Un pays qui se tient sage : La mémoire, les images

Critique du documentaire Un pays qui se tient sage (30 septembre 2020) de David Dufresne

Lors des premières manifestations des gilets jaunes, nous avions relevé dans l’un de nos articles l’importance d’être présent par le cinéma et la photographie lors de tels mouvements sociaux et contestataires. L’image est à la fois le masque et l’envers du réel, elle vient répondre à nos propres sensations, nos témoignages individuels et collectifs. L’image est une présence, mais surtout un manque. Un manque qu’il faut regarder, interroger. Le film de David Dufresne sur les violences policières (rejoignant alors en un puissant écho tout un réseau de crises liées à la société répressive à travers le monde contemporain), rentre dans cette problématique du rôle de l’image dans l’interprétation du réel.

Un pays qui se tient sage, Jour2fête 2020

Deux expressions de la mémoire se confrontent dans le premier film de cinéma du journaliste David Dufresne. Il y a la parole, sous forme de témoignages, tels ceux qui ont été à maintes reprises tout autant tronqués et portés comme divers slogans de luttes sociales, que confrontés aux subtiles maniabilités des procédés judiciaires. Et il y a l’image, qui fait tout à la fois état de preuves irréfutables (comment nier ce que l’on voit ?), et objet propice de la pluralité des lectures, des interprétations (une image reste une image, ce n’est pas le réel, bien que l’on croit le reconnaître).

Ce n’est pas une image juste. C’est juste une image.

Jean-Luc Godard

Ce sont donc deux prédicats du réel, la parole qui retransmet le vécu, et la vidéo qui recopie un morceau du réel, qui se mêlent dans des jeux de joutes verbales (entre divers acteurs, penseurs, témoins des faits) contrebalancés par de purs instants de projections : être honnêtement face aux images, avant toute forme de jugement. C’est le dispositif, très dialectique, que le réalisateur a trouvé pour commenter les récents événements liés aux nombreuses manifestations en France, notamment imbriqués au soulèvement national des gilets jaunes qui a conduit à de nombreux cas de violences policières, ici pointées du doigt et interrogées dans ce documentaire choc (voire impudent et obscène).

Ce qui fait en premier obstacle à une lecture objective des faits, malgré la présence irréfutable d’une violence sur autrui (les mains et yeux arrachées, les coups répétés, les morts), ce sont les limites des preuves vidéos : l’image ne fait que montrer, partiellement, avec un décalage temporel qui, lui, peut ouvrir à la réflexion. Le film démarre sur cette phrase extraite d’un discours de Max Weber et maintes fois détournée par l’Etat et le gouvernement de sa réelle signification :

« L’Etat revendique le monopole de la violence physique légitime ».

Max Weber

Ces propos tentent d’interroger la juste intervention de l’Etat par la force policière afin de permettre ce que garantit ce même-Etat, c’est-à-dire liberté (et non libéralisme) et protection (de l’individu et non des magasins). Or la légitimité ne peut se caractériser et être désignée comme un état concret qui serait présent dans les images. Seule existe la « légitimité » médiatique à faire ce qu’elle veut des faits par la manipulation des images sous couvert d’une propagation sans frein de l’actualité, la liberté d’expression et de la presse (dans ce qu’elle a de spectaculaire). C’est bien cette société du flou visuel, où la vérité se détache de tout support référent pour n’être appropriée qu’à des bribes de réel, des morceaux de vécu par procuration, qui forme le règne de la passivité (télé)visuelle. Nous avons tous en France (voire à l’étranger), de prêt ou de loin (de la rue, sur un canapé siégeant devant la TV, ou du haut d’un balcon) été les témoins de ces manifestations, de ces émeutes, de ces violences répétées. Mais notre mémoire collective est parasitée par un fonds d’archives morcelées : les multiples sources vidéos (média TV ou internet, smartphone, drone…), qui sont reprises dans un grand montage, celui d’un flux visuel continu, homogène, immatériel et permanent, nous désorientant et nous faisant perdre tout ancrage dans nos propres existences. A trop voir, nous sommes aveugles.

