Critique d’Ondine (23 septembre 2020) de Christian Petzold
« Le vieux Paris n’est plus (la forme d’une ville
Baudelaire, « Le Cygne », Tableaux Parisiens, Les Fleurs du mal
Change plus vite, hélas ! que le cœur d’un mortel) »
Dans le nouveau film de Christian Petzold, l’Ondine, sirène de la mythologie germanique, laisse sa place à un silure démesuré, poisson-déchet des grandes villes, symbole du refoulement du passé trouble de la capitale berlinoise. Ondine, elle, a quitté les eaux douces pour l’atmosphère minérale du musée d’Histoire urbaine. Conférencière, elle ravive à chaque intervention l’histoire allemande en retraçant l’évolution architecturale de Berlin. Mais la ville est aussi le reflet de ses histoires d’amour. Chaque bâtiment, chaque coin de rue, chaque café lui rappelle ses tragédies amoureuses. Et lorsqu’elle demande à son auditoire si quelqu’un saurait situer le musée, elle n’écoute guère la réponse apportée. Mutique, elle ne regarde pas ce pont désigné, mais le bâtiment d’à côté, celui où son amant, Johanness, vient de lui annoncer la fin de leur relation. Dans l’espoir de raviver la flamme de son couple, elle retourne, après sa conférence dans le café où ils viennent de rompre. Elle tombe alors sur Christoph, qu’elle sauve de l’explosion fantastique d’un aquarium. Ces premières scènes mettent en place tous les éléments qui vont se diffracter dans le film, faisant entrer en résonance le mythe germanique, le passé controversé de l’Allemagne et la passion amoureuse.

Le film met en scène un long tiraillement. Ondine est partagée entre la nécessité d’honorer son serment, tuer Johanness, celui qui lui avait promis l’amour éternel, ou de vivre son histoire d’amour avec Christoph – transgressant la force du mythe. Ce dilemme se territorialise dans la ville et fait écho à la frontière invisible entre Berlin Est et Berlin Ouest : le choix entre deux Histoires irréconciliables. Christian Petzold met en place dans son film une véritable cartographie amoureuse. Un jeu subtil de métaphore architecturale se déploie lorsqu’Ondine explique à Christoph la symbolique du Humboldt Forum, réplique de l’ancien château royal rasé par la RDA. Ce monument avait fini par représenter le centre de la ville à cause de l’expansion urbaine phénoménale de Berlin au 20ème siècle. Ce centre perdu qui ne cesse d’être retrouvé est à l’image d’un peuple allemand à la recherche de son identité fragmentée. Le trajet ferroviaire effectué par Ondine pour rejoindre Christoph, vivant en périphérie de Berlin, en est la représentation la plus frappante. Ondine doit laisser sa place à Christoph, une personnification de l’Allemagne moderne, celui qui cherche, fouille les fonds boueux et déterre les secrets enfouis. Elle doit le mener vers le centre, tandis qu’il doit la ramener vers ses eaux originelles. Dans ce conte, la symbolique de la frontière est déclinée sous toutes ses formes. Frontière qui s’ouvre à travers le pont pointé du doigt au musée – poussant à Ondine à fuir le passé pour un futur plus heureux –, frontière qui disparaît lorsque la glace de l’aquarium se brise et permet aux yeux des futurs amants de se rencontrer. Frontière qui renaît éternellement à travers la vitre du train qui sépare l’union corporelle du couple. Que dire de la symbolique du métier de Christoph, scaphandrier, qui répare les soudures des canalisations sous-marines ? Fortifie-t-il cette Allemagne nouvelle qui peine à voir le jour ?

Lorsqu’il emmène Ondine sous l’eau et qu’un gros plan de leurs visages laisse place à un pont englouti où est gravé le prénom Ondine, le réseau de significations prend tout son sens. Le silure avec lequel elle nage, son métier de conférencière, la ruine aquatique : tout ceci appartient à l’ancienne légende, l’Allemagne qui n’accepte pas ses contradictions et qui les ressassent inlassablement – les nombreux monologues d’Ondine répétant ses conférences font d’elle une figure de la mémoire historique. La scène où elle demande à Christoph de la ranimer pourrait résumer le film, il doit insuffler un souffle nouveau aux récits nationaux établis, transformant ainsi la fatalité du mythe, à l’image du film-même, qui fait d’Ondine une figure sacrificielle, plus qu’une sirène vengeresse cherchant à tuer les hommes. Pourtant, pour notre plaisir, Petzold joue avec notre attente : va-t-elle oui ou non tuer l’amant qui l’a trahie, perdre la mémoire et rejouer à nouveau la fable dont elle est prisonnière ?
La réussite du film réside dans ce flirt avec le fantastique qui est uniquement traduit par des mouvements de caméra invraisemblables. Quand Ondine entre dans la piscine où elle s’apprête à noyer Johanness, la caméra semble voler sur l’eau et est bien plus avancée qu’Ondine qui n’est pas encore dans l’eau. Cet usage magique des mouvements d’appareil permet de signifier la mise en scène du mythe pour mieux nous interroger sur son lien avec la réalité. Le réalisateur nous interpelle : penses-tu réellement que ce n’est qu’une mise en scène d’un conte dont le but est purement esthétique ? Plus tôt dans l’intrigue, juste avant que l’aquarium explose, la caméra se situe dans l’eau, adoptant le point de vue d’une figurine en forme de scaphandrier dont la voix semble tonner frénétiquement dans la tête d’Ondine. Mais le doute plane : entend-elle des voix ou le fatum l’appelle-t-elle à aller tuer son ancien compagnon ? Dans un cas comme l’autre, c’est la femme à deux visages qui nous vient en tête. Atteinte de folie ou non, cette schizophrénie représente la chimère berlinoise, ville à deux têtes, qui permet à la double intrigue amoureuse de s’imprimer sur la carte urbaine. La réconciliation de Berlin avec elle-même ne peut se faire qu’à travers la fusion de cette dualité, mais les corps magnétisés des deux amants n’y feront rien. Pour que Christoph vive, Ondine doit respecter le mythe, tuer Johanness et s’enfoncer dans les eaux froides – métaphore du Léthé, fleuve de l’oubli.

La dernière scène montre Christoph s’enfonçant dans les ondes noires à la recherche de sa bien aimée disparue. Elle apparaît tel un fantôme, la peau blanchie par l’eau gelée du lac. Ils s’enlacent et forment pendant un instant une statue de marbre, des amants figés pour l’éternité. Elle le relâche et s’enfuie dans les profondeurs. Refusant de faire de son héroïne une figure de l’amante vengeresse, emmenant son bien aimé dans les tréfonds, Christian Petzold fait d’Ondine une figure de la libération, celle qui sait qu’elle a été aimée pour ce qu’elle était. Elle préfère le laisser retrouver sa femme enceinte et son avenir, donnant ainsi naissance à une nouvelle figure du peuple allemand, celui ayant renoué avec son passé, un passé refusant l’amnistie. En ravivant la légende d’Ondine en la modifiant, en l’actualisant, Christian Petzold amène le spectateur à regarder le passé historique autrement et à se demander ce dont on peut tirer de tout ce qui fonde nos sociétés – histoires et Histoire, figures mythiques ou récits légendaires – pour mieux affronter le présent et tout simplement continuer à vivre.