Le Festival Lumière est un miraculé de la culture pour cette année 2020 sinistrée. Alors que l’événement demande une logistique monstrueuse, monopolisant un grand nombre de bénévoles et de salles de cinéma de Lyon et des alentours, et misant beaucoup sur sa capacité à attirer des invités internationaux, il a bien pu avoir lieu sans trop devoir modifier sa formule. L’affront de l’annonce en plein milieu du festival du couvre-feu, la dernière décision absurde de notre cher gouvernement, a forcément décontenancé sur le moment : une vingtaine de séances du deuxième week-end ont dû être annulées et d’autres déplacées. Cependant, l’équipe du festival a su s’adapter, Thierry Frémaux dégainant même un remplacement de dernière minute très surprenant pour la soirée de clôture à l’Institut Lumière : la séance de In the Mood for Love initialement prévue ne pouvant se terminer avant 21h, c’est The Human Voice, le dernier court-métrage inédit d’Almodóvar avec Tilda Swinton, qui a été diffusé à sa place.
Le succès public a également été impressionnant. Malgré les jauges réduites et le port obligatoire du masque durant toute la durée des projections, l’audience, certes vieillissante, était bien au rendez-vous quelle que soit la nature des films et la taille des salles. Sans doute habitué à l’esprit du festival, ce public était peut-être aussi plus à même de supporter les présentations souvent pénibles, orchestrées par une direction obnubilée par le prestige et usant d’éléments de langage issus du marketing au détriment de la qualité d’analyse et de transmission. Heureusement, les invités ayant accepté d’intervenir sur des séances ne les concernant pas forcément directement ont donné tout leur sens à ce choix de toujours présenter les films projetés. On a ainsi pu voir le cinéaste Yann Gonzalez tenter de faire justice à des cinémas aussi différents que ceux de Peter Weir ou de Joan Micklin Silver, ou l’actrice Ludivine Sagnier exprimer toute sa passion pour le Ève de Mankiewicz. Une certaine idée finalement très haute de la cinéphilie pouvait s’exprimer dans ces moments, en dehors de la dimension purement événementielle et commerciale du festival. On reviendra ici sur six films marquants qu’on a pu découvrir au cours de cette semaine mouvementée, en commençant par s’intéresser à trois œuvres de réalisatrices éminentes de l’histoire du cinéma.

Outrage (1950), co-écrit et réalisé par Ida Lupino
En 2014, le Festival Lumière avait consacré une rétrospective à l’américano-britannique Ida Lupino, connue avant tout comme actrice dès les années 1930, mais qui fut également cinéaste. Quatre de ses réalisations, qui viennent d’ailleurs tout juste de ressortir en salles, avaient été diffusées à cette occasion, mais la restauration d’Outrage, son troisième long-métrage, n’avait pas été achevée. C’est donc cette année, au sein de cette sélection à l’appellation peu heureuse qu’est l’« Histoire permanente des femmes cinéastes », qu’on a pu voir le film, à considérer sans trop s’avancer comme l’un des premiers, du moins à Hollywood, à s’intéresser à la question du viol et de ses conséquences sur la psyché traumatisée d’une victime.

Ann Walton, la protagoniste incarnée avec beaucoup d’innocence et de sincérité par Mala Powers dans l’un de ses tous premiers rôles, nous est présentée comme une jeune femme épanouie et insouciante, socialement installée et sur le point de se marier. Dès les premières minutes cependant, Lupino insuffle un climat anxieux, marqué par les micro-agressions sexistes que subit quotidiennement Walton. Plus insidieusement encore, la cinéaste nous indique très clairement d’où va venir la menace, cadrant en amorce les mains du futur violeur, et mettant directement l’accent sur son attitude malsaine, sans doute déjà trop malheureusement familière pour que Walton y prête suffisamment attention. De l’horreur de l’acte en lui-même, on ne verra rien – le mot « rape » n’est d’ailleurs jamais prononcé au cours du film, censure oblige – mais la séquence de poursuite où Walton essaie d’échapper à l’homme qui lui veut du mal est suffisamment insoutenable et fataliste pour évoquer cinématographiquement du mieux possible la terreur de la victime.

Plutôt que de s’attarder sur les répercussions de l’affront subi par Walton sur ses relations déjà existantes, Lupino a choisi de mener la deuxième partie du film vers un territoire plus mental. La cinéaste nous invite à essayer de comprendre les difficultés de sa protagoniste à envisager un avenir ou à entreprendre des actions rationnelles après le choc d’une immense violence exercée à son encontre. Outrage reste suffisamment maîtrisé et soigné dans son écriture et sa mise en scène pour conserver tout du long l’empathie du spectateur pour Walton, sans qu’on ne questionne ou juge son parcours lent et douloureux de reconstruction. On pourra quand même regretter une conclusion émotionnelle qui paraît presque réactionnaire – comme si après avoir passé une heure à fustiger une société qui préfère nier la violence plutôt que de prendre en charge les victimes souffrantes et les bourreaux malades, Lupino nous disait finalement qu’il faut tout de même rester à sa place, ne pas sortir d’un cadre moral rigide même s’il ne fait plus grand sens pour ses personnages. Malgré cette déception de dernière minute, Outrage reste une œuvre très recommandable pour quiconque souhaite s’intéresser à la manière dont on peut traiter au cinéma, lorsqu’on emploie finesse et volonté, les traumatismes les plus destructeurs.