Dufresne, dès son travail comme journaliste, est face à ce manque d’interrogations des dangers et des possibles de l’image. Son valeureux discours et ses prises de positions sociales, qui semblent bien difficiles à contredire devant tant d’horreur répétées, et de barbarie incontestée par les forces gouvernantes, trouvent pourtant leurs limites dans le dispositif filmique. Evidemment, il est impossible de rester indifférent face à l’horreur du « spectacle » médiatique, de ces milliers de personnes dans la rue martelées alors qu’elles revendiquent dans leur droit des injustices sociales restées sans réponse. Pourtant sa démarche reste insuffisamment journalistique : montrer, expliquer, comprendre. Comme s’il y avait un mystère unique à résoudre, qui serait ce contrôle médiatique et politique, nuisant à l’effectivité de l’action humaine dans l’espace public. La violence policière ne répond alors qu’à une violence plus grande, celle de l’Etat et de son contrôle. Ainsi dans son film il y a toujours deux individus placés face à face, en gros plan, discutant de leurs ressentis et de leurs vécus des événements, voire de leurs prises de position politiques et philosophiques (il y a tout un panorama de visages reconnus ou non : manifestants, historiens, policiers, représentants de l’ONU, etc…). Ces mêmes personnes sont placées devant un grand écran montrant différentes vidéos des manifestations, comme une mise en abîme du geste de projection : la pure effectivité de la visibilité. L’écran projeté prend souvent l’intégralité du cadre du documentaire même, avec en relief les ombres des visages des intervenants, nous plaçant dans cette même posture du visionnage collectif (comme si quelque chose ne pouvait pas échapper à notre regard à tous et continue pourtant de fuir devant nous).

Passifs et unifiés devant ce montage de l’horreur, comme conquis par ce que nous voyons, le film nous force à un certain regard voyeuriste, insistant sur la monstration d’images que nous avons déjà vues à de multiples reprises, déjà sur-commentées et déviées de leur support d’origine : celui d’un vécu, le trauma d’un individu. Et le trauma ne se dit pas, car il est latent. Or, il n’y a pas de véritable travail archéologique ou analytique de la part de Dufresne. En laissant la parole à des commentateurs extérieurs, tels des prestataires venus compléter et légitimer le travail journalistique de rassemblement d’archives, nous sommes face à quelque chose d’incongru, de quasiment pornographique. En voulant redonner une présence physique aux individus molestés, Dufresne crée des martyres et dénature davantage la lecture politique qu’il aurait fallu avoir devant ces images : jusqu’où peut aller notre capacité à voir, jusqu’à quand allons-nous arrêter de croire unanimement et bêtement dans les images (en sous-entendant le fait que les discours de contradictions restent majoritairement dans l’acceptation de croyances infondées et relatives) ?

Nous sommes bien éloignés des réflexions de Jean-Luc Godard qui le suivent notamment depuis sa collaboration avec le groupe « Dziga Vertov » dans les années 1960-70, sur l’idée d’un cinéma révolutionnaire, jusqu’au récent et sublime Le Livre d’image (2018). Ce dernier prouve la possibilité de parasiter un récit, renvoyant aux diverses formes de récits (national, biblique, esthétique, littéraire, historique), par l’alternance entre l’acceptation de l’obscurité de la lecture du monde (affirmer que nous ne voyons rien, en croyant tour voir), avec une série foisonnante et modulable d’images issues d’une multitude de référents (diverses formes d’images de fictions, pluralité de sources documentaires). Le montage crée un chaos nous faisant perdre toute familiarité, brisant le confort de notre regard, avant finalement dans un dernier temps inespéré de pouvoir peut-être regarder une image, coupée de tout savoir préalable : c’est la magnifique image de la chute lors de la scène du bal du film Le Plaisir (1952) de Max Ophüls. Rien n’est plus beau, triste et universel que la chute d’un individu. Or les chutes sont répétées et nombreuses dans le film de Dufresne, mais aucune n’acquiert cette portée poétique.

