’atrocités. Telle est, en tout cas, la promesse primitive de Bones and All : une œuvre où Maren et Lee passeraient leur temps à errer dans l’espoir, un jour, de se repaître de l’intégralité des cadavres semés sur leur chemin.

Mais Luca Guadagnino, de façon sidérante, annihile la moelle de son film. Les séquences installent progressivement une esthétique clipesque, extrêmement surchargée. La faute à un montage cherchant avant toute chose le clinquant : de nombreux plans semblent être là uniquement pour leur côté tape-à-l’œil, des ellipses saccagent régulièrement les trajectoires empruntées par les personnages, tandis que la musique – lorsqu’il ne s’agit pas de citer Joy Division ou New Order – hante en permanence le spectre sonore. Ajoutée à ces éléments l’écriture de la seconde partie du film, entièrement dédiée à la psychologisation des actes de Maren et Lee (la faute, encore une fois, aux parents…), et le constat est aussi alarmant que fascinant. L’Amérique filmée par Guadagnino est finalement aux antipodes de celle du Nouvel Hollywood, pourtant originellement convoquée. Ne restent que des espaces vides, sans population, où errent des égéries instagrammables, à la fois victimes et bourreaux – un squelette.