I basilischi (1963), écrit et réalisé par Lina Wertmüller
À l’instar d’Ida Lupino, la cinéaste italienne Lina Wertmüller avait été mise à l’honneur par une rétrospective lors de l’édition 2019 du Festival. Et de la même manière qu’Outrage, son premier long-métrage I basilischi n’était prêt à être diffusé que cette année. Les habitués du cinéma italien d’après-guerre qui ne connaîtraient pas Wertmüller seront en terrain connu avec I basilischi. La cinéaste hésite et décide de ne pas choisir entre la comédie de mœurs caustique proche de la pure satire, avec ses personnages croqués à partir de leurs vices et faiblesses et ses rapports sociaux dont le cloisonnement fait office de ressort comique, et la chronique sociale à tendance plus mélancolique voire élégiaque. Se déroulant dans un village sans histoire du Sud de l’Italie, quelque part entre les Pouilles et la Basilicate, I basilischi suit principalement deux jeunes hommes, leurs amis et leurs familles, faisant face au désœuvrement du quotidien, à un criant manque d’ambition et à une incapacité quasi-clinique à changer leurs habitudes.

On comprend bien la portée réflexive du film sur une certaine Italie du début des années 60, laissant de côté nombre de ses enfants pour préférer mettre en valeur uniquement les grandes villes. Rome est ainsi un horizon inatteignable et pourtant si proche : l’un des protagonistes finit par s’y rendre quelques temps au hasard d’une rencontre avec une tante sympathique, mais choisit presque inconsciemment de revenir pour de bon s’installer dans son village natal. Les jeunes hommes passent leur temps à jouer aux cartes et à draguer maladroitement les femmes de leur âge, puis se marient sous la contrainte sociale de leurs parents et pour préserver leur statut financier, reprenant le plus souvent l’activité professionnelle du patriarche. Tout le monde s’ennuie, et les barrières sociétales et morales s’expriment encore plus fort que dans les grandes villes.

Forcément, Wertmüller a bien du mal à ne pas lasser avec un tel sujet, étalé pourtant sur seulement 1h25, où l’absence de réelle dramaturgie finit tout de même par se faire sentir. Pour dynamiser son film, et palier à la faiblesse narrative, Wertmüller multiplie les angles de filmage, ne préfère jamais une échelle de plan à une autre, et s’amuse à rendre l’espace plus étrange et insaisissable qu’il ne l’est réellement. La cinéaste va jusqu’à employer une voix off féminine ajoutant de la distance quant aux destins pitoyables de nos héros, et relativisant le machisme ambiant du village. On sent néanmoins, notamment par l’intermédiaire de la bande originale signée Ennio Morricone, une progression admirable, très fine et lancinante de la drôlerie moqueuse à une tristesse à laquelle il est presque difficile de se confronter. Les illusions perdues et la prise de conscience qu’on a quasiment gâché sa vie par inertie hantent de plus en plus le film, lui donnant a posteriori une force qui n’était pas forcément palpable lors du visionnage. De quoi donner envie de s’intéresser de plus près au regard de Wertmüller et à son évolution par la suite…

Hester Street (1975), écrit et réalisé par Joan Micklin Silver
La réalisatrice mise en avant cette année par l’intermédiaire de trois films au sein de cette « Histoire permanente des femmes cinéastes » était l’américaine Joan Micklin Silver. Nous avons pu voir son premier long-métrage Hester Street, datant de 1975, qui bien que quasiment inconnu de nos jours, a valu à l’époque une nomination à l’Oscar de la meilleure actrice à Carol Kane, effectivement formidable. L’interprète, qu’on a pu voir notamment en baby-sitter harcelée au téléphone dans la fameuse ouverture de Terreur sur la ligne (1979) de Fred Walton, incarne ici Gitl, une femme russe et juive qui émigre à New York en 1900 pour rejoindre son mari, Yankel, parti quelques années plus tôt et qui se fait désormais appeler Jake. Basé sur une nouvelle de la fin du XIXème siècle, le film de Micklin Silver s’intéresse à partir de ce point de départ aux sentiments changeants et aux difficiles décisions de vie du couple, Gitl et Yankel ne s’acclimatant pas du tout de la même manière à leur nouvel environnement.

Il faut tout de même l’avouer, le déroulé de Hester Street est prévisible, et l’écriture des relations qui en font le sel un peu lacunaire. Yankel/Jake reste un goujat très désagréable et particulièrement irrespectueux envers sa femme. Sa maîtresse rencontrée à New York, Mamie, n’est guère plus approfondie, elle qui semble se mouvoir uniquement par intérêt libidinal. Seule Gitl, qui bénéficie de l’expressivité et de la capacité émotive qui se passe de mots de Carol Kane, transmet une intériorité assez bouleversante, nous amenant à réfléchir aux complexités d’une identité juive européenne et traditionnelle confrontée à la modernité du Lower East Side de Manhattan. Micklin Silver mérite tout de même d’être saluée pour son talent de metteuse en scène, dans le sens où elle parvient à rendre crédible, avec sobriété et par l’usage d’un beau noir et blanc, une reconstitution d’époque qui manquait quasiment totalement de moyens. Son évocation d’un moment presque mythologique et fondamental pour les communautés juives de New York finit donc par convaincre, notamment grâce à un beau final, malgré l’ennui poli qu’elle a pu susciter à certains instants.
Crédits photographiques :
Image mise en avant : Les Frères Dardenne sur la page de garde du programme du Festival, Institut Lumière / C. Plenus, Les Films du Fleuve, Archipel 35
Outrage : RKO Radio Pictures / The Filmmakers / Théâtre du Temple
I basilischi : Galatea Film / 22 Dicembre / Cineriz
Hester Street : Midwest Films