Un constat tragique et ancien persiste : nous voyons tous les mêmes images, et pourtant les discours diffèrent. Il y a alors opposition entre le désir de reconnaissance collective (telle l’action communautaire du politique qui sous-entendrait le consensus), et le désir démocratique qui correspond justement au dissensus, voire à la contradiction. En somme pour accepter le désaccord, il faudrait qu’il y ait un réel support propice au débat. Or le défaut du documentaire est de partir de l’image arrachée au réel comme un appui tangible à la compréhension du monde et de ses conflits.

Dufresne cherche à comprendre l’élément interne à l’image qui viendrait expliquer cette discorde de lecture. Majoritairement les propos sont pertinents, les interventions multiples très fortes et utiles d’un point de vue moral et politique : notamment cette interrogation sur la manière dont l’individu s’inscrit physiquement dans un corps social et une activité partagée dans la rue de manière très ritualisée, au même titre que le corps policier. Cela fait lieu davantage à un conflit symbolique qu’à l’expression d’une réelle colère portée vers le mal envers autrui, contrairement à ce qui est relayé par la majorité des médias ne se concentrant que sur les dégâts matériels et non humains (empêchant les riverains du 1er de retourner dans l’immédiat au Fouquet’s de Paris).

Malgré tout, ces interventions ne pointent pas l’élément central du conflit lié à la question de l’impossibilité de visibilité : l’image est surtout une absence. Ainsi, malgré lui, Dufresne participe à cette incompréhension généralisée, de ce doute constant de nos vies de citoyens bercées par la propagande médiatique. Le film reprend des images pour la plupart connues (comme celles de la prise de l’Arc de Triomphe, ou des lycéens mis à genoux à Mantes-la-Jolie), mais elles restent dans un état de morcellement. Ce sont des bouts, souvent tronqués, c’est-à-dire davantage écourtés, pris dans un montage tape-à-l’œil qui ne fait qu’éveiller notre mémoire du tragique, et notre propre impuissance. Ce montage dit « documentaire » (en l’occurrence il s’agit surtout d’un montage de documents d’archives) est implicitement guidé par les modalités contemporaines de diffusion et de consommation de l’image, avec en chef de file Konbini et ses nouveaux médias de « l’info vraie mais vite », confortant les Hommes dans leur incapacité d’être attentifs à leur propre présent qui se déroule devant eux.

Toutefois, une idée de mise en scène vient contredire cette insuffisance, celle de plaquer un parallèle entre les images du passé (un passé très proche, mais tout ce qui est image est déjà mémoire tronquée du réel) et les images du présent (elles-mêmes forme d’un apparat quasiment publicitaire du calme quotidien, comme des cartes postales sans vie). Les mêmes lieux, dans des plans parallélistes, se suivent et laissent entendre la violence implicite qui permet la sérénité d’une France qui se tient le plus souvent très sage. Dufresne de ce point de vue interroge notre histoire et notre manière d’habiter (ou plutôt de ne pas habiter) nos propres espaces de vie. Nous voyons donc les images insoutenables des Champs-Elysées envahis par une foule en colère face à l’armée répressive, puis ces mêmes Champs-Elysées traversés par la populace bourgeoise et touristique qui foule de ses pas faussement innocents les pavés qui ont servi il y a peu à se défendre.

De cette manière, David Dufresne cherche à faire réagir les regards, dans l’urgence. A défaut de produire un discours nouveau, et en nous confortant presque dans nos impuissances, son film trouve sa place sur nos grands écrans par la nécessité de voir, même si cette nécessité est mal interrogée dans une perspective éthique (et ne fera sans doute que convaincre les prêcheurs). Néanmoins, et presque comme une évidence, Un pays qui se tient sage heurte lourdement notre sensibilité. Ce n’est pas encore le film de la révolte dont nous avons besoin, mais celui de la peine et de la colère. Le film ne produit aucun vrai discours, prisonnier du présupposé que les images sont uniquement le produit du réel. Le montage ne sert qu’à construire une unité à partir de la pluralité, et confondre notre empathie avec un quelconque engagement qui tarde à percer. Bloqués par le règne du pathos (par la provocation de nos réactions émues et démunies), nous sommes assis sagement face aux images. Toutefois, nous n’avons pas le droit de fermer les yeux, trop d’injustice se perpétue et se couvre du masque impétueux et outrageant de la (fausse) légitimité.

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